Accueil > Études de cas > Politiques de la mémoire > Les « milieux ouvriers » incluent-ils les Arméniens ?

Les « milieux ouvriers » incluent-ils les Arméniens ?

Quelques réflexions sur la sidérante notice de Siméon Flaissières dans un dictionnaire de référence

par Pierre Tevanian
12 février 2023

Les lignes qui suivent peuvent être considérées comme une lettre ouverte aux responsables du Maitron – Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier. Leur but est d’être au plus vite périmées, mais il nous parait utile, en toute hypothèse, de laisser une trace de cette interpellation, car le cas particulier qu’elle soulève concerne, bien au-delà dudit « Maitron », et bien au-delà du cas arménien, l’ensemble des institutions qui structurent aujourd’hui ce qu’en France on nomme « la gauche ».

C’est extrait du fameux – et presque sexagénaire – « Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social », et signé Antoine Olivesi, historien de profession, spécialiste entre autres de l’histoire de Marseille – « et J. Raymond ». La notice est datée d’avril 2010, et il est dit qu’elle n’a connu aucune modification depuis. Plutôt longue (2700 mots, 17000 signes) et riche en détails, plutôt élogieuse également, et même franchement dithyrambique, cette notice célèbre Siméon Flaissières, figure imposante de la SFIO, maire de Marseille pendant 22 ans (1892-1902 puis 1919-1931), et sénateur pendant 24 ans (1906-1930), en soulignant « son affabilité, sa compétence, son dévouement, le désintéressement dont il témoignait auprès de ses clients pauvres », qui « lui valurent, notamment dans les milieux ouvriers, une grande popularité »…

Jusqu’à ce final, en apothéose :

« Flaissières offrit l’exemple assez rare d’une longue carrière poursuivie malgré les partis et malgré la presse. Il ne le devait pas qu’à son habilité politicienne. Tous ceux qui l’ont connu, amis ou adversaires, ont témoigné de sa douceur de caractère, de sa courtoisie, de sa bonté et de sa générosité. Dans le désordre financier d’une administration municipale qui éclaboussa beaucoup de ses partenaires et dans les compromissions du « sabianisme », il ne perdit jamais sa réputation d’homme probe. »

On y apprend, jusque dans le détail, la formation politique de Siméon Flaissières, sa carrière de médecin, son ascension, son élection et ses ré-élections à la mairie de Marseille, sa politique municipale, ses alliances, ses réalisations, son engagement social, ses positions dreyfusistes, et enfin ses éditoriaux anticommunistes dans Le Petit Méridional dans les années 20.

On n’y apprend rien, en revanche, et cela pose question, des positions violemment xénophobes et arménophobes du même Siméon Flaissières, exprimées elles aussi dans les années 20, publiées elles aussi dans Le Petit Méridional.

Au point qu’on en vient à penser que les Arméniens, n’ayant jamais bénéficié « de sa douceur de caractère, de sa courtoisie, de sa bonté et de sa générosité », n’appartiennent pas aux « milieux ouvriers » – ou n’en sont qu’une portion négligeable.

Si lesdits Arméniens n’étaient pas jugés extérieurs auxdits « milieux ouvriers », s’ils n’en étaient pas soustraits, s’ils comptaient, s’ils importaient, un « Dictionnaire du mouvement ouvrier » qui se veut une référence ne pourrait pas passer sous silence un fait aussi remarquable que le racisme viscéral de Siméon Flaissières à leur encontre, un racisme au service duquel l’édile mobilisa jusqu’à l’argument hygiéniste, avec toute son autorité de « médecin des pauvres ». Pour qu’on juge sur pièces, voici son écrit le plus célèbre sur la question, un écrit dont on fête cette année le centenaire. Nous sommes donc en 1923, et le maire de Marseille sonne l’alarme, exigeant qu’on « rapatrie sans délai ces lamentables troupeaux humains, gros danger public pour le pays tout entier » :

« Depuis quelque temps se produit vers la France, par Marseille, un redoutable courant d’immigration des peuples d’Orient, notamment des Arméniens. Ces malheureux assurent qu’ils ont tout à redouter des Turcs. Au bénéfice de cette affirmation, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de 3 000, se sont déjà abattus sur les quais de notre grand port. Après l’Albano et le Caucase, d’autres navires vont suivre et l’on annonce que 40 000 de ces hôtes sont en route vers nous, ce qui revient à dire que la variole, le typhus et la peste se dirigent vers nous, s’ils n’y sont pas déjà en germes pullulants depuis l’arrivée des premiers de ces immigrants, dénués de tout, réfractaires aux mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale. » [1]

Je disais que tout cela pose question. Cela pose, en réalité, une foule de questions. En voici trois, en particulier.

Tout d’abord : que nous disent ces déjections verbales sur le mouvement ouvrier français et sur sa capacité à « intégrer » ses franges les plus subalternes et les plus opprimées ?

Ensuite : que nous disent, sur les politiques de mémoire de la gauche française, et sur la capacité de cette gauche à assumer, affronter, critiquer son passé, ces dithyrambes et ces silences du Maîtron ? Alors que le racisme de Flaissières est notoire, connaissable en un clic sur Wikipedia.

Enfin : combien de temps toute cette saleté va-telle perdurer ?

P.-S.

Photos : réfugiés arméniens dans le Camp Oddo à Marseille, années 1920.

Notes

[1Siméon Flaissières, Le Méridional, 21 oct. 1923, cité in Anouche Kunth, « Dans les rets de la xénophobie et de l’antisémitisme : les réfugiés arméniens en France, des années 1920 à 1945 », Archives Juives, vol. 48, 2015.