Il y a huit ans j’ai écrit ce texte, comme un appel à la justice, cent ans après le génocide des Arménien.es, pour faire face à l’institutionnalisation du négationnisme de l’État turc devenu une machine de guerre et un danger pour toute la région. J’essayais de témoigner en rendant publique ma propre expérience. À partir d’une auto-analyse, je décortiquais le nationalisme caché qui avait contribué à me façonner. Cette expérience n’était pas facile car, malgré mon appartenance à un milieu progressiste opposé au nationalisme de l’État, j’ai été influencée par les composantes idéologiques du négationnisme.
Je n’avais pas le pouvoir de les effacer alors, en me plaçant sur le devant de la scène, je me suis montrée comme un produit, leur produit. En rencontrant des Arménien.es en Turquie, j’avais découvert les déformations de ma perception : je regardais sans voir car souvent nos regards sont modelés par nos sources d’influences, nos réflexes, nos sentiments, nos idoles, nos goûts. On ne peut pas changer de regard comme on change de lunettes. Pour le corriger il faut se déconstruire totalement. Je l’ai fait. Et aujourd’hui ?
Les années passent. L’institutionnalisation du négationnisme continue.
Le régime autoritaire se consolide. Cette année, on célèbre le centenaire de la République de Turquie, en glorifiant le nationalisme turc. Le pays s’enferme de plus en plus dans un tunnel d’horreurs, sous le silence des pays occidentaux, car leurs intérêts priment.
Les années passent. Ma déconstruction-reconstruction continue.
Après mon arrivée en France, j’ai entamé un nouveau processus de découverte et de transformation. Ma vision était toujours « Turquiecentrée », mais j’essayais de voir plus, de questionner mon regard. Ainsi, ont surgi de nouvelles réflexions devant l’ampleur grandissante de la désinformation, la compromission collective et la généralisation du mal. Dans mon travail de déconstruction j’ai introduit la méthode de fouilles sédimentaires. La sédimentation est un processus bien connu en archéologie : au fil du temps, la matière s’accumule et crée une couche qui renferme de nombreuses informations. J’avais atteint la première couche, la plus visible, dès ma confrontation avec la question kurde. La deuxième correspondait à ma découverte tardive des répercussions du génocide et de l’effacement des Grecs d’Asie mineure.
Ma petite victoire intérieure sur le négationnisme avait suffi pour alimenter chez moi l’espoir. Oui, j’avais cru que c’était bon. Que j’avais été libérée et donc que mon pays pouvait guérir. Or, le mal enraciné n’est pas un rhume, on ne peut pas le soigner avec un peu de miel et de citron.
Loin de ce pays – mon pays ? –, j’ai poursuivi mon archéologie intime et j’ai aperçu les pièces manquantes du puzzle. Sous le joug de la pensée dominante et en proie à une peur permanente, j’avais perdu l’autonomie du jugement et, comme l’écrit Hannah Arendt, je n’étais pas totalement détachée de la banalité du mal : je disais que la barbe de Barbe-Bleue n’était pas si bleue que ça, je gardais l’espoir. Peut-être a-t-on besoin de cet espoir quand on est attaché à un territoire.
Les années passent. Les rencontres continuent.
Entre-temps, j’en ai fait d’aussi fortes que celles décrites dans ce livre. Elles ont orienté mon regard, fixé sur la Turquie, vers la France et vers la diaspora arménienne. J’ai constaté les difficultés de celle-ci à se reconstruire et à porter ses revendications de justice sur l’espace public international. Pour mieux comprendre, j’ai engagé une recherche sociologique sur les transformations politiques de cette diaspora et j’ai perçu un autre volet de l’Histoire, que je ne connaissais pas. Je croyais que les Arméniens de la diaspora vivaient dans un confort politique et social. Pas du tout. En enquêtant j’ai appris comment la destruction physique, le déracinement et le revirement des Alliés face à la Turquie avaient contribué à rendre difficile la situation des exilé.es dans plusieurs pays, mais aussi à encourager leur regroupement. La communauté diasporique, structurée par la construction politique de la mémoire, aspire à la justice et à la dignité collective. Ces Apatrides, grâce à un travail de fourmi, ont réussi à faire de leur exigence de justice un sujet incontournable des relations internationales. Cet enseignement est aussi précieux que celui de ma déconstruction. J’ai appris que dans toutes les conditions, même les plus difficiles, nous avons le pouvoir de commencer.
Je voudrais donc dédier cette nouvelle édition à Charjoum, mouvement transnational fondé par les jeunes Arménien.es, qui allient une lutte centenaire pour la justice à d’autres mouvements sociaux. Dès mon arrivée en France, j’ai été témoin de leur naissance. Plus qu’une convergence des luttes, entre nous, c’est une histoire d’amour. J’aime leur intégrité, leur intelligence, leur capacité de se questionner et d’aller jusqu’au bout du monde si nécessaire.
C’est une rencontre magique des enfants ou des petits-enfants d’un pays qui s’est construit sur l’extrême violence. Ce pays n’existe plus. Nous n’avons plus de pays.
Les années passent. Nous construisons notre monde.