De quoi parle-t-on quand on étudie des reconversions militantes ? S’agit-il de passages de l’extrême-gauche à la gauche ? De la gauche « révolutionnaire » à la gauche « réformiste » ? De la gauche à la droite ? Et pourquoi pas l’inverse ? Ou encore de retraits du militantisme ? Mais la reconversion n’est-elle qu’idéologique ? N’y a-t-il pas aussi, dans le mot « reconversion », l’idée d’une opération bénéfique, et donc d’un reclassement professionnel ? Comment alors articuler les deux phénomènes ?
Comme l’a souligné Brigitte Gaïti à propos de la constance ou de l’inconstance, les schèmes moraux de classification ne sont jamais autant mobilisés que dans les périodes qui suivent les conjonctures de forte mobilisation, dans la mesure où ils « offrent de nouveaux repères et points d’appui à la fois aux protagonistes et aux commentateurs, permettant d’ordonner rétrospectivement la confusion des événements, dessinant pour finir un sens de l’histoire » [1]. Les « reconversions », « reclassements », « reniements », ou « trahisons » sont ainsi devenus des mots par lesquels se mène la lutte pour l’interprétation légitime de mai 1968, et, plus largement, des mouvements sociaux et de leur après-coup.
Sans doute ce travail sur les reconversions militantes prend-il sa source dans une interrogation sur les conditions sociales de possibilité de l’engagement militant et de sa durée, interrogations qu’alimente l’image de ces renégats à qui « tout a profité » [2]. Pourtant on ne saurait trouver de réponse à ces interrogations en traçant des frontières entre « trahison » et « fidélité », entre ‘arrivistes » et « désintéressés ». Si ce livre apporte des éléments de réflexion, c’est plutôt par son approche de l’objet, et plus précisément par son entrée dans la sociologie du militantisme par les « devenirs militants » [3], c’est-à-dire par les transformations des dispositions militantes formées antérieurement ou dans le cours même de l’engagement.
Cette attention portée aux dynamiques qui sont au principe des engagements repousse la perspective au-delà d’une génération singulière. En outre, étudier le réinvestissement de dispositions militantes conduit, en dehors des mobilisations, politiques, vers d’autres espaces du monde social. L’éventail des trajectoires militantes s’élargit, et dilue la figure centrale du renégat dans un répertoire de trajectoires diversifiées : les engagements déclinent, perdurent, se déplacent dans d’autres organisations ou associations, ou s’investissent dans l’activité professionnelle.
Si l’ensemble des contributions permet de repérer des familles de trajectoires, le thème des reconversions militantes ne se limite donc pas à « la génération 68 ». Il offre plutôt, nous le verrons, un site d’observation des mutations de l’action sociale dans un contexte de refonte de l’Etat-providence.
On voudrait souligner ici les pistes tracées par les contributions, et notamment les trois perspectives qui sont proposées pour analyser les reconversions : déplacement dans l’espace social d’abord, transformations et valorisations de ressources spécifiques ensuite, et recompositions identitaires enfin.
Déplacements
Les reconversions peuvent franchir toute la distance qui sépare des pôles diamétralement opposés du champ politique, et certaines trajectoires apparaissent comme autant d’énigme à déchiffrer : ancien syndicaliste aujourd’hui patron ou militants américains naguère trotskistes devenus conseillers du président Reagan en sont des exemples frappants.
Mais les reconversions militantes permettent d’analyser, au-delà du champ politique, des déplacements vers des champs professionnelles multiples. Il peut s’agir du champ artistique, du monde universitaire ou académique, de l’expertise, du conseil, de l’action juridique, ou encore l’action publique proprement dite.
Certains contextes politiques favorisent ces reclassements professionnels : scissions et dissensions au sein du mouvement gauchiste dans la deuxième moitié des années 1970, arrivée au pouvoir du Parti socialiste en 1981, effondrement du mur de Berlin en 1989. Ces tournants sont marqués à la fois par des événements historiques et des ruptures biographiques : une fois close la situation d’apesanteur sociale autorisée par la vie d’étudiant militant [4], l’entrée dans la vie professionnelle conduit à réinvestir des dispositions militantes restées inemployées après le départ des organisations de gauche ou d’extrême-gauche.
Se reconvertir, pour les militants, ce n’est pas seulement, ni nécessairement « changer d’idées », c’est aussi se déplacer dans l’espace social. De sorte que l’observation du militantisme s’élargir à des situations diversifiées : certains ne militent plus, d’autres militent autrement ou ailleurs, certaines activités professionnelles ou professionnalisées restent empreintes d’un registre militant tantôt revendiqué, tant euphémisé, en tous cas redéfini. Finalement, la tension entre engagement désintéressé et professionnalisation n’apparaît pas toujours contradictoire. L’adhésion à des « idées », l’engagement dans des partis, et, au même titre, le désengagement, sont envisagés en situation, c’est-à-dire dans le contexte de contraintes professionnelles ou des logiques de différents champs. Et ce sont ces situations qui expliquent les usages diversifiés des registres militants et professionnels.
Un certain nombre de contributions soulignent le lien entre la montée en force des politiques néo-libérales et l’apparition de nouveaux espaces d’intervention et d’engagement professionnel. Ces militants, en investissant et en développant ces espaces (notamment la politique de la ville, l’humanitaire ou le conseil en entreprises), injectent, dans la rhétorique managériale qui les sous-tend, des mots d’ordre d’inspiration morale et/ou politique.
L’articulation des points de vue de la sociologie du militantisme et de la sociologie des professions porte ainsi au jour les nouveaux avatars de la défense des « pauvres nécessiteux » [5], des assemblages singuliers entre engagement philanthropique et/ou politique et professionnalisation, mais aussi une métamorphose de l’Etat social. Progressivement délesté de son rôle de régulateur macroéconomique et de redistributeur social, rabattu sur d’autres missions et d’autres objets, l’Etat laisse la place à d’autres interventions : organisations humanitaires, bénévoles associatifs, expertise privée. L’analyse des reconversions militantes souligne ainsi les conditions sociales de la « récupération des idées de Mai 68 » [6], dans l’action publique ou l’entreprise.
Capitalisations
Ces trajectoires ne sont possibles que par la « conversion » d’un capital militant ou politique qui suppose une transformation conforme aux règles des nouveaux espaces où il est investi. Les textes regroupés dans ce livre contribuent aussi à dégager quelques règles de l’économie de ce bien symbolique spécifique.
Les ressources accumulées au cours des expériences militantes passées et mobilisées au cours de nouvelles activités frappent par leur diversité : « prestige moral » que procure l’engagement auprès des plus défavorisés ; réseaux sociaux constitués au fil des engagements et qui prennent de la valeur quand les anciens camarades accèdent à des positions de pouvoir.
Mais le capital militant, c’est aussi l’habitus politicien constitué d’un ensemble de savoir-faire : de l’habitude d’animer des groupes et d’organiser des réunions à la capacité de les manipuler, de la rédaction improvisée à la connaissance du monde politique et des grilles de lecture politique. C’est enfin une assurance qui permet aux militants issus des classes populaires de réduire leur sentiment d’ « indignité culturelle », et rend aussi possible l’accès à la parole et au savoir [7].
Ces opérations de reconversion ne vont pas de soi. Comme le montrent Daniel Gaxie et Michel Offerlé, les militants issus du monde associatif et devenus députés, sénateurs ou ministres à la faveur de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, ont pu faire valoir des ressources inhabituelles dans le jeu politique, mais « l’appropriation d’un capital collectif ne peut que partiellement compenser l’insuffisance des ressources personnelles et se heurte à des handicaps difficilement surmontables quand il n’a pas d’autres titres à faire valoir » [8]. Le volume de capital scolaire reste alors déterminant.
En outre le capital militant ne peut, dans la plupart des cas, devenir un atout que si les champs professionnels ont eux-mêmes subi des transformations.
La mobilisation du capital militant n’est souvent qu’une première étape, qui, pour être couronnée de succès, doit s’accompagner « d’un long et patient travail d’accumulation et de conversion de capital [en vue de] transmuer un capital associatif multiforme en capital collectif politique puis en capital partiellement personnel » [9]. Mais l’issue reste incertaine. Et parfois, les militants eux-mêmes sont évincés.
La mobilisation de ces savoir-faire passe souvent par un travail discursif évacuant toute conflictualité au profit d’une vision plus « pacifiée » du monde social. Cette inflexion consensuelle se traduit par des déplacements qu’indiquent les adjectifs « social » ou « engagé » plutôt que « militant ». Ceux qui savent et osent reformuler leur parcours dans un registre plus consensuel sont d’ailleurs souvent les plus dotés : la capacité d’endosser les formes aujourd’hui « légitimes » de l’engagement (le rejet de l’ « idéologie » au profit du « pragmatisme » et du « concert » est socialement produite.
Ces conditions de la valorisation du passé militant attirent l’attention sur la situation d’enquête et sur la prégnance de figures aujourd’hui valorisées et disqualifiées de l’engagement. Cependant, la manière même dont la reconversion est décrite et justifiée, loin de n’être qu’un biais qui ferait de la reconstitution des trajectoires de simples reconstructions, offrent un matériau supplémentaire pour analyser ces trajectoires. Si le travail de reconversion est aussi un travail discursif, qui implique de trouver les mots pour reconstruire une identité, de développer autrement l’engagement, le récit de la trajectoire militante livre autant d’indications sur les modalités des reconversions.
La gamme des professions que les anciens militants ont le plus de chances d’investir semble entretenir des relations étroites avec le type de ressources accumulées. Marnix Dressen fait remarquer que de nombreux militants maoïstes « établis » sont devenus enseignants ou chercheurs, ou se sont dirigés vers le travail social, autrement dit vers des lieux où leur goût de l’enquête et leurs convictions pouvaient trouver un nouveau champ d’application [10]. C’est en effet dans certaines professions que compétences rhétoriques et ressources relationnelles peuvent se reconvertir, un peu à la manière du capital culturel et du capital social hérité qui permettent, en l’absence de consécration par le système scolaire, d’opérer ces « rétablissements symboliques » dont parle Pierre Bourdieu. Les professions où ce rétablissement est possible [11] ne jouent-elles pas aussi le rôle de « refuges honorables » pour d’anciens militants dont les années d’activisme ont pu suspendre le cours prévisible des trajectoires ?
Toutefois, pour réinvestir, dans ces professions, ces ressources accumulées dans l’univers militant, donc exogènes, encore faut-il que les droits d’entrée ne soient pas trop institutionnalisés [12]. Sans doute est-ce pour cela aussi que les moments où se constituent de nouvelles professions (l’humanitaire, les « nouveaux métiers de la ville ») ainsi que les alternances politiques sont particulièrement favorables aux reconversions.
Conversions
Les issues de ces investissements sont divers : ils peuvent conduire à des reclassements fulgurants, mais ils peuvent n’être que de simples solutions de rattrapage. Néanmoins cette analyse en termes de capital n’épuise pas la réalité des reconversions. Comme le rappel Pierre Bourdieu, « L’illusio qu’exige et produit l’appartenance à un champ exclut le cynisme […] : ainsi, par exemple, dans le champ littéraire ou artistique, les reconversions - d’un genre à un autre, d’une manière à une autre etc. – sont vécues – et doivent sans doute l’être pour réussir – comme des conversions » [13].
Le terme de conversion, au sens religieux du terme, indique un troisième élément de l’objet étudié ici. Dès lors qu’elles impliquent des déplacements dans l’espace social, les reconversions militantes s’apparentent aussi à des « conversions », c’est-à-dire à des transformations affectant les manières d’être et de penser.
Néanmoins l’identité gauchiste n’est pas partout, et au même degré, un stigmate dont il faut se débarrasser. Le nouveau consultant doit se défaire de ses anciennes manières de syndicaliste pour se plier aux manières d’être, de dire et de faire en vigueur dans son nouvel univers professionnel : nécessité qui pèse à l’occasion de ces « situations classées et classantes » comme les repas d’affaires, « auxquelles ont ne peut faire face parce qu’on ignore la façon légitime de s’y comporter étant donné ce qu’elles sont et ce que l’on est » [14].
L’exigence de changement n’est pas seulement externe, elle est aussi liée aux contraintes de sens auxquels sont soumis les acteurs. Pourtant, ces contraintes ne sont pas univoques : à l’exigence de changement se mêle aussi l’obligation de fidélité à soi. Cette double dimension permet de comprendre le mélange d’inertie et de recomposition qui caractérise les devenirs militants.
La ferveur de certains reconvertis peut égaler la foi des « miraculés scolaires », dans l’idéologie de l’institution qui les a distingués. Mais l’effet d’hysteresis pèse sur la redéfinition des identités, si bien que les reconversions militantes sont parfois vécues comme un réenchantement. Le plus souvent, le changement (de positions) et la continuité (souvent vécue et revendiqué) se combinent dans une volonté affichée de changer de monde, mais qui peut se réduire à une simple « manière d’être de son temps », une posture compatible avec les idéologies les plus diverses, quand ils ‘agit de « moderniser l’Etat » ou de « lutter contre les archaïsmes ».
L’analyse des « styles » est sans doute le lieu où se laissent le mieux analyser les redéfinitions identitaires. Ces styles s’incarnent dans des discours, dans des stratégies de présentation de soi (l’ironie, la désinvolture, le sens de la provocation apparaissent comme des marques d’un esprit toujours critique), mais aussi dans les nouvelles pratiques, notamment professionnelles.
L’analyse des pratiques permet également de faire apparaître les limites des reconversions militantes. Loin d’être toujours des ascensions fulgurantes, elles sont parfois douloureuses, problématiques. Notamment quand la transformation de préoccupations militantes en compétences professionnelles est confrontée à l’existence de concurrents. L’engagement humanitaire suscite de nombreuses désillusions, notamment lors de la découverte du « terrain » que représente le départ en mission. La confrontation en face-à-face avec la population locale peut devenir une véritable épreuve qui révèle les contradictions et les impasses de ce nouveau dévouement : occultation des conflits et des relations de pouvoir qu’impliquent la vision managériale du monde et l’approche techniciste des problèmes sociaux qui ont cours dans certaines organisations humanitaires.
Ces travaux sur celles et ceux qui ont arrêté de militer, ou dont les engagements se sont recomposés, non sans bénéficies matériels parfois, pourraient n’avoir qu’un effet désenchanteur et finalement entretenir le discours ambiant sur la « fin des idéologies » et le retour de l’ « individualisme ». En mettant l’accent sur les processus engagés dans les reconversions, il s’agissait de prolonger une interrogation de l’hypothèse de nouvelles générations militantes. Les mouvements sociaux récents reposent en fait sur la rencontre entre des jeunes sans passé militant et des « anciens » qui réactualisent leurs compétences [15]. Parallèlement les engagements militants décrits comme « totaux » ne se soldent pas nécessairement par le retrait, mais continuent à agir sous des formes et dans des espaces diversifiés.
En outre, ces contributions ne confirment pas la thèse de la fragilité des engagements idéologiques, confrontés à la force des « petits intérêts ». Les idées, dans les trajectoires évoquées ici, ne comptent pas pour rien ; elles ne sont pas seulement des outils mis au service des tentatives de reclassements ; elles ne se réduisent pas à un esprit du temps propre à une génération, et qui se transforme au gré des grands événements de l’histoire.
Elles façonnent les trajectoires et le monde social dans la mesure où, mobilisées, transformées, reformulées selon les contextes et les interlocuteurs, elles jouent comme des ressources ; incorporées sous la forme de dispositions, elles génèrent des contraintes. C’est sous cette double forme qu’elles interviennent dans le cours de carrières qui s’avèrent indissociablement militantes et professionnelles.