Ces politiques comprennent l’ensemble des équipements sociaux, crèches, garderies mais aussi horaires scolaires, encadrement des enfants hors horaires scolaires, et les allocations diverses, qui existent en grand nombre et visent à répondre à des situations précises, comme celles des parents seuls, des femmes divorcées ou séparées, etc.
Là aussi, il est nécessaire de se poser des questions. Par exemple, l’allocation de “ parent isolé ” a été créée parce que seulement 1/3 des pensions dues aux enfants par les pères divorcés sont versées. L’Etat est censé récupérer cet argent auprès d’eux. Mais dans la plupart des cas c’est impossible. Qui paie alors ?
Les crèches et garderies : on considère qu’elles sont au service des femmes, faites “ pour les femmes ”. La partie que l’Etat paie est vue par la société comme un cadeau fait aux femmes. Quant à la partie qui n’est pas gratuite, elle est déduite aussi du seul salaire de la femme, et non du revenu du ménage ; pas officiellement, mais dans la comptabilité interne des couples. Les ménages considèrent que c’est le travail de la femme qui est remplacé, et que c’est sur son revenu que ce remplacement doit être prélevé et que les femmes paient donc le remplacement de “ leur ” travail. Mais en réalité les crèches et garderies remplacent une partie du travail parental. Les femmes font leur part, les hommes non ; c’est donc la part de ces derniers que les équipements sociaux réalisent. Pourquoi les contribuables paieraient-ils la part des pères en finançant ces équipements.
On peut aussi considérer qu’une partie des charges des enfants doit être socialisée, effectuée par la collectivité et c’est d’ailleurs déjà largement le cas. Mais quelle partie ? Jusqu’à quel point veut-on socialiser les soins aux enfants, l’éducation et la garde des enfants ? Quelle part estime-t-on que les parents doivent garder ? Et dans quelle mesure la collectivité doit-elle dédommager les parents du temps et des efforts consacrés à l’entretien et à l’éducation des enfants, quand ces parents en gardent le contrôle ? Ce sont des discussions – l’une sur la socialisation de l’élevage, l’autre sur la charge financière de l’élevage privé que doit porter la collectivité – auxquelles on ne peut échapper quand on parle des équipements sociaux.
Beaucoup d’allocations prennent la place des pères défaillants, en temps ou en argent, en compensant le temps ou l’argent qu’ils ne donnent pas. Cela soulage-t-il les femmes ? Non. La charge de travail et la pauvreté des mères seules sont bien connues. Cela soulage les hommes des devoirs qu’ils avaient. Ce qui est subventionné, c’est la capacité des hommes de consacrer tout leur temps à leur travail ou à leurs loisirs sans qu’il leur en coûte rien pécuniairement.
Les éléments de l’équation et les domaines possibles de changement
Les femmes sont exploitées sur le marché du travail de deux façons complémentaires et non mutuellement exclusives, mais généralement successives au cours de leur vie : soit en en étant exclues, soit en y étant incluses dans des conditions discriminatoires. Elles sont exploitées dans leur foyer par l’obligation d’accomplir du travail gratuit pour leur conjoint et/ou pour des enfants ; par l’absence de droits propres à la couverture-maladie et à la retraite longtemps après que les unions ont été dissoutes par le divorce ou la mort et que les enfants sont partis. Rien de ceci ne serait possible sans que l’Etat ne le tolère, qu’il s’agisse de l’absence de droits propres ou de la discrimination sur le marché du travail.
Plus encore, rien de ceci ne serait possible sans que l’Etat ne l’encourage en omettant, par exemple, de considérer le travail des femmes d’indépendants comme ce qu’il est : une forme de travail au noir. Comme ce travail n’est pas foncièrement différent du travail ménager, on peut considérer que l’ensemble du travail domestique dans le mode de production patriarcal est une forme de travail au noir. L’Etat fait plus que l’encourager : il subventionne ce système. La Sécurité sociale paie la couverture-maladie des femmes-au-foyer à la place de leurs maris qui exploitent leur travail et, par les pensions de réversion, la retraite des femmes qui “ ne travaillent pas ”, toujours à la place du mari. Tous ces coûts, qui représentent une grande part du fameux “ trou de la Sécurité sociale ”, sont supportés par le reste des cotisant·e·s : les femmes qui travaillent en particulier paient pour aider à l’exploitation des autres.
Le Trésor public fait cadeau aux hommes, par le quotient conjugal, de sommes qui leur permettent d’avoir "une femme-au-foyer". Là encore, puisque l’Etat, comme il nous le répète avec raison, ne fabrique pas de fausse monnaie, et que ce qu’il donne d’un côté, il faut bien qu’il le reprenne de l’autre, c’est le reste des contribuables qui paie, dont au premier chef les femmes “ actives ”.
Tout cet argent pourrait être employé à assurer l’indépendance économique des femmes ; mais tout au moins pouvons-nous exiger qu’il ne soit pas dépensé pour assurer leur dépendance et leur exploitation. Tout au moins pouvons-nous demander que l’Etat cesse de subventionner le système patriarcal.
Jusqu’ici, les solutions proposées, y compris par les féministes, ont brillé par leur timidité et surtout leur refus de mettre en cause les avantages acquis des hommes. Les revendications sont adressées aux patrons, ou à l’Etat, jamais aux hommes. Au Nord de l’Europe, certaines féministes proposent de reconnaître le travail ménager des femmes en assurant un revenu garanti aux mères. C’est la tendance de bien des Etats aussi, et c’est en partie réalisé en Allemagne.
En France, ce type de solution n’est pas en faveur ; les femmes veulent travailler. L’Etat parle de “ conciliation travail-famille ” depuis vingt ans, pour les seules femmes (voir entre autres Delphy, 1995 et Junter-Loiseau, 1999) ; aussi récemment qu’avril 2003, un ministre français, annonçant de nouvelles mesures pour la garde des enfants en bas âge, déclarait vouloir permettre aux Françaises de travailler – apparemment les parents-hommes n’ont pas de problèmes pour travailler hors du foyer. La conciliation consiste à rendre le cumul du travail salarié avec le travail ménager plus facile pour toutes les femmes. Si on suivait cette voie, on arriverait à la situation de l’ancienne RDA, où toutes les femmes travaillaient : 90 % de femmes au travail, autant que les hommes.
Ces solutions, proposées ou réalisées, sont-elles satisfaisantes ? Ou plutôt, à quoi sont-elles des solutions ? On a souvent l’impression qu’aux yeux des politiques ou même des intéressées, les équipements sociaux se substituent au travail ménager. Mais c’est totalement faux. Les crèches et autres “ équipements sociaux ” ne réalisent la prise en charge des enfants que pendant les heures de travail – personne ne demande d’ailleurs qu’elles fassent plus, personne ne souhaite pour l’instant que les enfants soient élevés entièrement dans des institutions collectives. Les enfants reviennent de la crèche (et pas tout seuls). Les enfants mangent – les adultes aussi . Les équipements sociaux permettent certes aux femmes de quitter la maison pour aller travailler au dehors pendant une partie de la journée. Ils ne se substituent pas au travail qui reste à faire quand les adultes rentrent du travail et les enfants de la crèche ou de l’école. Ils “ permettent ” aux femmes de travailler, mais ne réduisent en rien le travail à la maison. Le problème du travail ménager reste donc entier.
L’extension bien documentée du travail des femmes à l’extérieur (voir par exemple Laufer, Marry et Maruani, 2001) n’a pas produit à elle seule une nouvelle répartition du travail ménager : les chiffres sont les mêmes depuis 50 ans. La technique ne diminue pas les heures de travail ménager, presque le contraire, puisque certaines tâches, comme le ménage, ont augmenté en quantité absolue.
C’est une hypothèse qu’il faut prendre au sérieux. C’est certainement ce qui se passait en RDA avant la réunification de l’Allemagne. Toutes les femmes travaillaient, et tous les enfants avaient une place en crèche à partir de un an. Les femmes étaient cependant distribuées dans le marché du travail exactement comme en Europe occidentale, faisaient tout le travail ménager et tous les soins aux enfants – car là non plus, les enfants ne couchaient pas à la crèche. Les féministes est-allemandes, avant la réunification, parlaient non pas de la double, mais de la triple journée : travail salarié, travail ménager et soins aux enfants (Marx Ferree, 1996).
Nous devons tenir compte des résultats de cette expérience, qui a mené jusqu’au bout la “ politique de conciliation ” prônée aujourd’hui en Occident. L’ex-Allemagne de l’Est a été une expérience de laboratoire en grandeur réelle : toutes les revendications habituelles des féministes occidentales y ont été réalisées.
Quelles leçons les Allemandes de lEst en ont-elles tiré et quelles leçons pouvons-nous tirer ?
D’une part, et de façon qui peut nous surprendre, une grande partie des Allemandes de l’Est enviaient les Allemandes de l’Ouest, qui n’avaient pas à travailler au dehors, étaient des mères-au-foyer à temps plein, grâce à l’absence de crèches, d’écoles maternelles, de déjeuners scolaires en primaire, et à l’existence d’une allocation maternelle. Ce qu’elles enviaient, c’est que ces femmes, comme les femmes-au-foyer en France, ne font “ que ” 50 heures de travail par semaine. En effet, la seule situation où une femme avec enfants travaille moins de 70 heures par semaine, c’est quand elle est une femme-au-foyer.
La situation de la RDA doit nous faire prendre conscience de ce que la nôtre ici est à double tranchant : certes, le travail est la seule voie de l’indépendance, et c’est la voie que les femmes en France ont prise et prennent. Mais c’est une voie extrêmement coûteuse en travail et en fatigue physique et morale. La double journée des femmes les mène au bord de l’épuisement. Cet épuisement peut lui-même déboucher sur une colère qui les pousse à exiger le “ partage des tâches ”. Mais de qui doivent-elles l’exiger, et comment ? Quelles sont leurs possibilités de négociation dans le ménage ? Elles ne sont pas nulles, mais elles sont faibles. Les femmes se lassent d’être en conflit permanent (Cresson et Romito, 1993), car rien n’est plus dur que combattre un individu qui vous oppose une force d’inertie et un chantage implicite ou explicite : “ il y a beaucoup de femmes seules qui me prendraient tel que je suis ”.
L’épuisement peut aussi contraindre à lâcher prise : à accepter ou à chercher un travail à mi-temps. Avec le mi-temps, la dépendance vis-à-vis du salaire du conjoint augmente, la quantité et surtout la légitimité du travail domestique aussi. L’épuisement conduit également à accepter des mesures telles que l’APE (qui va en France être étendue au premier enfant alors qu’elle ne concerne pour le moment que les enfants de rang deux et plus) qui poussent les femmes hors du marché du travail, et annihilent le degré d’indépendance acquis avant. Quand le nombre d’heures de travail fait par une individue non seulement rend tout loisir impossible, mais arrive quasiment à la limite physiologique, on est dans une situation où tout est envisageable. Qui dit qu’un tribun, ou un gouvernement de droite ne pourrait pas faire l’offre d’un salaire maternel conséquent qui ferait retourner toutes les femmes en arrière, juste pour ne plus travailler comme des brutes ?
Une autre des leçons de l’ex-RDA, c’est que les équipements sociaux ne doivent pas être demandés “ pour les femmes ”, vus comme remplaçant leur travail. Car il n’y a pas de cadeau. Les mesures “ pour les femmes ” sont utilisées contre elles, comme les femmes de RDA l’ont découvert. Or la question de la “ conciliation ” se passe entre les femmes et l’Etat, les femmes et les syndicats, les femmes et les patrons. Les hommes ne sont en rien concernés par la “ conciliation ”. Qu’il y ait des équipements sociaux ou non, leur situation n’en est pas changée pour autant : leur droit au travail est toujours assuré, ainsi que leur droit de ne rien faire à la maison. Pour que ces mesures ne soient pas des cadeaux empoisonnés, des cadeaux payants, il faudrait que la demande vienne des hommes autant que des femmes, et on vient de voir qu’ils n’ont aucune motivation à le faire. Il me semble que ce que cette impasse démontre, c’est que les hommes ne demanderont rien tant que ce ne sera pas leur affaire, et que ce ne sera pas leur affaire tant qu’ils n’auront rien à gagner à ces mesures sociales. Or pour qu‘ils aient à y gagner, il faudrait qu’ils aient à perdre à leur absence. En d’autres termes, il faudrait que le partage des tâches précède la demande d’équipements.