C’est un début de matinée dans le métro. Je suis sur la ligne 4. Le trajet se fait du nord au sud. Sur le siège de droite laissé vacant, un journal froissé a été abandonné, Libération daté du 7 décembre 2015 que j’ouvre machinalement aux dernières pages.
Un bonhomme blanc aux cheveux grisonnants a griffonné l’article qui distrait mon parcours. Assis au coin d’une rame, il n’attend plus le grand soir mais il a la puissance de ceux qui cumulent les privilèges de classe, de race et de sexe. Impavide, immobile, il tient serrée sa domination masculine qui calcifie l’imagination politique créatrice. Il se retrouve encagé dans son grillage de préjugés approuvés par le bon sens islamophobe. Le tout lui fait un bouclier agressif et un podium de pole-dance pour un strip-tease houellebecquien terrorisant.
Il porte un gilet en alpaga gris négligemment ouvert sur son tshirt SOS Racisme et des chaussures à bouts ronds. Ses lacets traînent jusqu’au sol, balayant la poussière de l’hypocrisie socialiste alentour. Les ongles de ses mains sont sales et on n’a pas envie de savoir si les paumes sont moites. Cette tenue de vrai mec de gauche lui fait « la cuisse évasive, la fesse envasée et les seins restreints ». La calvitie sévère sur son crâne est soustraite aux regards concupiscents par un bonnet bien laïc et nul ne rêverait de dénuder cette Grande-Tête-Molle qui sonne creux.
Seul le visage est apparent. Il est crispé en même temps que faussement enjoué et il puerait la tristesse mortifiante et mortifère si la rougeur du bonnet ne rehaussait la pâleur des joues du bonhomme. Il doit avoir dans les 55-60 ans. Passé du col mao au Rotary club, il est le frère désolé et désolant des jeunes social-chauvinistes qui égaient les meetings de Jean-Luc Mélanchon et les déjeuners de Patrick Buisson pour fustiger le multiculturalismeàlanglosaxonne.
Il se tient droit et les regards oublient vite sa silhouette pour se concentrer sur le chapeau haut de forme porté en bandoulière. Tout le monde, en ces temps difficiles d’angoisse collective à tendance paranoïaque, espère en voir sortir un lapin crétin qui ferait un gros câlin au magicien, au lieu de le dévorer furieusement comme dans un film des Monty Python. Si l’œil de la voisine de strapontin se fait inquisiteur, ce n’est pas pour « pincer le bourrelet charmeur » mais pour palper la possibilité d’un paternalisme explosif. Alors, quand les doigts virils amorcent le moindre mouvement, les bouches alentour se plient imperceptiblement pour annoncer un grand éclat de rire.
Il ne cille pas, ne bronche pas. La moue n’est pas bravache. Elle est condescendante. L’homme en gilet alpaga ne manifeste aucune réaction apparente devant le ridicule qui coagule. Je ne sais pas si cette exposition obscène de son mépris de classe sexiste le comble d’aise et le renforce dans son bonheur de dominer les foules. A moins qu’il ne se blinde pour résister à l’injustice des perquisitions projetées par la raison d’Etat et qui revient en boomerang sur sa conscience de gauche.
Je me rassure en me racontant que cette posture paternaliste et sexiste n’aura qu’un temps. Que les zemmourades et les états d’urgence ne sont qu’une saison de la vie et que la France reviendra à des attitudes moins extrêmes. D’autres ont survécu à leur période pétainiste. Certains ont torturé des résistants, d’autres ont jeté des Algériens dans la Seine. Et puis, on les retrouve à pagayer tranquille, le nez frétillant d’aise, plongés dans la lecture du Figaro ou de Libération, fiers de leur sexisme et de leur privilège blanc.
Je me dis que j’exagère, et toute la rame avec moi, de mettre en garde à vue le libre arbitre d’un ami socialiste qui ne fait de mal à personne en suivant les chemins qui ne mènent pas à la justice sociale. Sauf qu’il y a peu de chances que le bonhomme fête en 2018 la déclaration universelle des droits de l’homme dont il ferait des confettis, sauf à la confondre, par une heureuse méprise, avec la déclaration universelle des privilèges du bonhomme blanc. Il peut toujours arguer qu’il est socialiste, qu’il a milité à SOS Racisme, que sa femme est Arabe, je ne peux pas m’empêcher de le voir comme un compagnon de route des policiers français experts-in-bavures qui, comme le raconte Maurice Rasjfus, ont dénoncé des femmes et des enfants Juifs à la Gestapo. Tant qu’il ne bave pas ni ne perd de balles sur des Musulmans d’apparence, il peut penser ce qu’il veut, croire aux bobards qui le réjouissent et s’habiller à sa guise avec les bonnets et les Tshirts à messages qui lui plaisent mais j’aimerais juste qu’il évite de me prendre pour une buse. Arborer ce discours sinistrement sexiste et islamophobe revient à balancer un bloc d’abîme fondamentaliste sur l’égalité homme-femme, sur les libertés publiques et sur l’émancipation des individu.e.s. Ce qui est son droit le plus strict, même si je le juge inique.
Le métro continue sa route. A la station Château-Rouge, je me demande si les marabouts qui prétendent assurer le retour de la chance et l’être aimé ont aussi la compétence de désenvoûter les asservis volontaires qui se croient féministes et anti-racistes alors même qu’ils profèrent des énoncés racistes et sexistes. A Barbès-Rochechouart, l’envie de rire revient : je me raconte que le bonhomme socialiste est en cheville avec l’imprimé rose et blanc à carreau de Tati et qu’il va se transformer en grand sac plastique et solide avant d’être attaché sur le porte-bagage d’une Peugeot en direction du Bled. A Château d’Eau, quand se finit la magie des souvenirs estivaux, mon naturel joyeux reprend le dessus et après avoir froissé le journal, j’écartèle les portes, alors que je ne suis censée descendre qu’à la prochaine, pour sauter à quai et jeter l’article là où il ne salira pas d’autres sensibilités : dans la poubelle. Ma joie de vivre laissant le journaliste du ressentiment à couvert sous le tunnel, immobile et tout de peurs vêtu.