« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. »
Viktor Klemperer [1]
Le verdict redouté est finalement tombé : les « cinq de Villiers-le-Bel » sont déclarés coupables de « tentative de meurtre » ou de « complicité », et condamnés à ce titre à des peines d’emprisonnement de trois à quinze ans, en l’absence de toute preuve solide et sur la base exclusive de « témoignages » anonymes et d’un unique « témoignage à découvert » des plus douteux [2]. Un texte précédent qualifiait déjà un tel jugement politiquement (de lynchage) et moralement (d’abjection) : les lignes qui suivent se contenteront donc de répertorier, sur la base d’observations directes et de compte-rendus d’audience [3], par quelle subversion du droit, de la pensée et – donc – du langage une telle abjection est rendue possible. Loin d’être exhaustif, le bréviaire qui suit ne donne qu’un rapide aperçu du langage d’exception qui soutient cette justice d’exception.
Terrorisme
Cour d’Assises du Tribunal de Grande Instance de Pontoise, lundi 28 juin 2010, 10h. On juge cinq personnes inculpées pour « tentative d’assassinat en bande organisée », sans preuves, sur la seule base de « témoignages sous X ». La présidente de la Cour annonce que les personnes qui devaient ce matin « témoigner sous X », par « visio-conférence », viennent de se désister. En remplacement, elle appelle à la barre le coordonnateur de « l’enquête ».
L’enquêteur raconte : Au départ, nous n’avions aucun élément. L’enquête classique était impossible. Nous avons distribué un appel à témoignage dans les boites aux lettres des cités de Villiers-le-Bel. Le premier n’a rien donné : il y avait un tel terrorisme dans la cité que personne n’osait témoigner. Deux jours plus tard nous avons rédigé un deuxième appel, en rajoutant qu’une rémunération serait possible.
Imagination
Un avocat des parties civiles (la police) le relance : Parlez nous de ce terrorisme que vivent les habitants de Villiers-le-Bel.
L’enquêteur : Je n’ai pas d’exemples précis en tête, mais ce sont des pneus crevés, des menaces verbales, des agressions physiques. Il n’y a pas eu de menaces directes à ma connaissance, mais j’imagine que les gens n’étaient pas sans crainte.
Impossible
L’enquêteur, un peu plus tard : L’enquête paraissait impossible au départ, moi même je me suis dit…
Cette phrase ne sera jamais finie. L’enquêteur enchaîne sur autre chose.
Évidence
Un avocat des accusés : Vous avez insisté pour distinguer l’information,qui peut être rémunérée, car elle sert seulement à tester des pistes pour l’enquête, et le témoignage sous X, utilisable pour l’inculpation, et qui ne saurait être rémunéré. Les enquêteurs qui recueillaient les informations ou les témoignages ont-ils été aussi clairs, ont-ils annoncé clairement aux personnes qui se présentaient que le témoignage excluait toute rémunération ?
L’enquêteur : Je ne sais pas, ce n’est pas moi qui ait mené les entretiens, je n’ai fait que coordonner l’ensemble.
L’avocat : Mais vous n’avez donné aucune consigne dans ce sens ?
L’enquêteur : Non, car pour moi c’était évident.
L’avocat : Vous insistez pour qu’on distingue l’information rémunérable du témoignage non-rémunérable, vous dites que cette distinction est évidente, pourtant l’appel que vous avez distribué dans les boîtes entretenait la confusion puisqu’il parlait de rémunération et s’intitulait « Appel à témoignage ». Pourquoi ne pas avoir plutôt utilisé dans ce texte le terme « informations » ?
L’avocat, plus tard : Avez vous au terme de cette enquête des preuves scientifiques de la culpabilité des accusés ?
L’enquêteur : Non, mais on savait dès le début que les gens qui avaient fait ça n’allaient pas laisser de traces.
L’avocat : Comme toujours.
L’enquêteur : Comment ça ?
L’avocat : Je veux dire que ça n’a rien d’exceptionnel : toute personne qui commet un crime ou un délit essaye d’effacer toute trace compromettante…
L’avocat, plus tard : Vous opposez les informateurs aux témoins, mais ce n’est pas aussi clair dans le dossier : un informateur devient, quelques semaines plus tard, un témoin. Comment l’expliquez vous ?
L’enquêteur : Je ne sais pas, je suppose qu’il avait mal compris.
Un autre avocat : Vous avez dit que l’informateur vous aide en partant à la recherche d’informations. Cela consiste en quoi, précisément, quelle différence entre rapporter une information et rapporter une rumeur ?
L’enquêteur : Effectivement, c’est un risque. Mais nous faisons un travail d’enquête ensuite.
L’avocat : Pensez-vous que la motivation d’un informateur peut être d’obtenir un arrangement de son casier judiciaire ?
L’enquêteur : Cela peut être aussi le civisme.
Irrationnel
Un enquêteur vient expliquer pourquoi le témoin qu’il a interrogé ne s’est finalement pas présenté : Il est terrorisé. Il vient d’y avoir une tentative de meurtre à Villiers-le-Bel ce weekend, dont je précise qu’elle n’a aucun rapport avec cette enquête, mais les gens ont parfois des peurs irrationnelles. Le témoin à qui j’ai parlé a peur d’être reconnu, malgré l’anonymat [4], mais encore une fois, les gens ont parfois des réactions irrationnelles.
Un avocat : Un de vos témoins a fait part dans sa déposition de sa volonté d’être rémunéré, il est donc venu comme informateur, pour devenir ensuite témoin. On a rappelé ce matin que ni sur le moment, ni plus tard, il ne lui avait été dit expressément qu’il ne serait pas rémunéré. Est-ce qu’il ne s’est pas désisté tout simplement parce qu’il a compris qu’il ne serait pas rémunéré ?
L’enquêteur : Je ne le crois pas.
Potentiel de dangerosité
Une enquêtrice vient ensuite expliquer la défection de « son » témoin : Il est terrorisé. Au fil des mois, il avait déjà exprimé sa peur de témoigner, et nous avions dû insister pour qu’il accepte de venir. Les événements de ce weekend l’ont finalement dissuadé de venir. Il a peur des représailles, il dit que les accusés ne sont pas des enfants de chœur.
La présidente : Et pour votre part, que pensez-vous de cette formule ?
L’enquêtrice : Effectivement il y a un potentiel de dangerosité.
Ressenti
Une avocate de la défense : Pouvez-vous nous dire sur quels éléments vous vous fondez pour parler de potentiel de dangerosité ?
L’enquêtrice : Pas d’élément particulier. J’ai voulu dire qu’effectivement, il y a un danger. C’est un ressenti, que je peux partager.
L’avocate : Cela ne répond pas à ma question.
L’enquêtrice : Vous m’avez demandé mon ressenti, je vous le donne.
L’avocate : Non, je vous avais demandé une opinion.
Sincérité
Un avocat de la défense : Le problème, c’est que ces témoignages n’ont fait l’objet d’aucun travail d’investigation complémentaire. Il y a un précédent célèbre : l’Affaire Pierre Goldman, où l’accusé avait été reconnu formellement par un témoin, et où il avait fallu attendre la Cassation pour que soit établi que le témoin, étant donnée sa myopie, la distance, la lumière, ne pouvait pas identifier qui que ce soit. Or, dans le dossier présent, il n’y a aucune trace d’une quelconque interrogation sur ces paramètres.
L’enquêtrice : Je suis certaine de la sincérité de mon témoin.
L’avocat : Mais justement, je ne vous parle pas de sincérité. Ce qui doit nous préoccuper n’est pas la sincérité mais la matérialité des faits, c’est très différent.
Protection de l’anonymat. 1.
L’enquêtrice : Mon témoin était sincère. Il a reconnu l’accusé de sa fenêtre, à la cité du Bois Joli. Toute précision sur la distance ou sur le fait que mon témoin porte des lunettes irait contre la protection de son anonymat.
Un avocat : Mais sans nous révéler ces éléments, vous pouviez les traiter dans votre investigation, aller voir par vous même sur les lieux, pour évaluer ce qu’on pouvait effectivement voir.
L’enquêtrice : Ce n’était pas possible, le climat était trop hostile dans la cité. Mon intégrité était en péril.
Un autre avocat : Mais vous pouviez y retourner plus tard ou même aller ailleurs, mais en vous plaçant dans des conditions comparables à celles du témoignage – le même étage, la même distance, la même heure de la journée ou de la soirée – pour évaluer ce que le témoin pouvait effectivement voir et reconnaître. Or, vous ne l’avez pas fait.
L’enquêtrice confirme que non.
Protection de l’anonymat. 2.
L’après midi, un seul des « témoins sous X » se présente. Lors d’une première déposition le 6 décembre 2007, il a mis en cause d’autres personnes que les actuels accusés. Dans une seconde déposition, le 22 février 2008, il est revenu sur ses propos pour finalement mettre en cause l’un des accusés. Lorsqu’on lui demande pourquoi, il explique que c’était pour s’assurer de son anonymat. Lorsqu’on lui demande comment il a pu identifier l’accusé alors que les policiers ont déclaré qu’il était cette nuit-là impossible d’identifier qui que ce soit, il répond qu’il y avait assez de lumière.
Flash. 1.
Le lendemain, le désistement des autres témoins est compensé par le miraculeux flash – ce sont ses termes – d’un policier déclarant avoir reconnu un des accusés huit jours plus tôt, à l’ouverture du procès. Ce même policier avait pourtant déclaré au lendemain de l’émeute qu’il ne pouvait absolument pas reconnaître le ou les tireurs.
Inconscient
Cela vient peut-être de l’Inconscient, lui souffle la présidente de la Cour. Oui, on peut penser que c’est Freud, répond mystérieusement le nouveau témoin.
Ethnies
Deux autres policiers présents sur les lieux ont déclaré avoir cru voir un tireur maghrébin, et non un Noir. Le policier reste formel : Même si je ne suis pas ethnologue, je sais faire la différence entre les ethnies, et notamment entre les traits grossiers des Africains de l’Ouest et les traits plus sémitiques des Africains de l’Est.
Flash. 2.
Un autre miracle a eu lieu la semaine précédente, avec le témoignage d’un témoin de dernière minute, le seul qui soit à visage découvert – ce qui est décisif puisqu’une Cour n’a pas le droit de condamner sur la seule foi de témoins anonymes. Il s’agit de l’ancien co-détenu d’un des accusés, qui affirme s’être récemment souvenu que ledit accusé lui aurait confié avoir tiré sur des policiers dans le but de les tuer.
Les avocats de la défense produisent des plaintes et des attestations où l’ex-compagne de ce témoin dénonce son côté manipulateur et mythomane, et raconte par exemple qu’il s’est prévalu d’être policier et de travailler dans le service de sécurité du président Nicolas Sarkozy. Le témoin est par ailleurs pris en flagrant délit de mensonge pendant l’audience : il se présente comme condamné pour des violences sur sa femme, alors que les avocats des accusés révèlent qu’il a été reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs.
Chair
À l’annonce du verdict, l’avocat de policiers blessés se félicite d’une décision qu’il qualifie de juste car les policiers ont été blessés dans leur chair.
Tout est dit : lorsqu’au mépris de la présomption d’innocence et de la charge de la preuve, le droit parle à ce point la langue de l’affectivité et du « ressenti », ce n’est rien d’autre qui se déploie que la pulsion de vengeance, le fantasme, la phobie et le préjugé de classe, de territoire et de race – et la plus brutale, la plus odieuse des injustices.