L’annonce de la « Bonne Nouvelle » s’accompagne d’une précision sans équivoque :
« Pour les Français, Jacques Chirac n’a pas le choix : au lendemain de la victoire du non au référendum sur la Constitution européenne, le président de la République doit désigner un autre premier ministre que Jean-Pierre Raffarin, selon le sondage réalisé, dimanche 29 mai, par TNS-Sofres et Unilog pour Le Monde, RTL et TF1. Et, pour succéder à ce dernier, la préférence des électeurs va au président de l’UMP, Nicolas Sarkozy. »
Que s’est-il passé pour que le « quotidien de référence » nous annonce ainsi une volonté populaire unanime ? Des centaines de milliers de manifestants aux quatre coins du pays, réclamant la tête de Raffarin et la nomination de Nicolas Sarkozy ?
Non. Si des manifestations ont bien eu lieu, elles n’ont pas été imposantes au point qu’on puisse les assimiler à la voix « des Français ». Le départ de Jean-Pierre Raffarin a bel et bien été réclamé, ainsi d’ailleurs que celui de Jacques Chirac. Mais nulle part aucune manifestation n’a eu lieu en faveur de Nicolas Sarkozy.
Donc rien n’indique que « les Français » souhaitent la nomination de ce dernier. Rien, si ce n’est un sondage, qui nous apprend en réalité ceci (qui figure plus bas dans l’article du Monde) :
« Le nom de Nicolas Sarkozy est celui qui est le plus cité (24 % des réponses) par les Français quand on leur demande "qui" ils souhaitent "voir nommé premier ministre par M. Chirac" . Le président de l’UMP est le "premier choix" des électeurs ayant voté non (22 % des réponses), comme de ceux qui ont voté oui (25 %). Il est aussi et de loin le favori des électeurs de l’UMP (45 % des réponses) et de ceux de l’UDF (22 %). »
Ainsi, donc, le point de départ de toute la construction est un simple sondage, imposant aux sondés la problématique (un changement de premier ministre), alors que de multiples autres « souhaits » pouvaient émaner de la population au lendemain de la victoire du « Non » - par exemple une démission du chef de l’État, la dissolution de l’Assemblée nationale, ou encore un mouvement de grève générale...
Ensuite, une fois imposée la problématique étroite du « changement de premier ministre », le sondage impose une liste très fermée, qui se limite à sept personnalités de droite, toutes favorables au « Oui » : Nicolas Sarkozy y côtoie Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie, François Bayrou, Jean-Louis Borloo, Thierry Breton et Philippe Douste-Blazy. Pourquoi n’a-t-on pas proposé dans la liste des « premier-ministrables » des personnalités de droite et de gauche ayant fait campagne pour le « Non » ? Pourquoi pas Philippe de Villiers, Jean-Marie Le Pen, Charles Pasqua ? Pourquoi pas Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Jean-Luc Mélenchon, Marie-Georges Buffet, Olivier Besancenot ? Pourquoi pas José Bové, ou Christiane Taubira ?
Dans ces conditions, la « préférence » accordée à Nicolas Sarkozy est donc loin de signifier un « souhait » profond de voir Nicolas Sarkozy accéder à Matignon. Surtout si l’on considère que le score de Nicolas Sarkozy est de seulement 24%.
En réalité, la seule conclusion rigoureuse qu’on peut tirer du sondage tel qu’il a été formulé est la suivante :
Si le président de la République choisit de changer de premier ministre tout en gardant un membre de la droite parlementaire favorable au « oui », 24% des Français préfèrent Nicolas Sarkozy plutôt que Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie, François Bayrou, Jean-Louis Borloo, Thierry Breton ou Philippe Douste-Blazy.
Au lieu de cela, Le Monde décrète que « Les Français » (ce qui signifie : tous les Français, ou en tout cas plus de 24%) « souhaitent » la nomination de Nicolas Sarkozy (ce qui implique une démarche active et personnelle, et non un simple choix par élimination dans un éventail imposé et extrêmement étroit).
Pour notre part, nous sommes tentés de tirer de tout cela (le sondage, plus la singulière interprétation qui en est faite) un tout autre enseignement :
Le journal Le Monde souhaite la nomination de Nicolas Sarkozy à Matignon.
Si tel est le cas, pourquoi ne pas le dire simplement ? Si tel n’est pas le cas, pourquoi tirer autant d’un sondage qui dit si peu ?