Partie précédente : « Démantèlements »
Qu’en est-il vraiment ? Dans quelle mesure la situation telle que le ministre la dépeint rencontre-t-elle la réalité ? Jusqu’à quel point le ministère parvient-il à atteindre les objectifs qu’il s’est publiquement assignés ? Et s’il n’y parvient pas si bien qu’il le prétend, ou ne souhaite pas y parvenir autant qu’il le dit, quelle est alors la fonction de l’affirmation réitérée de ces objectifs, et pourquoi faire des « passeurs », de façon continue, le thème dominant de son discours sur l’immigration irrégulière ? Pour répondre à ces questions, il convient de confronter la rhétorique du ministre à la réalité, tout en s’attachant à cerner la réalité que produit cette rhétorique.
« Misère humaine » : une formule trompeuse
La première « opération » sémantique effectuée par Éric Besson est un double déplacement. À Calais comme ailleurs, mais à Calais davantage encore qu’ailleurs, le « problème de l’immigration clandestine », nous dit-il, est moins la présence des immigrés que celle des passeurs, qui « rendent possible » cette immigration et « l’organisent » en « exploitant la misère humaine ». En nommant les coupables, du même coup, il fait de ces migrants des « victimes » et seulement des victimes, attirées vers nos contrées du fait de leur « crédulité » abusée.
Ainsi, les migrants du Calaisis sont des « malheureux », jamais des « demandeurs d’asile » (selon le lexique de l’administration) ou des « exilés » (terme qu’emploient en général les associations) ; et leur origine géographique semble être davantage « la misère humaine » que l’Afghanistan, l’Érythrée ou l’Irak. Les motifs de leur fuite et de leur présence dans notre pays sont dès lors gommés ; seul demeure leur désir déraisonnable d’atteindre la Grande-Bretagne. Les exilés du Calaisis seraient donc des clandestins poussés par la misère tout autant qu’attirés par le mirage d’un eldorado anglais entretenu par les passeurs. Il s’agirait donc d’une immigration subie par des migrants privés de tout choix, victimes de la misère et d’une illusion.
Or, en premier lieu, il est trompeur de parler de « misère » à propos des exilés du Calaisis – ou plus précisément de donner à croire qu’ils sont venus pour fuir la misère. Selon le rapport de la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA) intitulé « La loi des “jungles” », résultat de plusieurs missions d’observation effectuées entre mai et juillet 2008 dans la région, les exilés présents dans le Calaisis « sont majoritairement issus de classes moyennes », nombre d’entre eux ont étudié et parlent l’anglais.
Si le mot de « misère » a une validité, c’est bien pour qualifier leur situation actuelle :
« Au cours de notre enquête, combien d’entre eux ont fait la comparaison entre la situation matérielle qui était la leur dans leur pays d’origine et celle – misérable – à laquelle ils sont condamnés dans les rues, les squats, et les “jungles” du Calaisis ? Des phrases comme “je ne suis pas venu ici pour échapper à la pauvreté” ou “j’avais une maison et un bon métier” reviennent souvent dans les plaintes qu’ils expriment à qui veut bien les écouter. » [1]
De façon plus générale, il est établi que la migration n’est d’ordinaire pas le fait de personnes « dans la misère », ne serait-ce que parce qu’elle requiert une mobilisation de ressources très importante [2].
Les causes d’une migration
Dans leur écrasante majorité, les exilés du Calaisis ont d’autres raisons, non moins pressantes, de quitter leurs pays respectifs. Ils fuient des situations de conflit international ou interne, en tout cas d’insécurité généralisée (Afghanistan, Irak, Somalie, Soudan…), des régimes dictatoriaux (Érythrée, où l’enrôlement forcé dans l’armée est la cause principale d’émigration ; Iran, dont les troubles ont ému les opinions occidentales au printemps 2009), ou encore des persécutions liées à des activités politiques ou à une appartenance à un groupe, dans ces pays ou dans d’autres. Que le désir d’une « vie meilleure » entre dans leurs motivations à partir est tout à fait probable ; mais seule une petite minorité a émigré uniquement pour des motifs économiques [3].
Si effectivement les passeurs « rendent possible » la migration ou certaines de ses étapes, ils n’en sont bien évidemment pas la cause ou l’origine. Tout d’abord, la majorité des étrangers en situation irrégulière présents sur le sol français y sont arrivés légalement [4] ; dans le cas des exilés de Calais, qui probablement font partie de la minorité entrée illégalement, il faut rappeler que le franchissement illégal de frontière est prévu par la convention de Genève de 1951 relative à l’asile.
Ensuite, il faut surtout signaler que l’existence de passeurs est la conséquence d’une demande intense d’entrer en Europe de la part de milliers de personnes, à laquelle s’opposent, aux frontières de l’espace Schengen, des obstacles de plus en plus considérables : parce que le passage des frontières est de plus en plus difficile, le recours à des « spécialistes du cheminement » devient toujours plus indispensable [5].
En somme, comme dans toute situation de prohibition, la multiplication des dispositifs législatifs et sécuritaires pour limiter et réprimer l’immigration clandestine n’a pas pour conséquence son tarissement, mais plutôt « la production de stratégies adaptatives » [6] de la part desdits passeurs, rendant leurs services plus précieux encore. On note ainsi « l’augmentation de l’industrie des passeurs et de leur tarif dans les années 1990, une fois les mesures restrictives en place telles que la politique des visas, les contrôles par les compagnies de transport, l’augmentation des patrouilles maritime » [7]. Si l’activité du passeur est « autant honnie que sollicitée », elle est en tout cas « admise par tous [les candidats à l’immigration clandestine] comme vitale [8] ». La politique d’immigration qui revendique de lutter contre l’exploitation par les passeurs en est en réalité la condition première, tant elle rend leurs prestations indispensables.