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Les médias contre la rue : 25 ans de démobilisation sociale (deuxième partie)

Un livre pour fêter l’anniversaire d’Acrimed


2 décembre 2021

« Casseurs » et « prise d’otage » versus commentateurs experts et appels à la raison éditocratique : le site Les mots sont importants publie régulièrement des articles sur la machine bien rodée qui permet aux médias, quand ils ne peuvent plus les ignorer, de traiter les mouvements sociaux en les disqualifiant. Dans cet article, l’association Acrimed offre un panaroma complet des mots et figures de style récurrents, des méthodes et des dispositifs éprouvés qui font fonctionner cette démobilisation sociale. Particulièrement utile, il figure dans un recueil qui revient sur les principaux mouvements sociaux dont Acrimed, depuis sa fondation, a observé le traitement médiatique. Nous en recommandons vivement la lecture en souhaitant à Acrimed, pionnière de la critique des médias, un très bon anniversaire et une encore longue vie.

Première partie

Paroles, paroles

L’univers médiatique est en effet avant tout un univers de discours, dont le lexique, les règles et les dispositifs sont autant de pièges tendus aux contestataires.

« La réforme »

C’est d’abord le lexique journalistique auquel on sera confronté, un lexique hérissé de fausses évidences, de mots en trompe- l’œil, de métaphores sournoises, composant une petite musique dépréciative qui fait passer, en contrebande (mais plus ou moins discrètement), un message. Comme nous l’écrivions dans notre presque célèbre « Lexique pour temps de grève et de manifestation » (page 34), la langue automatique du journalisme officiel est une langue de bois officielle.

L’exemple emblématique en est sans doute « la réforme », qu’on serait tenté d’écrire en un seul mot, tant le singulier et l’article défini sont de rigueur pour désigner tout projet d’inspiration néolibérale, et particulièrement ceux qui dégradent la protection sociale de tout ou partie de la population. Dans la plupart des grands médias, on ne s’oppose pas à « une réforme », on ne conteste pas le bien-fondé ou l’idéologie de « certaines réformes », on ne discute pas du contenu précis de « cette réforme », on n’imagine pas « d’autres réformes » : on est pour ou contre « laréforme ». Et généralement, on est pour. Ceux qui s’y opposent seront logiquement taxés d’archaïsme, de frilosité ou, par un retournement que n’aurait pas renié Orwell, de conservatisme.

Autre cliché médiatique qui pourrait passer inaperçu tant il est répandu : la « grogne », aimable métaphore animale qui renvoie ainsi une mobilisation quelconque à un bruit inarticulé, expression d’une humeur chagrine et d’un refus qui confine au mouvement réflexe. Ce terme, qui vaut à lui seul un petit éditorial, n’en est pas moins employé en toute occasion. Il suffit pourtant, pour mesurer sa charge symbolique, de se demander si l’on parlerait aussi aisément, par exemple, de « la grogne du président de la République ».

Discours de « la méthode »

« Méthode » : le terme, absent de notre Lexique, aurait mérité d’y figurer. Non que le mot soit en lui-même problématique ou chargé de connotations négatives, mais, dans le contexte des luttes sociales, il sert surtout à esquiver les enjeux de fond. La « méthode », celle qui est ou devrait être utilisée pour faire réussir « laréforme », c’est en effet le sujet dont on peut et doit parler – par opposition au contenu précis de telle ou telle réforme, de ses tenants et de ses aboutissants. Et les experts en bavardage ne s’en privent d’ailleurs pas, commentant à loisir la méthode choisie, par exemple pour saluer la voie de la « consultation » suivie par le gouvernement, ou, en cas de « crise » ou de « blocage », pour le conseiller sur la meilleure façon de sortir de « l’impasse » – en sauvant, cela va de soi, « laréforme ».

Du reste, cette méthode se résume généralement en un mot : la « pédagogie », puisque « laréforme » est bonne par principe, et que ses opposants ne peuvent la rejeter que par ignorance ou incompréhension. La focalisation sur la « méthode » illustre ainsi ce pouvoir de cadrage, qui n’est pas le moindre de ceux dont disposent les médias dominants, délimitant les problèmes légitimes, ceux dont on peut parler, la façon dont on peut en discuter et l’angle sous lequel les aborder. Elle met également en évidence le rôle dont les éditorialistes et les commentateurs officiels se sentent investis : chuchoteurs à l’oreille des princes ou conseillers en communication – loin, bien loin du mythe d’un « quatrième pouvoir » qui s’attacherait à contrôler les trois premiers.

Donner la parole ?

Pour ceux qui contestent « laréforme », et plus généralement un ordre social dont les médias dominants sont l’un des piliers et dont les tenanciers occupent les meilleures places, l’espace médiatique s’apparente donc à une arène peuplée d’adversaires et fourmillant de pièges. Prendre la parole pour tenir un discours différent de celui qui, à quelques nuances près, y est déversé tous les jours est, pour celles et ceux qui ne sont pas préalablement accrédités, une véritable gageure. D’ailleurs, on n’y prend pas la parole : ce sont les chefferies de ces médias qui vous la donnent, ou plutôt vous la concèdent, avec modération et parcimonie.

Sans même évoquer un décompte purement quantitatif qui leur serait naturellement très défavorable, la discrimination qui frappe les contestataires est encore aggravée par l’inégalité qualitative d’accès à la parole publique. En effet, à part quelques figures du mouvement social, dirigeants syndicaux ou responsables politiques plus ou moins rompus aux divers exercices médiatiques (mais qui s’y font tout autant régulièrement étrillés), les « vrais gens » – comme les appellent parfois, avec une profondeur involontaire, les grands pontes des médias qui n’en fréquentent guère – se trouvent sur un plateau comme un chien dans un jeu de quilles.

N’en possédant pas les codes, les règles, les manières, ces intrus sont sommés de répondre à des questions qu’ils ne se posent pas dans un temps qui ne le leur permet pas, confrontés à des « experts » au verbe facile et à un environnement structurellement hostile aux mobilisations et aux revendications qu’ils viennent défendre.

Comme l’indiquait Pierre Bourdieu (Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996, p. 32-37), à côté des débats « vraiment faux », qui réunissent des « compères » d’accord sur l’essentiel et souvent aussi sur l’accessoire, il y a en effet ces débats «  faussement vrais  », dont l’apparente diversité n’en est pas moins minée par des mécanismes de domination sociale qui les traversent. Si les journalistes qui distribuent la parole voulaient vraiment la recueillir et la donner à entendre, il faudrait qu’ils se comportent d’une tout autre manière, et imaginent des dispositifs qui faciliteraient la participation réelle de ceux qui sont dépourvus des compétences que confère une pratique régulière de l’univers médiatique et de la prise de parole.

Pour tenter de compenser ce désavantage, il faudrait tordre le bâton dans l’autre sens : faire preuve de plus de bienveillance, d’écoute, de patience, et laisser plus de temps. Traité à égalité avec un habitué des micros, un homme – et plus encore une femme – « du commun » serait encore discriminé. Mais il n’est même pas question d’égalité : dans la « vraie vie », les « vrais gens », surtout s’ils s’opposent à la vulgate médiatique, seront impitoyablement soumis à la question, interrompus, maltraités. Tolérés uniquement dans la mesure où leur présence permet de conserver les apparences du « débat démocratique » dont les médias se veulent l’espace privilégié, ils y sont en réalité réduits au silence tant leur parole est encadrée, tronquée, distordue et finalement marginalisée et disqualifiée.

Et comme pour achever de vider le débat public de toute scorie critique et démultiplier ainsi leur puissance démobilisatrice, les dispositifs médiatiques s’appliquent systématiquement et mimétiquement à neutraliser, voire à noyer ou ensevelir toute voix hostile à « laréforme » sous un déluge d’ersatz d’informations aussi inutiles que dérisoires et prévisibles, mais qui ont le double avantage de meubler l’antenne ou remplir les colonnes et... de faire diversion !

Formats, formatage et déformation

Car l’espace médiatique dominant n’est pas en accès libre. Pour y exister, il faut se couler sinon dans un moule, du moins dans une forme : un « format ». Le hasard faisant bien les choses, un certain nombre de ces formats médiatiques sont parfaite- ment ajustés à l’entreprise de défiguration, sinon de sabotage, des mobilisations sociales.

Micros-trottoirs

Premier de ces formats déformants : le micro-trottoir, et en particulier celui qui passe en revue les motifs de mécontentement des usagers un jour de grève. Micro-trottoir qui, comme son nom l’indique, consiste à promener micro et caméra dans la rue pour y interroger – en théorie ! – tout un chacun, cherche à donner le sentiment d’une saisie sans médiation de « l’opinion ». Cette saisie illusoire n’est souvent qu’une grossière escroquerie : les réactions, n’excédant pas une poignée de secondes, sont soigneusement sélectionnées, quand elles ne sont pas préparées à l’avance, en envoyant un journaliste, de préférence soutier ou stagiaire, arpenter les quais du métro en panne pour recueillir les témoignages désapprobateurs des usagers.

Du reste, même si un micro-trottoir n’était pas uniquement constitué de ce genre de réactions, il n’en serait pas moins contestable en tant que tel : pour sa valeur informative nulle et sa partialité cachée et impossible à évaluer. Quant aux réactions des usagers mécontents de l’état des transports publics en dehors des périodes d’agitation sociale, elles ne semblent pas retenir beaucoup l’attention des rédactions.

Micro-sujets

Ces micros-trottoirs prennent généralement place dans des « sujets » dont il faut souligner par ailleurs la brièveté, et par conséquent l’indigence. En deux minutes, durée moyenne d’un sujet de JT, que peut-on dire, quel contenu informatif peut-on espérer transmettre au téléspectateur ? Pourtant, les JT savent parfois s’affranchir des contraintes que leur imposent leurs propres routines – mais il faut pour cela tenir un véritable « événement » : une victoire sportive, un mariage princier, une chute de neige d’une ampleur imprévue. Dans ces cas-là, les rédactions n’hésitent pas à sortir l’artillerie lourde, à diversifier les angles, à multiplier les reportages, à envoyer des journalistes sur place pour des directs et des duplex.

Que ce déploiement de moyens ne donne qu’un résultat proche du néant du point de vue de l’infor- mation ne change rien à l’affaire, et montre par contraste le peu d’intérêt – ou peut-être la crainte – que suscitent les mobilisations sociales tant qu’elles ne sont pas massives et de préférence émaillées de violences. Ce n’est pas le moindre des pouvoirs dont disposent les médias audiovisuels que celui d’occulter les sujets qui les ennuient ou qui feraient fuir, pensent-ils, les téléspectateurs – et ils ne s’en privent pas.

Portraits

Autre format dont les grands médias sont friands et qui montre là encore leur fâcheuse propension à faire diversion : le portrait. Non que ce genre, qui n’est pas propre à l’univers journalistique, soit vicié par nature : c’est bien son utilisation, notamment dans le contexte d’une mobilisation sociale de quelque ampleur, qui est problématique. Indépendamment même du « point de vue » adopté – on ne s’étonnera guère de voir fleurir les portraits à charge de dirigeants syndicaux ou de responsables politiques non alignés, en passe de devenir un sous-genre médiatique à part entière –, c’est la logique même de ces portraits, produits par des médias toujours en quête de « personnalités », de bons clients, de « porte-parole », à condition de pouvoir les sélectionner eux-mêmes, qui est ici en cause.

Faisant la promotion d’individus, s’intéressant à leur trajectoire dans ce qu’elle a de plus singulier, et, spécifiquement, d’anecdotique ou de folklorique, l’art du portrait ainsi manié est une arme de dépolitisation massive, doublé d’une machine à dissoudre le collectif.

Débats

Au nombre de ces formats prisés par les chefferies éditoriales par temps de crise sociale, on ne saurait oublier les « débats » audiovisuels. À ce sujet, la typologie minimale, précédemment citée, de Pierre Bourdieu distinguant les débats « vraiment faux » des débats « faussement vrais » dit presque tout. D’autant qu’on chercherait en vain, notamment sur les chaînes d’information en continu, un débat d’un « troisième type » !

Notons que les interviews de responsables politiques ou syndicaux obéissent à la même logique et à la même répartition : on assistera ainsi à des causeries amènes entre gens de bonne compagnie si les positions de l’invité sont conformes à la doxa du média qui l’accueille, qui se transformeront en interrogatoires serrés et parfois violents si le suspect s’avise de défendre des idées hétérodoxes, professant par exemple ses doutes au sujet du bien-fondé de « laréforme », la croissance ou la dérégulation...

Autant de biais de perception, d’expression, de présentation qui nuisent gravement à l’information sur les mobilisations, les analyses et les contre-propositions des manifestants. S’il y a un « pouvoir des médias », il s’agit avant tout d’un pouvoir de délégitimation et d’occultation (qui dissimule en montrant), qui n’est pas tout puissant et dont les effets sur les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs sont difficiles à mesurer. Mais il serait naïf de croire qu’il est inoffensif.

Pour apprécier pleinement ce rôle, il faudrait d’ailleurs resituer la couverture des mouvements sociaux dans l’ensemble de la production médiatique, qui ne se caractérise guère, si l’on excepte quelques fleurons de la presse écrite et de rares émissions, par l’intérêt porté au « monde des idées » (la recherche universitaire, et en particulier l’économie et la sociologie critiques), par l’attention à la vie syndicale, au « monde du travail » ou le souci d’en rendre compte.

Autant d’univers devenus parfaitement étrangers au journalisme de fréquentation du patronat et de la noblesse d’État qui peuple les cabinets ministériels. Les moments de tempête sociale, qui pourraient – rêvons un peu ! – permettre de « rattraper le temps perdu » et de rééquilibrer la représentation effective des classes populaires, sont au contraire, et au fond très logiquement, autant d’occasions d’enfoncer les clous plantés jour après jour par ceux qui chantent sur tous les tons les bien- faits de « la réforme ».

À quelques exceptions près, les mauvais traitements par temps de mobilisation sociale ne se détachent pas sur un fond neutre ou équitable par temps moins agité ; ils s’inscrivent dans des processus beaucoup plus larges et profonds, qui jour après jour invisibilisent la réalité sociale, instillent le mépris de classe et prodiguent des leçons de savoir-se-taire. En d’autres termes, pour tendre à une représentation socialement plus équilibrée, il faudrait commencer, lors d’une mobilisation sociale, par couper tous les micros de ceux qui les confisquent quotidiennement pour les confier à tous ceux qui n’y ont jamais ou si chichement la parole.

Et l’on serait encore loin du compte.

P.-S.

Nous reproduisons l’introduction du livre avec l’amicale autorisation d’Acrimed.

Ce livre fera l’objet d’une présentation publique ce jeudi 2 décembre à 19h à la Bourse du travail à Paris.

Comme toutes les productions d’Acrimed, ce livre est le fruit d’un travail collectif. Coordonné et mis au point par Olivier Poche, il a bénéficié des contributions, collaborations, relectures, avis et conseils divers de Maxime Friot, Yannick Kergoat, Frédéric Lemaire, Blaise Magnin, Henri Maler, Jean Pérès, Pauline Perrenot, Mathias Reymond, Cyrille Rivallan, Grégory Salle. Les extraits d’archives sont issus d’articles rédigés par Gilles Balbastre, Marie- Anne Boutoleau, Adriano Brigante, Patrick Champagne, Benoit Chartron, Martin Coutellier, Laurent Daguerre, Pascal Dillane, Lucile Dumont, Maxime Friot, Serge Halimi, Benjamin Laguës, Jamel Lakhal, Frédéric Lemaire, Henri Maler, Éric Marquis, Ugo Palheta, Olivier Poche, Denis Perais, Jean Pérès, Pauline Perrenot, Yves Rebours, Mathias Reymond, Julien Salingue, Jean Teulière, Jacques-Olivier Teyssier.