« D’où nous venons, les oiseaux chantent une belle chanson, disait l’Homme d’un Autre Endroit dans le premier Twin Peaks, et il y a toujours de la musique dans l’air. » Il n’y aura pas toujours de la musique dans l’air dans la saison 3, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais il y aura néanmoins un certain nombre de citations de chansons et celles-ci sont suffisamment inattendues pour mériter notre attention. « Écoutez les sons », nous dit bien le Fireman. Ça commence avec Respect d’Aretha Franklin dans le premier épisode (annonçant la tonalité « féministe » de ce nouveau Twin Peaks, symbolisée par Ben Horne et sa façon désormais respectueuse de traiter son employée Beverley). On entend une reprise contemporaine du Viva Las Vegas d’Elvis Presley. Une des plus émouvantes citations est le passage de A Day in the Life des Beatles dans le monologue de Freddie :
« Woke up, fell out of bed, drag a comb across my hair ».
On pense évidemment à l’utilisation incroyable de I Love How You Love Me des Paris Sisters, de My Prayer des Platters et de I’ve Been Loving You Too Long d’Otis Redding. Mais le plus significatif est probablement le « Save the Children » prononcé par le Dr Jacoby à la fin de son show Youtube, et qui évoque l’hymne de Marvin Gaye, présent dans What’s Goin’ On, un des albums les plus importants de toute l’histoire de la musique :
« Je voudrais juste poser la question : Qui s’en soucie ? Sauver un monde au désespoir. Il viendra un temps où le monde ne chantera plus. Les fleurs ne pousseront plus, les cloches ne sonneront plus. Qui s’en soucie ? Qui veut essayer de sauver un monde voué à mourir ? Quand je regarde notre monde, il me remplit de chagrin. Les enfants d’aujourd’hui vont vraiment souffrir demain. Quelle honte, quelle manière de vivre. Tout le monde est coupable. Nous ne pouvons pas nous arrêter de vivre. Vivre, vivre pour la vie. Mais laissons vivre tout le monde.Vivons cette vie pour les enfants. Sauvons les enfants. »
What’s Goin’ On est enregistré en 1970 par Marvin Gaye après une pause d’un an et demi dans sa carrière, ce qui semble très court au regard du rythme habituel des artistes, mais qui est en réalité très long dans l’histoire des enregistrements des chanteurs de soul. En huit ans, entre 1962 et 1970, Gaye avait enregistré quarante singles et vingt et un albums. Beaucoup de problèmes personnels l’ont longtemps éloigné des studios : la mort de Tammi Terrell, la détérioration de son mariage mais aussi une prise de conscience politique qui est en même temps une prise de conscience spirituelle et artistique. Marvin Gaye lit Malcolm X et Dick Gregory. Il se laisse pousser la barbe et troque son costume tiré à quatre épingles contre le sweat, les baskets et le bonnet. Il est en train de changer.
La chanson qui ouvre l’album, What’s Goin’ On, est le fruit d’une collaboration avec Al Cleveland et Obie Benson. « J’étais à San Francisco, du côté de Haight-Ashbury, dira Benson, et je regardais ces gens discuter dans le parc. Puis j’ai vu la police débarquer, leur foncer dessus et leur flanquer des coups. Et je me suis dit : Qu’est-ce qui se passe ? Ces personnes n’aspiraient qu’à l’amour et les policiers les brutalisent. Ensuite, on a envoyé des gens à la guerre qui ne voulaient pas y aller. Et il y a eu ces mères qui ont connu l’épreuve de voir partir leur progéniture au combat. Cette question exigeait des réponses. »
Pour l’enregistrement, Marvin Gaye invente une sorte de « jazz des années 1970 » pour accompagner son falsetto bouleversant. C’est un groove extrêmement apaisé avec une basse, des congas, des chœurs planants et des cordes solennelles, des breaks de saxophone et un brouhaha de voix en arrière-plan. Détesté par le directeur de la Motown, Berry Gordy, le single marche si bien que ce dernier donne malgré tout le feu vert au musicien pour enregistrer un 33 tours dans le même esprit. Marvin Gaye réalise alors un véritable album concept sur la prise de conscience, passant en revue tous les grands thèmes : la guerre, la drogue, la justice sociale, l’écologie, les ghettos et bien sûr la spiritualité. Au sein de ce disque, Save The Children a une fonction spéciale : décrire « un monde désespéré dont le sort est lié à notre façon de traiter les enfants » (Michael Eric Dyson).
Lors de sa diffusion en 2017, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles a souvent été évoqué pour parler de l’impact de la saison 3 de Twin Peaks. L’abondance de références dans cette dernière justifie cette comparaison : à la pochette du disque des Beatles où apparaissent toutes leurs idoles (de Lewis Carroll à William Burroughs en passant par Karl Marx, Oscar Wilde et C. G. Jung) répond cette saison de Twin Peaks qui multiplie les hommages (un portrait de Kafka apparaît dans le bureau de Gordon Cole, une photo de Howard Hugues dans un bureau du Silver Mustang, Albert Rosenfeld cite les Marx Brothers et on entend même une chanson de ZZ Top au Roadhouse). Mais c’est surtout à What’s Goin’On que la série de Mark Frost et David Lynch devrait être comparée. Cette saison n’est pas une explosion d’espoir et d’optimisme sur les capacités créatives de l’homme dans une période riche en possibles. C’est plutôt l’idée que les difficultés ne vont pas cesser et qu’il est urgent de prendre conscience que « notre sort est lié à notre façon de traiter les enfants ». D’abord, parce que des enfants, il y en a beaucoup dans cette saison. Mais surtout parce qu’ils ont sacrément besoin d’aide.
Il y a les enfants des héros de la série, pour commencer : Wally, le fils d’Andy et Lucy, sillonnant les États- Unis sur sa moto dans une sorte de « redite » naïve et caricaturale de poète beat ; Becky, la fille paumée de Shelly et Bobby, qui vit dans une caravane avec son mari Steven ; Gersten, la petite sœur de Donna Hayward qui apparaissait comme une enfant surdouée dans l’épisode 8 du Twin Peaks initial et revient dans la saison 3 en femme droguée, fatiguée, désorientée et prématurément vieillie ; Richard, fruit du viol d’Audrey par le doppelgänger, qui écrase et tue un enfant sans éprouver le moindre regret et finira électrocuté par la foudre alors qu’il servait de « testeur » de coordonnées pour son propre père (le Doppelgänger ajoutant alors l’infanticide à la liste déjà longue de toutes les saloperies qu’il a commises au nom de ces fichues coordonnées). Il y a aussi l’évocation du fils suicidé du nouveau shérif, Franck Truman.
Et puis – même si ce n’est plus un enfant, ça reste le fils d’un des personnages principaux de la série – il y a Bobby Briggs... Alors qu’il a disparu depuis vingt-cinq ans, le major Briggs apparaît comme le meilleur père de toute la série, continuant à veiller sur son fils, et surtout absolument confiant dans l’avenir de celui-ci (il apparaît ainsi comme une sorte de miroir renversé des relations entre Lynch et son propre père telles qu’elles sont racontées dans le documentaire The Art Life de Jon Nguyen sorti en 2016 : on y apprend que le père de Lynch, mort en 2007, a plusieurs fois essayé de convaincre son fils d’arrêter la production artistique et lui a même expressément recommandé de ne pas avoir d’enfants ; mystérieusement, un certain nombre de commentateurs ont reconnu le père de Lynch dans la statue de Las Vegas – un homme avec un chapeau de cow- boy et un pistolet – devant laquelle s’arrête longuement Cooper à la fin du troisième épisode ; le prénom de son mentor de jeunesse, Bushnell Keeler, est, lui, attribué au patron de Dougie Jones, Bushnell). Même si la vie de Becky n’est pas une réussite, la façon dont Bobby lui parle et ce qu’il lui propose pour l’aider montre que lui aussi endosse avec responsabilité le rôle de père. Si James est « toujours cool » (dixit Shelly), Bobby a rejoint l’équipe du commissariat de Twin Peaks et fait désormais partie des « bons » comme dit la Femme à la Bûche. Le seul jeune homme qui détonne vraiment dans cet univers, c’est Freddie, le petit Anglais au gant vert, mais c’est au point où il donne l’impression de venir d’une autre série : il a l’air d’être « collé » dans le nouveau Twin Peaks en effet spécial.
Et puis il y a les adolescents, que nous ne verrons pas du tout, si l’on excepte la jeune fille de 1956. Les seuls à être évoqués dans le monde actuel sont les prostituées de Jean-Michel Renault, le nouveau patron du Roadhouse : elles n’ont plus dix-sept ans comme Laura et Ronnette naguère, elles en ont quinze ! « Ce sont de vraies putes, d’authentiques salopes » dit Renault avec un ricanement affreux.
Il y a enfin les enfants. Personnages peu présents dans le cinéma de David Lynch, si l’on excepte son deuxième court-métrage, The Grandmother (1970), qui évoquait une relation surnaturelle entre un enfant et sa grand-mère, deux personnages qu’on retrouvait sous forme d’esprits dans le premier Twin Peaks. Certes, il y avait une apparition fugitive du fils de Dorothy à la fin de Blue Velvet et de celui de Sailor et Lula à la fin de Wild at Heart, mais aucun enfant dans Lost Highway ni Mulholland Drive et, à nouveau, un enfant sans nom qui sort de nulle part à la fin d’Inland Empire pour symboliser la famille « offerte » ou « rendue » à la « fille perdue » par Nikki Grace. Les enfants tenaient moins d’une minute par heure dans le cinéma de Lynch.
Dans le nouveau Twin Peaks, en revanche, on en voit beaucoup. La plupart du temps ils n’ont pas même de nom. Il y a le fils de la jeune femme droguée de Rancho Rosa, qui s’ennuie, regarde toute la journée par la fenêtre et manque de se faire tuer en jouant près de la voiture de Dougie. Il y a celui qui se fait écraser par Richard Horne et dont le très vieux Carl voit l’âme lumineuse s’envoler vers le ciel alors que les témoins contemplent la scène, accablés, désolés – et parmi eux l’adorable jeune proviseur de Twin Peaks, Miriam, qui venait de dire à Heidi et Shelly que les enfants qui arrivaient à l’école cette année étaient si mignons... Il y a la petite fille qui a senti l’odeur délétère du nain tueur de Las Vegas. Il y a le groupe d’enfants qui jouent à la balle quand ils découvrent Miriam ensanglantée rampant jusqu’à la route. Il y a l’enfant qui tire sur le RR parce qu’il jouait avec le revolver de ses parents à l’arrière de la voiture et la petite fille malade qui bave et bouge comme un zombie devant Bobby au milieu de l’embouteillage. Il y a le fils du directeur de prison Dwight Murphy, qui voit son père se faire tuer devant ses yeux.
Il y a surtout Sonny Jim, le seul à avoir un nom : l’enfant de Dougie et de Janey-E qui semble d’une tristesse et d’une opacité incroyables. Dans l’épisode 5, alors que Janey-E s’apprête à conduire Cooper à son travail, ce dernier regarde le visage sempiternellement opaque et triste de Sonny Jim et commence à pleurer. Et pour le spectateur c’est très triste également, parce qu’il semble évident, dans toutes ces scènes, que rien de bon ne pourra arriver à ces enfants, que le monde dans lequel ils vivent ne pourra pas s’améliorer, qu’il ne prend pas cette voie. Et ce n’est pas une fichue gym set qui changera les choses.
Quelque chose ne va pas. Quelque chose a merdé. Ce qui germait dans le jardin psychique du premier Twin Peaks et devait s’épanouir en orchidées de malheur dans trois des quatre films suivants de David Lynch, c’était le sickamour : l’amour malade qui provient du Shakespeare de Roméo et Juliette et d’Othello et que convoquait la série à travers l’enivrante chanson de Little Jimmy Scott, Sycamore Trees. La question de l’amour, malade ou non, est relativement discrète, voire absente, du nouveau Twin Peaks, comme si elle avait été précédemment réglée dans Inland Empire, à partir du moment où Nikki Grace se substituait à la « fille perdue » et lui offrait une nouvelle vie alors qu’elle se retirait dans les coulisses du monde et du cinéma. Le nouveau Twin Peaks ne présente plus des personnages en mal d’amour, mais des êtres en mal de monde. La recherche du nouveau Twin Peaks, c’est la recherche d’un monde qui puisse encore exister. « Qui a tué le monde ? » : voilà l’enquête impossible que doit désormais poursuivre l’agent Cooper. Et il semble avoir trouvé un coupable : Judy.