« Avec des mots ordinaires, on n’ "épate pas le bourgeois", ni le "peuple". Il faut des mots extraordinaires. En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce qu’il faut lire - legendum -, c’est à dire, bien souvent, des légendes, qui font voir n’importe quoi. Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages : islam, islamique, islamiste - le foulard est-il islamique ou islamiste ? Et s’il s’agissait simplement d’un fichu, sans plus ? Il m’arrive d’avoir envie de reprendre chaque mot des présentateurs qui parlent souvent à la légère, sans avoir la moindre idée de la difficulté et de la gravité de ce qu’ils évoquent et des responsabilités qu’ils encourent en les évoquant, devant des milliers de téléspectateurs, sans les comprendre et sans comprendre qu’ils ne les comprennent pas. Parce que ces mots font des choses, créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou, simplement des représentations fausses. »
Pierre Bourdieu [1]
Il serait sans doute faux d’avancer que les éditorialistes et autres penseurs médiatiques véhiculent sciemment du racisme, derrière le paravent insidieux de stratagèmes verbaux visant à contourner la législation sur l’incitation à la haine raciale, comme le font les hommes politiques et publications d’extrême droite.
Il s’agit bien plutôt, en mettant en lumière certains procédés, de poser la question de la responsabilité du journaliste, de l’éditorialiste et de l’intellectuel. Une responsabilité - individuelle et collective - qui appelle à une vigilance quant à l’emploi des mots, qui constituent leur matière première. Une vigilance d’autant plus importante qu’il n’existe pas de comité de déontologie pouvant radier ou mettre à pied certains professionnels. [2]
Privée de tout cadre précis, de règles et de sanctions, la notion de déontologie journalistique reste donc quelque chose d’abstrait, souvent évoquée, mais jamais définie. Cela explique les « égarements » de nos intellectuels et éditorialistes, qui dérapent dans une prose douteuse, qui parfois les rapproche de la rhétorique d’extrême droite.
Un racisme différencialiste
Le racisme des éditorialistes peut etre qualifié de « différencialiste » : ce qui est « différent de nous » n’est « pas comme nous » ; c’est donc un potentiel danger pour « notre unité, notre identité » [3]. Selon Claude Imbert, par exemple, « l’islam (...) n’est pas une religion comme les autres » [4]. Formulation vide de sens, s’il en est. Car que serait une religion comme une autre ? S’il y a diverses religions, c’est précisément parce que leurs doctrine, dogme, corpus, principes métaphysiques, diffèrent...
Qu’importe si ladite unité n’est que factice. Sous la plume des éditorialistes, cette unité républicaine apparaît menacée par le « voile islamique » : il y a péril. En atteste l’usage d’expressions traditionnellement familières des rhéteurs d’extrême droite.
Pour autant, il est peut-être abusif de qualifier de « racistes » les divers journalistes et intellectuels cités dans cette étude. Les propos de Jean Daniel ou un Claude Imbert, quoique scandaleux et, dans une certaine mesure, irresponsables, ne sauraient être assimilés à ceux de Jean-Marie Le Pen ou de Bruno Mégret, pour lesquels cette notion de différence est, pour ainsi, dire « naturelle », « raciale » - rendant donc impossible toute intégration d’individus issus de « cultures » étrangères.
Mais l’essentiel n’est pas là : au-delà des considérations - certains diraient : ratiocinations - sur le racisme (au sens fort du terme) supposé ou avéré des auteurs, c’est la question de la réception par le lecteur qui se pose. En somme, en offrant au lecteur de telles argumentations, les éditorialistes se rendent partiellement responsables de légitimation intellectuelle de l’hostilité à l’égard de l’islam - et par conséquent, du racisme à l’encontre de populations arabes ou d’ascendance arabe. Le problème soulevé est donc de l’ordre de la responsabilité individuelle du journaliste. C’est ce problème que soulèvent Sylvie Tissot et Pierre Tévanian :
« (...) les journalistes ont souvent laissé des mensonges apparaître comme des vérités, des sophismes apparaître comme des arguments et des propos illicites apparaître comme des opinions respectables. (...) Les motivations peuvent être diverses, mais quelles qu’elles soient, elles vont toujours de pair avec une profonde indifférence ou un profond mépris à l’égard des « immigrés », et elles débouchent toujours sur les mêmes conséquences : la banalisation et la légitimation de la violence raciste, qu’elle soit verbale ou physique, individuelle, collective ou institutionnelle. Car les mots engendrent des actes : le changement de discours produit un changement de climat, qui entraîne un changement de regard et donc de comportement. Il suscite par exemple des réflexes d’inquiétude et de méfiance lorsqu’un homme jeune et basané entre dans une rame de métro. Il fait du moindre problème de voisinage ou de la moindre altercation un psychodrame vécu comme un « choc des cultures », et facilite ainsi le passage à l’injure, à l’agression ou même au crime raciste. » [5]
Dans les divers éditoriaux, l’on peut relever l’utilisation de champs lexicaux significatifs, dont l’extrême droite est très familière. Il y a tout d’abord le recours aux champs lexicaux de la guerre et de la submersion. Il y a ensuite les amalgames, généralisations et clichés, qui peuvent traduirent aussi bien inculture que populisme. Il y a enfin la notion fréquemment avancée de défense des valeurs républicaines, nationales, dont l’interprétation qui en est faite est souvent discutable.
Une rhétorique belliqueuse
En faisant un bilan général du traitement médiatique des débats sur la laïcité et le « voile islamique » à l’école, il ressort cette impression que la République française est en péril. L’islam n’est presque jamais envisagé comme un objet social ordinaire mais toujours comme un danger potentiel, comme l’assène Claude Imbert dans ses éditoriaux du Point :
« La première [observation] est que l’islamisme est une maladie de l’islam et ne prospère qu’en son sein. Dire que l’un n’a « rien à voir » avec l’autre est absurde : le « mauvais » islam n’est que la version guerrière d’une loi coranique dans laquelle aucune autorité islamique reconnue n’a installé ses garde-fous. Et il suffit d’entendre ces jours-ci Abd Samad Moussaoui pour voir comment son frère Zacarias est, chez nous, passé d’un islam tiède jusqu’à Al-Qaïda. Le second constat, c’est qu’aucun réformisme puissant ne s’est encore levé pour assainir un dogme descendu du ciel au VIIe siècle, sur l’Arabie de Mahomet, ses sables, ses chameaux et ses sanglants cimeterres. » [6]
Par quels procédés peut-on ressentir cette impression de péril ? Par l’utilisation récurrente et, pour ainsi dire, généralisée de « formules-choc » et de figures de style emphatiques pouvant instiller aux citoyens, lecteurs ou non de ces publications [7], la crainte d’une guerre - de principes, surtout - mettant à mal les valeurs nationales. Jamais avares en matière de pompes à prétention littéraire et autres bombements de torse, les éditorialistes furent particulièrement généreux en matière de jeux de mots et autres pantalonnades stylistiques. Hélas ! l’usage des mots ne saurait être le même en littérature et en journalisme, et pour qui n’est pas littérateur, il peut être - c’est ce que nous allons voir - irresponsable d’user de figures stylistiques habituellement réservés au champ littéraire. Commençons par la métaphore guerrière, et son corollaire lexical : stratégie, attaque / défense, armée, conquête.
Claude Imbert, évoque par exemple une loi visant à l’endiguement : « une loi pour faire barrage au voile islamique d’une escouade de demoiselles » [8]. Bien entendu, l’on ne « fait barrage » que lorsqu’il y a péril. Ce que confirme Alain Duhamel :
« La tentation communautariste n’a rien d’un péril imaginaire et la coalition des dignitaires religieux de toutes confessions contre une loi d’interdiction du voile islamique en constitue l’aveu le plus inquiétant. » [9]
On peut lire chez Jean-François Kahn, fondateur et directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Marianne, dans un fatras de juxtapositions amphigouriques, des formules telles que :
« la neutralité pédagogique fait place aux guerres de religion »
« partout les Torquemada [10]remplaçant les Saint-Vincent de Paul »
« une croisade pour réintroduire Dieu dans les Constitutions » [11]
Au demeurant cette formule reste aussi ronflante et emphatique que floue. On peut, bien sûr, penser à la Constitution Européenne, dans le préambule de laquelle la Pologne voulait que soit mentionné Dieu. Mais demeure un confondant pluriel, au-delà duquel semble poindre la crainte de M. Kahn de voir les chrétiens revenir sur la laïcité - c’est peut-être le sens de ces propos : « la séparation de l’Église et de l’État remise en question » [12]- ainsi que la crainte de musulmans désirant instaurer une République islamique. La prétention littéraire de sa prose ne permet guère de comprendre clairement son propos ; c’est pourquoi il n’est permis d’émettre que des suppositions. En outre, il faut apporter une nuance complémentaire : tout au long de l’article, Jean-François Kahn s’en prend aux diverses formes d’obscurantisme, d’extrémisme, de communautarisme et de superstition. Le problème qui se pose n’est pas tant celui du racisme de l’auteur, mais plutôt de son antireligiosité.
L’académicien Jean-François Revel, quant à lui, avance, que l’extrémisme musulman constitue un « torrent prépondérant » dans l’islam. De fait, plane réellement une menace sur la République, qu’il faut enrayer. Le recours au vocabulaire martial n’est nullement anodin :
« Mais les extrémistes islamistes doivent s’attendre à ce que cette victoire, obtenue par l’intimidation, ne dure pas et se retourne contre eux. Car elle est le fait moins de la religion que d’une offensive politique contre l’Occident, prenant la religion comme prétexte. L’opinion finira par s’en apercevoir et par s’en lasser. La « guerre du foulard » a commencé en 1989, au sein d’une génération majoritairement née en France. (...). » [13]
Le « péril », sous la plume d’un éditorialiste du quotidien Le Figaro, peut même être comparé à une épidémie, puisqu’il emploie le terme de « contagion » - même si c’est pour dire qu’il n’y en a pas. [14] Denis Jeambar, éditorialiste et directeur de la rédaction de l’hebdomadaire L’Express, estime :
« Le voile islamique et les revendications pseudo-nationalistes corses sont, aujourd’hui, autant de coups de boutoir organisés au nom d’un fondamentalisme religieux et d’une exaltation ethnique qui visent à détendre les ressorts de la République » [15].
Alain Duhamel, va plus loin, affirmant que le « voile » est « l’emblème d’un front de plus en plus vaste » [16]. La métaphore martiale laisse ensuite place à celle de la submersion (« il est temps de stopper le flux communautariste »), puis à nouveau à la métaphore martiale, pour imprimer le sentiment d’une défense, légitime, face à une offensive mettant la République en danger :
« Il [le « voile »] peut être porteur d’une guerre d’usure contre l’idéologie et la pratique républicaines, contre la supériorité de la loi sur tout précepte religieux. (...) » [17]
Ce phénomène qui consiste à attirer, insidieusement, l’attention sur un « péril islamique » n’est pas exceptionnel dans la presse « honorable » (c’est-à-dire les titres de presse n’étant pas affiliés à un parti d’extrême gauche ou d’extrême droite). Ces notions de « péril islamique » et de « menace intérieure » furent bien présentes dans les débats, comme nous venons de le voir. Ainsi, la couverture du numéro 339 de Marianne précédemment évoqué était alarmiste ; autour du titre (« Ils veulent excommunier la raison et s’emparer de la République ») on pouvait lire :
« Les intégristes veulent transformer l’école en capharnaüm confessionnel et détruire la laïcité. »
« Les républicains n’osent plus s’opposer aux fanatiques. »
« L’obscurantisme attaque sur tous les fronts » [18]
Il pourra nous être objecté que les musulmans ne furent pas seuls visés par cette couverture tape-à-l’œil. Car sur le dessin trônant au milieu de tous ces slogans catastrophistes, est croqué un homme, les yeux globuleux, mi-effarés mi-interloqué, du crâne duquel sortent en vrac une diseuse de bonne aventure, un gourou et divers représentants religieux (un juif orthodoxe pugnace agitant les poings, un prêtre catholique agitant des ciseaux et au regard mauvais, un prêtre chrétien orthodoxe, et un musulman, portant djellaba et chapeau arabe, agitant une hache). Mais dans le double contexte d’une augmentation du nombre d’actes racistes depuis quelques années et de débats sur la laïcité engagés suite à une « affaire du voile », c’est le « voile » qui « posait problème », et non la kippa, la croix chrétienne ou autres ornements religieux. Le tapageur « Ils » de « Ils veulent excommunier la raison et s’emparer de la République » s’inscrit exactement dans cette dichotomie « Nous et Eux » qui est la base majeure de la dialectique raciste de l’extrême droite. De là peut se développer la notion de « menace intérieure » que cette formule illustre à merveille. Mais cette couverture n’est qu’un prélude. Car dans ce numéro, nous découvrons un « Manifeste contre l’obscurantisme », signé au nom de la rédaction de Marianne, et probablement rédigé par un Jean-François Kahn sans aucun doute plus férocement antireligieux que raciste. Ledit manifeste invite donc le lecteur :
« Devant la rage fanatique des cléricaux de tout poil, devant l’arrogance obscurantiste qui gagne chaque jour en puissance, résistons ! » [19]
Amalgames, approximations, généralisation...
Par ailleurs de nombreux glissements sémantiques, conscients ou non, de la part des dirigeants politiques, journalistes et intellectuels, ont pour conséquence de produire des représentations de la réalité faussées - comme le glissement de « jeunes d’origine maghrébine » à « maghrébins ».
Nous pouvons notamment citer, à nouveau, Alain Duhamel et Jean Daniel évoquant respectivement « l’immigration arabo-africaine de confession musulmane » [20] et « les classes à dominante maghrébine » [21]. Ces « classes », pourtant, sont majoritairement de nationalité française. Cette mise à distance insidieuse, par le truchement d’un procédé langagier discret - et peut-être irréfléchi - est très familière de l’extrême droite. D’ailleurs, dans ce même article, on peut lire une expression qui rappelle certains propos d’un Le Pen [22] :
« Ce qui choque, irrite et déconcerte, c’est que les invités d’un État n’aient pas la politesse de respecter les lois de leurs hôtes. » [23]
Nous pouvons aussi citer Claude Imbert :
« Les musulmans tranquilles, on peut le comprendre, se disent, chez nous, humiliés par l’opprobre public (...) » [24]
Dans ces extraits, deux mensonges :
1- Les désignés ne sont ni « chez nous » ni des « invités » (ces termes sous-entendent qu’ils ne seraient que de passage, voire qu’ils ne seraient pas bienvenus [25]) ; ils sont de nationalité française pour la majorité écrasante d’entre eux - et résidents pour les autres, c’est-à-dire également chez eux même s’ils n’ont pas la nationalité française.
2- Leurs « hôtes », c’est-à-dire l’État français (à moins que le pluriel ne sous-entende : les Français blancs), n’ont eux-mêmes pas respecté la loi. En n’appliquant pas la laïcité comme les textes le prévoyaient (refus de construire des lieux de culte pour les musulmans ; refus de mettre en place des aumôneries musulmanes dans les prisons et écoles ; refus de créer des carrés musulmans dans les cimetières ; etc.), ou encore en excluant des élèves illégalement ou en jouant avec la loi [26], c’est l’État français, par l’intermédiaire de ses fonctionnaires, qui s’est mis hors-la-loi. [27]
Nous retrouvons également sous la plume de Claude Imbert ce relent de populisme souvent usité par l’extrême droite : la dénonciation d’élites qui seraient déconnectées du réel, d’intellectuels qui ne vivraient pas dans le monde réel, comme le peuple, la « France d’en-bas » (pour reprendre l’exécrable expression de Jean-Pierre Raffarin). Ainsi, en dénonçant « les innocents moutons du "politiquement correct" » [28], « les "intellectuels", nos champions de l’erreur historique » [29], en conseillant de « s’en tenir à nos mœurs et à nos lois sans craindre de passer pour islamophobe chez les serre-file de la bien-pensance » [30] Claude Imbert se place comme l’homme aux positions courageuses, celui qui sait, qui connaît. C’est ce que confirme Vincent Geisser :
« La rhétorique catastrophiste, dont l’islamophobie n’est qu’une des dimensions constitutives, représente in fine, une version intellectualisée du « tous pourris » des courants populistes. Nous touchons là à la principale contradiction que renferme le discours d’ordre moral : pour exister, il a besoin de dénoncer, mais en dénonçant il contribue par là même à délégitimer et à saper encore davantage les institutions et les valeurs sur lesquelles il est censé construire le "nouveau pacte politique" ». [31]
En outre, il a souvent été lu dans la presse que ce qui était déplorable dans la montée de l’antisémitisme, c’était l’importation du conflit israélo-palestinien en France. C’est pourtant ce que fait Jean-Daniel :
« Je n’oublie pas qu’en France, deux jeunes musulmanes ont cru devoir faire de leur voile un étendard de leur liberté. Il y a quelques années, le roi Hassan II, père du monarque actuel, avait conseillé à de jeunes immigrées marocaines dans notre pays d’abandonner le voile. Mais je n’oublie pas non plus, hélas, qu’une autre avocate, jeune et jolie, qui avait vu son frère et son fiancé mourir à Jénine sous les bombes israéliennes, s’est livrée à un attentat suicide. En se sacrifiant, elle a provoqué la mort de dix-neuf personnes, Juifs et Arabes, femmes et enfants, dans un restaurant arabo-israélien de Haïfa. Le terrorisme est loin, bien loin d’avoir cessé. Il a en fait partout augmenté. » [32]
On peut s’interroger sur le rapport entre le voile porté par de jeunes lycéennes françaises et musulmanes, et les attentats-suicides de Palestiniens en Israël. A tout point de vue - économique, culturel, politique, religieux - les deux situations sont, pour ainsi dire, incomparables. Le plus dérangeant est que ce rapprochement mène à l’amalgame suivant : voile = islam extrémiste = terrorisme = péril à combattre. Le discours de l’extrême droite, une fois de plus, n’est pas très différent. Il est souvent étayé de toutes sortes de clichés « raciaux », culturels ou religieux, visant à rendre la (les) culture(s) discriminées méprisable(s) et dangereuse(s).
La généralisation est un autre procédé qui crée la confusion. Jean Daniel :
« (...) Et c’est aux dérapages des jeunes beurs dans la violence raciste qu’on peut mesurer l’échec de leur intégration dans la société française. » [33]
L’utilisation de l’article indéfini « des » est mal venue, qui semble porteuse d’une systématisation, et semble signifier : tous les « jeunes beurs ». Tout aussi insidieux, nous pouvons citer une note de bas de page à un éditorial de Claude Imbert, faisant référence à une « association de jeunes musulmans "respectueux des valeurs républicaines" » [34] qui sous-entend que pour la majeure partie d’entre eux ils ne le seraient pas... Moins ambigu est le point de vue de Jean-François Revel :
« (...) les optimistes opposeront, une fois de plus, les courants tolérants qui forment une partie de l’opinion musulmane. Tout en admirant le courage de ces modérés, force nous est de constater et de déplorer leur impuissance à infléchir le cours du torrent prépondérant, dans le monde ou en France. » [35]
Ces lignes ne souffrent aucune ambiguïté : le « torrent prépondérant » est l’islam radical, politisé et terroriste. La précision qui fait suite, « dans le monde ou en France », laisse à penser que dans le monde comme en France, le « courant prépondérant » est l’islam radical, et que les musulmans vivant leur islam en paix sont minoritaires, marginaux. Ce que semble confirmer l’utilisation du qualificatif de « tranquilles » apposé par Claude Imbert : « Les musulmans tranquilles, on peut le comprendre, se disent, chez nous, humiliés par l’opprobre public (...) » [36]
Conclusion
Nous avons pu constater dans la présente étude que les préjugés racistes - ou religieux - sont loin d’épargner les éditorialistes, et pire encore : qu’ils contribuent à véhiculer une légitimation de ceux-ci. Pierre Bourdieu dans Sur la télévision, ou Serge Halimi dans Les nouveaux chiens de garde dénonçaient dans le fonctionnement médiatique une confiscation par quelques-uns du débat (les « fast-thinkers », donc) et l’omniprésence de certaines « figures », dont l’autoproclamé « cercle de la raison » [37].
Nous avons choisi de n’étudier que les articles concernant les débats politiques sur la laïcité et le « voile islamique », mais nous aurions cependant pu, sans doute aucun, observer une récurrence d’erreurs, de préjugés et d’approximations dans bien d’autres cas.
Il ressort, d’une part, que les impératifs médiatiques, dictés par l’urgence de l’actualité et du scoop, ont pour conséquence d’appauvrir la qualité et la vigilance éditoriales, ainsi que de provoquer une escalade dans l’emphase (le cas étudié ici étant révélateur car touchant directement aux valeurs républicaines). Nombre d’articles et de livres ont déjà été consacrés à ce propos ; il convient néanmoins de le rappeler. Et si les éditorialistes ne subissent pas ces impératifs de façon aussi directe que la majorité des journalistes, ils les subissent tout de même, devant chaque semaine, voire chaque jour, donner leur opinion sur des sujets très variés, sur lesquels leur connaissance ne peut qu’être, très logiquement, superficielle.
En second lieu, il convient de s’interroger sur l’utilisation des mots qui est faite dans le milieu du journalisme, où les approximations peuvent avoir des conséquences désastreuses de par leurs sous-entendus. Comme nous l’avons déjà dit, il importe peu de déterminer si les « fast-thinkers » sont ou ne sont pas racistes (quelle que soit l’acception du terme) ; ce qui importe est leur responsabilité civique - en l’occurrence dans la légitimation morale qu’ils apportent à l’usage de certains mots, lesquels entraînent une déformation de la perception de la réalité. C’est ce que nous rappellent Sylvie Tissot et Pierre Tévanian :
« (...) le racisme et le fascisme ne viennent pas de nulle part, ils ne deviennent des options politiques possibles que si un certain climat idéologique le leur permet - un climat entretenu en grande partie par des élus, des grands médias et des intellectuels. » [38]
Cette place faite à un racisme insidieux dans les médias incite à se poser la question : les médias créent-ils, relaient-ils ou amplifient-ils le racisme ambiant ? En somme, relaient-ils la réalité ou fabriquent-ils une perception de celle-ci ? Sommes nous dans la présentation ou la représentation ?
Nous avons noté la rareté et la pauvreté de sources qui alimentent leur pensée. Aussi, pour l’essentiel, les propos des éditorialistes et intellectuels médiatiques sont-ils plus riches en préjugés qu’en données empiriques - qui les inciteraient à plus de vigilance.
Une analyse plus vaste aurait permis de faire ressortir davantage encore la stigmatisation et le mépris à l’égard : 1- des musulmans, auxquels on a tendance à nier la nationalité française (Jean Daniel parlait de « maghrébins ») alors même qu’on leur demande de « s’intégrer » ; 2- des opinions allant dans le sens du refus d’une loi prohibant le « voile islamique » à l’école et dans l’administration, surtout si celles-ci sont d’extrême gauche - l’extrême gauche représentant « les " intellectuels", nos champions de l’erreur historique » [39], que semble mépriser Claude Imbert.
Les « fast-thinkers » constituent un double danger. Pour le journalisme d’une part. Car loin d’enrichir le débat, ils l’appauvrissent en le nourrissant d’essentialisations et de préjugés joliment formulés. Pour la démocratie, d’autre part, car ils condamnent les opinions contraires aux leurs - qui ne diffèrent que sur des détails - et proposent un exemple patent de « pensée unique » et de « bien-pensance », cependant qu’ils prétendent dénoncer ces maux. De fait, ils confisquent le débat médiatique, l’empêchant d’être réellement démocratique en le vidant de nécessaire contradictions et nuances, ne faisant que véhiculer des idées reçues, comme s’en alarmait Pierre Bourdieu [40].
« Je crois que l’islamisme inquiète toujours » [41], reconnaissait Claude Imbert. Dans le cas des « fast-thinkers », il semble que l’islamisme fasse plus qu’inquiéter : il obsède. Mais c’est leur myopie [42], cette incapacité à voir plus loin que l’islam, qui devrait alarmer le lecteur. En évacuant toute considération sociale et en imputant à la culture et/ou à la religion de nombreux torts et un péril supposé, les éditorialistes sont, en définitive, des intervenants dangereux du débat médiatique.