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Le syndrome de Papon

Au nom de la sécurité...

par Denis Sieffert
17 décembre 2008

Sommes-nous bien toujours en démocratie ? Rassurez vous, on se gardera ici de remonter aux Anciens et de disserter sur l’évolution du concept à travers les âges. Si nous posons la question, c’est qu’il y a quelques bonnes raisons de s’interroger en ces temps de sarkozysme triomphant...

Nous avons appris de l’Histoire que la démocratie est moins un état parfait auquel il faudrait rêver qu’un processus en perpétuel devenir. Raison de plus pour se méfier ! Le mouvement peut aller dans les deux sens. Aussi fragile dans le progrès qu’imperceptible dans la régression. Certes, il ne s’agit pas aujourd’hui de faire le guet sur les toits de Paris pour prévenir une attaque des « paras » aux ordres de l’OAS. Nous ne sommes pas à la veille d’un coup d’état militaire. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus insidieux. On ne connaît d’ailleurs pas de seuil à partir duquel il faudrait nommer autrement le régime politique sous lequel nous vivons. C’est notre capacité de réagir qui est affaiblie. Nos défenses immunitaires qui sont amoindries.

À chaque bavure policière, son explication.

À chaque abus de pouvoir d’un juge, sa justification.

Dans l’affaire de Marciac  [1], ce qui effraie, c’est moins l’irruption de gendarmes avec leurs chiens, leur violence et leur verbe menaçant dans une classe de 4ème, que l’atonie d’un proviseur, et la peur des parents après celle des enfants.

Le voilà le poison sécuritaire qui s’insinue dans notre société. C’est l’indignation qui est marginalisée, et c’est le plus élémentaire réflexe d’opposition qui est transformé en acte de résistance.

Ce qui effraie, ce n’est pas la bavure, aussi tragique soit-elle parfois, c’est sa banalisation, sa normalisation, sa généralisation. Ce sont les ministres qui sont là pour « couvrir ». La faute ne peut pas incomber uniquement aux policiers, aux gendarmes, aux juges, s’il se trouve un membre du gouvernement pour justifier l’injustifiable.

Nous avons affaire aujourd’hui à quelque chose qui s’apparente au syndrome Papon. Non pas le préfet de Vichy — gardons la mesure — mais celui d’Octobre 1961. Mais il se trouve que c’est le même ! Preuve que la pente peut être rapidement vertigineuse. En 1961, Papon n’a pas donné l’ordre de tuer ; il n’a fait qu’assurer la police parisienne qu’elle serait couverte quoi qu’il advienne. Un discours tenu dans la cour de la préfecture de police de Paris a fait plusieurs centaines de morts.

C’est le syndrome Papon : quant un climat politique peut donner à ceux qui ont la charge du « maintien de l’ordre » le sentiment de l’impunité et de la toute-puissance. Il y a quelque chose de ce genre à quoi nous assistons aujourd’hui dans l’incroyable répétition d’événements de même nature :

 dans l’exponentielle augmentation des gardes à vue ;

 dans la prolifération des fichiers de police (dix de plus, nous dit-on, depuis l’arrivée de Sarkozy au pouvoir) ;

 dans le recours systématique à des procédures destinées à humilier et à briser.

Bien entendu, tout se justifie. A Marciac, la descente des gendarmes avait des « vertus pédagogiques ». Il était bon que les gamins aient une grande frousse préventive. On n’apprend jamais assez tôt à avoir peur. C’était une « bonne leçon » ! On pense aux discours de Sarkozy sur mai 68 pendant la campagne présidentielle…

Ensuite, il y a la démocratie de l’émotion : un fait divers, une loi. Mais, encourager le pouvoir législatif à suivre ainsi les humeurs de l’opinion, n’est-ce pas se rapprocher de la loi de Lynch en lui conservant tout juste un peu de l’aspect policé qui sied à notre époque ?

Facteur aggravant : c’est un seul homme qui impulse les lois, et le Parlement obtempère. De ce point de vue, la loi sur l’audiovisuel public porte à la caricature ce mécanisme inquiétant qui réduit la séparation des pouvoirs, fondement même de notre démocratie, à une illusion.

Certes, l’argument sécuritaire (quand ce n’est pas « l’antiterrorisme ») vient en appui de toutes les dérives. Il n’est pas irrecevable en démocratie. Comme l’écrivait Montesquieu :

« pour qu’on ait (la) liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen ». [2]

Mais le paradoxe aujourd’hui, c’est que la pire insécurité ne vient pas d’un autre citoyen. Elle est sociale. Nous voilà pris dans la tenaille du libéralisme : « libéral » à l’égard d’un système qui dévalise le travail au profit du capital, et autoritaire face à toute déviance, réelle ou alléguée.

Le comble de l’insécurité, c’est évidemment ce système :

 Quel pickpocket irait prendre dans votre portefeuille des sommes comparables à la perte de pouvoir d’achat d’un salarié ?

 Quel zonard vous prendrait en un rien de temps l’équivalent de dix ans de votre retraite ?

 Quel faussaire oserait remédier à la crise en distribuant des milliards à tout le monde sauf à ceux qui souffrent ?

Et que dire de ce sénateur qui voulait indemniser par de nouveaux cadeaux fiscaux les pertes boursières ? Lui aussi, comme les gendarmes de Marciac, se croit tout permis.

P.-S.

Ce texte a été publié le jeudi 11 décembre dans l’hebdomadaire Politis. Nous le republions avec l’amicale autorisation de son auteur.

Notes

[2Montesquieu, L’Esprit des lois.