
Le capitalisme est assurément en cause : le CPE, après le CNE et tant d’autres réformes, est bien la dernière étape en date d’une vaste entreprise de démantèlement du droit du travail et des acquis sociaux, voulue par les « investisseurs », « entrepreneurs », « employeurs » et autres forces du capital, et méticuleusement mise en œuvre depuis plusieurs mandats par des gouvernements de droite mais aussi de gauche. Mais si aujourd’hui, après des semaines d’une lutte exemplaire, massive, déterminée, soutenue par les deux tiers de « l’opinion publique », le CPE n’est pas retiré, si le premier ministre laisse pourrir la situation alors que se multiplient des violences de toutes sortes [1], si un syndicaliste est actuellement entre la vie et la mort et si le risque grandit chaque jour de voir la situation se dénouer par une ou plusieurs mort(s) d’homme sans que le premier ministre s’en émeuve outre mesure, « le libéralisme » ou « le capitalisme » ne sont pas des explications suffisantes.
En effet, les réserves de plus en plus marquées du MEDEF, le lâchage des sarkozystes, et même le soutien opportuniste apporté au mouvement anti-CPE par des socialistes de sensibilité « sociale-libérale », montrent que les forces du capital sont tout à fait capables de s’adapter, d’ « amortir » le choc des mouvements sociaux, d’opérer des retraits stratégiques en ralentissant le rythme de leurs « réformes » quand la situation sociale l’impose. L’intérêt bien compris pousse les forces du capital à éviter à tout prix les situations de « mouvement social », c’est-à-dire de mobilisations massives et durables au cours desquelles les salariés - et parfois, comme dans le cas présent, les futurs salariés - se politisent, c’est-à-dire prennent le temps de penser et agir collectivement, et de « conscientiser » pleinement à la fois la radicalité de l’oppression subie et la puissance de leur capacité de résistance - sans parler du plaisir intense que procurent la grève et la lutte collective... Car c’est au contraire d’une population divisée, atomisée, passive, résignée, déprimée, qu’a besoin le capitalisme pour que ses « réformes » soient sinon approuvées, du moins acceptées comme des « nécessités ».
Nous vivons précisément l’un de ces moments de lutte collective qui compromettent gravement le fameux « train des réformes » libérales. Et c’est parce qu’ils l’ont compris que le MEDEF ou le courant sarkozyste [2], s’ils sont au départ les forces les plus favorables à l’esprit du CPE, ne sont pas aujourd’hui les plus acharnées à défendre son maintien. Mais pourquoi alors Dominique de Villepin refuse-t-il toujours aussi catégoriquement le retrait du CPE ? La réponse figure peut-être dans une « indiscrétion » rapportée la semaine passée par le Canard Enchaîné : si l’on en croit une confidence du premier ministre à son entourage proche, ce n’est pas son cerveau qu’il faut ausculter pour comprendre son incompréhensible et irrationnelle « rigidité », mais une autre partie de son anatomie :

« Je ne retirerai pas le CPE, parce que moi, contrairement à Balladur [3], j’ai des couilles. »
Eh oui : les couilles ! On néglige souvent, dans l’analyse politique, le rôle que jouent ces organes, ou plutôt le formidable investissement imaginaire, affectif, idéologique, existentiel, que nos dirigeants projettent dans lesdits organes. C’était déjà, selon ses propres mots, pour ne pas être une « couille molle » que Jean-Louis Debré refusait d’amender son projet de loi anti-immigrés en 1997, alors que toute la gauche se remobilisait dans la rue à la faveur d’un mouvement de protestation contre cette loi [4]. Sans doute est-ce aussi une « affaire de couilles » qui poussa Alain Juppé à se déclarer « droit dans ses bottes » en décembre 1995 - à moins que ce ne soit une histoire de phallus... Des volumes entiers pourraient être écrits sur ce « sexisme républicain », cette culture totalement « andro-centrée » et « viriliste » qui imprègne et détermine encore la classe dirigeante française. Une classe dirigeante qui n’est pas par hasard masculine à plus des trois quarts dès qu’on approche les sommets de l’État [5]...
En attendant, force est de constater qu’aujourd’hui, pour le meilleur (la repolitisation et la radicalisation de la jeunesse française autour de la question du travail) comme pour le pire (le risque de mort d’homme - ou de femme - au cours d’affrontements avec les forces de l’ordre), la situation du pays est aujourd’hui suspendue... aux couilles du premier ministre.