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Le suicide relève aussi du fait social

Et non un simple « drame personnel »

par Nicolas Renahy
13 mars 2013

Réagissant au suicide de Djamal Chaar le 13 février devant une agence Pôle emploi de Nantes, le président socialiste François Hollande a dès le lendemain renvoyé l’acte à un « drame personnel ». La perte d’emploi, l’expérience du chômage et de l’instabilité constituent effectivement une profonde remise en cause individuelle, quels que soient la situation professionnelle antérieure et le milieu considéré.

Le travail constitue toujours dans notre société la principale source de reconnaissance, le perdre fait courir le risque de l’inexistence sociale. Est-ce prendre toute la mesure du sens donné à l’immolation publique de Djamal Chaar que de rapporter son suicide à une fragilité intime ou psychologique ?

Le suicide est un phénomène que les sociologues éclairent à leur mesure de longue date. Dès 1897, Emile Durkheim démontrait que sa récurrence statistique "varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu".

De nombreuses recherches confirment régulièrement ces constats : le taux de suicide dans une société est au plus bas en situation de croissance économique et de développement des infrastructures de protection sociale (comme entre 1945 et 1975) ; ce sont les exploitants agricoles (et parmi eux ceux à la tête des exploitations les plus fragilisées), les ouvriers et les employés qui, alternativement selon les périodes, sont les catégories socioprofessionnelles les plus touchées par le phénomène.

Au-delà des drames individuels qui émergent régulièrement dans l’espace public, nous ne pouvons ignorer que le suicide est un fait social. Car face à la crise économique, mêlée à la remise en question de l’Etat social, c’est bien la question de l’intégration sociale des membres les plus fragilisés des classes populaires qui est posée.

Une situation professionnelle instable

Djamal Chaar, qui avait apparemment été décorateur de théâtre il y a quelques années, vivait comme de nombreux travailleurs subalternes contemporains une situation professionnelle instable, faite de périodes de travaux de manutention en intérim entrecoupées d’inscriptions régulières à Pôle emploi.

Du fait des nombreuses restrictions et de la complexification croissante des critères d’attribution des droits en matière d’allocation-chômage, sa dernière requête auprès de Pôle emploi a été – d’après les témoignages des conseillers parus dans la presse – de comprendre les raisons pour lesquelles il ne pouvait bénéficier de nouveau d’une allocation, et devait qui plus est rembourser un indu de 600 euros.

Un courriel envoyé à Presse Océan la veille de son suicide indique qu’il avait compris : "J’ai travaillé 720 heures et la loi, c’est 610 heures. Et Pôle emploi a refusé mon dossier." Au vu de son acte dramatique, nul doute qu’il en éprouva un profond sentiment d’injustice, devenu pour lui irréversible.

Car la question de l’égalité, des droits et devoirs de chacun – en un mot de la justice sociale – est une question qui taraude ceux qui ne disposent que de faibles capitaux économiques et culturels. En milieu populaire, tout écart à la norme va souvent de pair avec une possible mise à l’écart du groupe d’amis, de parents ou de voisinage.

Un signe d’embourgeoisement trop démonstratif peut être sanctionné d’une accusation de "fierté", un comportement qui dénote une prolétarisation va de pair avec une stigmatisation ("fainéant", "kassos"). Ce sens de la justice sociale de la morale populaire prend sa source dans des conditions de vie difficiles, mais partagées. Et il ne s’applique pas seulement aux amis où collègues, mais est aussi une exigence qui s’adresse aux dominants.

Lors de nos enquêtes, un ouvrier du bâtiment au chômage nous déclarait ainsi s’être pour la première fois réellement intéressé aux scrutins électoraux en 2012 du fait de la fragilisation de sa situation professionnelle : "Si Sarko repasse, dès la première offre que tu refuses tu seras radié (ça, ça m’a marqué... scinder le peuple entre l’ouvrier et le chômeur, ça m’a révulsé !), c’est pas normal. T’as encore des droits, le droit de choisir ton travail, les offres qu’on te donne."

Il alterne entre fatalisme et révolte

Ainsi que le demandait Djamal Chaar, cet ouvrier réclame du respect. Il veut "faire valoir ses droits sans demander l’aumône ", pour reprendre la formule de la sociologue Yasmine Siblot. Comme nombre de salariés subalternes, il alterne entre fatalisme et révolte face à l’évolution des conditions d’attribution de l’assurance-chômage.

Même si elles sont de moins en moins représentées dans l’espace public, les classes populaires continuent de structurer fortement la société française contemporaine : d’après l’Insee, plus d’un actif sur deux est aujourd’hui ouvrier ou employé.

Renvoyer la détérioration de leur condition à des "drames personnels" ne peut suffire à masquer le déficit croissant d’intégration sociale de leurs fractions les plus précaires. Ce déficit ne tient pas que de l’état critique de la conjoncture économique actuelle, il est aussi pour partie lié aux mutations de l’Etat et aux types de politiques publiques menées depuis plusieurs décennies.

P.-S.

Nicolas Renahy est directeur de recherche à l’INRA de Dijon (Centre d’économie et sociologie appliquées à l’agriculture et aux espaces ruraux) et l’auteur de Des gars du coin, enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2010.

Cet article est paru le 7 mars 2013 dans Le Monde.