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« Let’s talk about sex ! »

Rap féminin et sexualité, entre respectabilité, défi et puissance d’agir

par Keivan Djavadzadeh
13 février 2022

Consacré aux rappeuses, le livre de Keivan Djavadzadeh, Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien, apporte un démenti aussi implacable que bienvenu à un lieu commun tenace : le rap, dominé par des hommes misogynes, ne laisserait aucune place aux femmes, ou très peu. En deux cent pages remarquablement informées et problématisées, Keivan Djavadzadeh nous rappelle que, de The Sequence à Megan Thee Stallion, en passant par Queen Latifah, MC Lyte, Salt-N-Pepa, Lil’ Kim, Nicki Minaj ou Cardi B, les femmes ont de longue date su s’imposer, participer pleinement à l’éclosion de ce champ musical, et lui imprimer leur marque, en donnant à entendre leurs préoccupations spécifiques de femmes noires de classe populaire. Les lignes qui suivent, extraites du chapitre 3, abordent la question de la sexualité, une question abordée frontalement, dans ce rap, depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui un lieu commun de nombreuses discussions sur les rappeuses : celles-ci ne parleraient que de (leur) sexe. À intervalles réguliers, des acteurs de la culture hip-hop (artistes, producteurs ou journalistes) le déplorent. Après la sortie de « WAP », CeeLo Green reproche ainsi à Cardi B et Megan Thee Stallion (ainsi qu’à Nicki Minaj) d’être trop « salaces » et de ne pas utiliser leur visibilité pour parler de choses sérieuses. Un an plus tôt, c’est Jermaine Dupri qui se lamentait que la nouvelle génération de rappeuses parlent « toutes de la même chose. Il n’y en a aucune qui sort du lot en tant que rappeuse. Pour moi, c’est comme écouter des stripteaseuses rapper. » Il y aurait évidemment beaucoup à redire à une telle affirmation, tant du point de vue de sa véracité – non, les rappeuses ne parlent pas que de sexe – que de ce qu’elle sous-entend – certains sujets seraient « sérieux », d’autres, comme la sexualité féminine, seraient au mieux futiles.

« I Used to be Scared of the Dick »

(Les rappeuses n’ont pas toujours parlé de sexe)

De plus, si le sexe est bien un thème récurrent chez les rappeuses aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. Ce n’est qu’en 1990, plus de dix ans après les premiers enregistrements commercialisés, que des rappeuses abordent véritablement le sujet pour la première fois. Avec « Let’s Talk About Sex », extrait de l’album Blacks’ Magic, Salt-N-Pepa brisent un tabou en invitant à parler librement de sexe. Elles ont bien conscience du caractère subversif d’un tel morceau, puisqu’elles disent craindre que les radios refusent de le diffuser et que le public comprenne mal le message qu’elles souhaitent faire passer. Mais puisque la sexualité « fait partie de la vie », les rappeuses estiment qu’il est important d’avoir une réelle discussion à son sujet. Et tant pis pour celles et ceux que cela pourrait choquer.

Sans regard moralisateur, Salt-N-Pepa entendent parler des choses appréciables dans le sexe comme de celles qui le sont moins et qu’on passe souvent sous silence, afin de mettre en garde les jeunes femmes qui les écoutent :

« Let’s talk about all the good things / And all the bad things that may be […] / Let’s tell it how it is, and how it could be / How it was, and of course, how it should be ».

(Parlons de tous les bons côtés du sexe/Mais aussi des moins bons parfois [...] Parlons du sex tel qu’il est et tel qu’il pourrait être/ De comment c’était et bien sûr comment ça devrait être.)

Contre les risques de grossesse non désirée et la possibilité de contracter une infection sexuellement transmissible, les rappeuses appellent à se protéger durant l’acte, au-delà des simples moyens contraceptifs comme la pilule. À une époque où les femmes noires représentent plus de la moitié des femmes séropositives aux États-Unis, Salt-N-Pepa comptent alors parmi les très rares artistes hip-hop – avec le groupe de R&B TLC – à alerter sur l’épidémie de VIH/SIDA qui ravage le pays. À la demande du présentateur de la chaîne ABC Peter Jennings, elles enregistrent d’ailleurs un message de prévention diffusé à la télévision et intitulé « Let’s Talk About AIDS » (« Parlons du SIDA »).

Sortir un morceau comme « Let’s Talk About Sex » est doublement osé pour l’époque, même pour un groupe aussi populaire que Salt’N’Pepa : non seulement il parle sans détour de sexualité, ce qui est une prise de risque conséquente pour des rappeuses déjà méprisées par une partie de la communauté hip-hop en raison de leur positionnement artistique, mais il mentionne en plus une maladie encore largement considérée comme infamante dans le rap, parce qu’associée à l’homosexualité. Si les membres du groupe elles-mêmes ne croient pas vraiment au potentiel commercial du titre, il s’impose pourtant comme leur plus grand succès au moment de sa sortie, avec sa treizième position au top 100 et ses 500 000 exemplaires écoulés. Bientôt, d’autres rappeuses se mettront elles aussi à parler sans filtre de sexe. D’abord avec HWA et BWP, puis, surtout, avec la génération suivante, celle des Lil’ Kim, Foxy Brown, Eve et autres Trina ou Khia. Ces rappeuses sont aujourd’hui des sources d’inspiration revendiquées pour des artistes contemporaines comme Nicki Minaj, Cardi B ou Megan Thee Stallion.

Comment expliquer qu’à l’exception de Salt-N-Pepa, les principales rappeuses de la seconde moitié des années 1980 soient restées silencieuses sur le sujet ? Ni Queen Latifah ni MC Lyte ne traitent en effet de la sexualité dans leurs morceaux jusqu’au début des années 1990, ou alors simplement en passant et pour affirmer leur respectabilité en la matière. Dans « Fly Girl », par exemple, Queen Latifah se défend d’être une fille « facile » :

« But I’m not the type of girl that you think I am / I don’t jump into the arms of every man ».

(Mais je ne suis pas ce genre de fille/je ne saute pas dans les bras du premier venu.)

MC Lyte met, elle, en avant dans « Paper Thin » le fait qu’elle n’a jamais de relations sexuelles le premier soir, ni le second d’ailleurs :

« I do not touch until the third or fourth date / Then maybe we’ll kiss on the fifth or sixth ».

(Pas de contact avec le troisième ou le quatrième rendez-vous/Et peut-être qu’on s’embrassera au cinquième ou au sixième.)

Quant à Roxanne Shanté, le morceau qui la rend célèbre la voit repousser les avances des hommes qui fantasment de prendre sa virginité :

« But all he want to do is just a-bust a cherry […] / ’Cause with a twist of my cheek, and a twist of my wrist / I have all the niggas droppin’ down like this / Yeah, I am fly but don’t take this / And everybody knows I don’t go for it ».

(Tout ce qui l’intéresse c’est de prendre ma virginité[...]/J’ai qu’à remuer les fesses et à claquer des doigts/Pour que les négros accourent/Oui, je sais que je suis sexy mais ça ne m’intéresse pas/Tout le monde sait que c’est pas mon genre.)

Cette réticence à s’aventurer sur le registre sexuel pourrait s’expliquer, dans le cas de Roxanne Shanté et de MC Lyte, par leur jeune âge lorsqu’elles enregistrent leurs premiers morceaux (quatorze ans pour la première, seize pour la seconde). Mais si cette variable a sans doute joué, elle n’explique pas tout. Foxy Brown aussi a seize ans à ses débuts et Lil’ Kim est à peine plus âgée. Cela ne les empêche pas de parler davantage de sexe que toutes les rappeuses de la génération précédente réunies. Il est vrai que le contexte n’est pas le même.

Lorsque Roxanne Shanté, MC Lyte et Queen Latifah lancent leur carrière, les rappeuses solo sont extrêmement rares. Contestées, elles ont davantage à prouver. Il leur faut convaincre le public et les acteurs masculins de l’industrie qu’elles sont aussi légitimes que les hommes pour rapper, et parler de sexe n’est pas le meilleur moyen d’y parvenir. Car si la sexualité peut être mise en avant par les rappeurs comme élément constitutif de leur masculinité et pour asseoir leur légitimité dans la culture hip-hop, il en va autrement pour les rappeuses. Pour ces dernières, évoquer sa sexualité (ou même la sexualité en général), c’est prendre le risque d’apparaître comme peu vertueuse et de perdre son crédit auprès du public et de ses pairs. Dans les années 1980, l’appréciation artistique des femmes dans la culture hip-hop est en effet intimement corrélée à leur réputation sexuelle.

Il n’est d’ailleurs pas rare de voir les rappeurs ramener certaines d’entre elles à leur sexualité pour leur dénier toute qualité artistique, à l’image de KRS-One qui affirme dans « The Bridge Is Over » que « Roxanne Shanté n’est bonne qu’à baiser ». Parce que ce qu’elles diraient sur le sujet pourrait facilement être retourné contre elles par des rappeurs ou même par des rivales, les rappeuses préfèrent s’abstenir de parler de sexe. On comprend d’autant mieux leur gêne lorsque, comme nous y invite Beverley Skeggs, on garde à l’esprit que « l’hétérosexualité n’est pas une catégorie habitée de façon égale par toutes les femmes, parce qu’elle est réfractée par la respectabilité ; or, certaines femmes sont déjà classées comme non respectables du fait de leur classe ou de leur catégorisation sociale ».

Les femmes noires ayant historiquement été présentées comme immorales et hypersexuelles, il y a pour les rappeuses un enjeu de taille à apparaître comme « respectables », surtout du point de vue de la sexualité. Comme de nombreuses femmes noires avant elles, Queen Latifah et ses contemporaines cherchent alors à contrecarrer « l’influence néfaste des discours hégémoniques sur la race et le sexe par le silence, le secret et une invisibilité partiellement choisie ». C’est en reconduisant une politique de respectabilité dans leurs morceaux qu’elles ont pu se créer un espace à elles dans le rap, un espace dans lequel sont discutés de nombreux sujets relatifs à la condition des femmes noires des classes populaires, à ­l’exclusion de la sexualité.

La stratégie qui consiste à ne pas parler de ses désirs, de son corps ou de sa sexualité pour gagner sa place se révèle en partie payante, mais « le prix de la respectabilité [est] chèrement payé », pour reprendre les mots de Patricia Hill Collins. C’est pourquoi plus le temps passe et plus le tabou de la sexualité devient insupportable aux rappeuses de la nouvelle génération, qui répondent très majoritairement à l’appel de Salt-N-Pepa en refusant de se laisser dicter ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas dire. Elles se posent en « révolutionnaires de l’érotique » (erotic revolutionaries), selon ­l’expression de Shayne Lee, et partent « en guerre contre la politique de respectabilité et […] les scripts traditionnels qui offrent aux hommes un espace plus important pour s’adonner à un éventail plus large d’expressions sexuelles ».

« I used to be scared of the dick, now I throw lips to the shit / Handle it like a real bitch » (la bite me faisait peur avant mais maintenant je me jette dessus/je gère ça comme une vraie bitch), déclare Lil’ Kim dans « Big Momma Thang », premier morceau – si l’on excepte l’introduction – de Hard Core. Une lecture littérale ne verra dans ces paroles qu’une référence à la pratique de la fellation, à laquelle la rappeuse dit s’adonner avec plaisir. Mais il est aussi possible de considérer que l’image du phallus est une allégorie de la sexualité en général.

En s’en emparant, Lil’ Kim proclame qu’elle aime le sexe et qu’il n’y a là rien de honteux. Elle revient en interview sur la façon dont elle a progressivement rejeté l’idée qu’il lui faudrait vivre sa sexualité discrètement :

« Tu sais, quand tu es plus jeune, tu veux pas qu’un mec dise à sa famille ou à ses amis que vous couchez ensemble. Mais maintenant je m’en fous. Oui, on couche ensemble. Tu peux le dire à qui tu veux, mais n’oublie pas de dire que je suis un bon coup. »

Beverley Skeggs rappelle que, « pour les femmes […] des classes populaires, la sexualité est l’une des rares ressources culturelles dont elles disposent pour se construire un véritable amour-propre ». Par conséquent, bien que Lil’ Kim apprécie le sexe et en parle dans ses morceaux, cela ne fait pas d’elle une femme moins respectable. Comme elle l’exprime dans « Fuck You », il n’y a rien de mal à rechercher le plaisir sexuel :

« I fuck to bust a nut / Lil’ Kim is not a slut ».

(Si je baise c’est parce que je veux jouir/Lil’ Kim n’est pas une salope.)

Dans « Single Black Female », elle rappelle que son corps et sa sexualité lui appartiennent et que ce qu’elle en fait ne regarde personne d’autre qu’elle-même :

« If I talk freaky, then that’s my business / If I dress freaky, that’s my business ».

(Si je parle de sexe, ça me regarde/Et la façon dont je m’habille, ça me regarde.)

Elle incarne mieux qu’aucune autre le changement de paradigme survenu dans le rap enregistré par des femmes durant la seconde moitié des années 1990 et au début des années 2000. Longtemps silencieuses ou gênées par le sujet, les rappeuses parlent désormais sans détour de sexe. Cela ne changera pas, jusqu’à aujourd’hui.

« Pussy So Good, I Say My Own Name During Sex »

(Mises en scène d’une hyperpuissance sexuelle)

On a souvent reproché aux femmes du rap leur discours sur la sexualité, qui reproduirait à l’identique ou peu s’en faut celui des rappeurs et participerait de la diffusion de stéréotypes sexistes et racistes sur les femmes noires. Comme les « video vixens » des clips, les rappeuses contribueraient à l’objectivation sexuelle des femmes et seraient par là complices de l’oppression patriarcale. Face aux critiques, les artistes de rap mettent souvent en avant le fait qu’elles devraient, au même titre que les hommes, avoir le droit de se montrer sous un jour sexualisé si elles le souhaitent. Lil’ Kim note ainsi que, depuis Elvis Presley, l’histoire des musiques populaires est remplie de figures masculines « très, très, très sexuelles et 
[qu’]on ne les attaque pas pour ça » :

« Mais tout d’un coup, une femme qui se trouve être une rappeuse […] fait la même chose et c’est mal. Le pire, c’est que j’aime ce que je fais et que ça fait des années qu’on se bat, en tant que femmes, pour pouvoir faire les mêmes choses que les hommes. »

De son côté, Nicki Minaj attire l’attention sur le fait qu’elle n’a pas les hommes à l’esprit quand elle décide d’apparaître sexy : 

« [C]e que je fais de sexuel, ce n’est pas pour les hommes. Parfois, le fait d’être sexy et d’avoir suffisamment confiance en moi pour être sexy devant l’objectif, ça me fait me sentir plus forte [empowered]. »

Quant à Cardi B, elle déclare avec l’humour qui la caractérise qu’elle « rappe à propos de [s]a chatte parce qu’elle est 
[s]a meilleure amie ». Si les rappeuses défendent leur droit à parler de sexe, l’analyse de leurs paroles montre qu’elles ne reproduisent pas le discours dominant sur la sexualité tel quel mais reconfigurent plutôt les relations de pouvoir qui s’y jouent au profit des femmes.

Les rappeuses mettent souvent en scène leur hyperpuissance sexuelle : Princess Nokia compare « [s]a chatte [à] un sort » auquel ne peuvent échapper les hommes, Megan Thee Stallion affirme pouvoir « te faire jouir avant même de t’avoir rencontré », Cardi B se vante d’être si douée que c’est son propre nom qu’elle crie durant l’acte, et non celui de son partenaire.

Mais si elles se targuent d’un pouvoir à nulle autre pareille pour faire succomber ou satisfaire les hommes, il n’est généralement pas tant question de cela que d’assumer ses désirs et de reprendre le contrôle sur sa sexualité, y compris en vantant les mérites de la masturbation. Ainsi de Foxy Brown, qui explique dans « Big Bad Mama » qu’aucun homme ne pourra jamais la faire jouir comme elle en est capable :

« Love yourself, put no one above thee / Cause ain’t nobody gon’ fuck me like me, it’s on ».

(Aime toi, ne place personne au-dessus de toi/Ca personne ne pourra jamais me baiser aussi bien que moi.)

Ou de Nicki Minaj, qui, dans le bien nommé « Feeling Myself », un duo avec Beyoncé, demande qu’on la laisse seule avec son sex-toy, renvoyant les hommes à leurs fantasmes inassouvis :

« And I’m feelin’ myself, Jack Rabbit / Feelin’ myself, back off / ’Cause I’m feelin’ myself, jack off / He be thinking about me when he whacks off ».

(Je suis bien avec mon Jack Rabbit [modèle de vibromasseur populaire]/Je me sens bien, dégage/Je me sens bien quand je me touche/Il pense à moi quand il se branle.)

On est loin ici de l’image de rappeuses qui seraient sexuellement au service des hommes ou qui feraient dépendre leur sexualité du bon vouloir de ces derniers.

La plupart du temps, ce sont bien les femmes qui dominent la relation sexuelle ou sont à l’initiative, à l’image de Missy Elliott dans « Work It » :

« Call before you come, I need to shave my chocha / You do or you don’t or you will or won’t ya ? […] / Keep your eyes on my bum-bum-bum-bum-bum / You think you can handle this badonka-donk-donk / Take my thong off and my ass go boom / Cut the lights on so you see what I could do ».

(Appelle avant de me rendre visite, je suis pas épilée/Tu veux ou tu veux pas ?[...] Regarde mes fesses, mes fesses, mes fesses/Comment tu vas gérer ça ?/Je retire mon string et mon cul fait "boom"/Laisse la lumière allumée pour ne pas en perdre une miette.)

De la même façon, Trina se présente dans « Look Back At Me » comme une « croqueuse d’hommes » (maneater) tellement douée au lit qu’elle fait peur aux hommes :

« Nigga, where your blunt ? I can make this pussy smoke / I know how to fuck, I know how to ride / I can spin around and keep the dick still inside / Now your mouth wide, you looking real scared / I’m a maneater, headhunter, I’m prepared ».

(T’as un joint négro ? Je peux faire fumer cette chatte/Baiser je suis faire, c’est moi au-dessus/Je peux tourner sur moi-même et garder la bite en moi/Avec ta bouche grande ouverte t’as l’air apeuré/Je suis une croqueuse d’hommes, une chasseuse de têtes [jeu de mots sur "giving head", fellation] je suis prête.)

Autre exemple avec Doja Cat, qui s’impatiente – dans « Say So » face à la timidité de l’homme qu’elle convoite :

« Boy, stop playing, grab my ass / Why you actin’ like you shy ? / Shut it, save it, keep it pushin’ / Why you beating ’round the bush ? / Knowin’ you want all this woman ».

(Gars, dépêche toi, agrippe-moi les fesses/Pourquoi tu fais le timide ? Tais-toi économise ta salive/Pourquoi tu prends la fuite ? Tu sais très bien que tu me veux toute entière.)

Comme l’observe Patricia Hill Collins, les rappeuses font « de leur sexualité une arme au service de leur liberté et de leur indépendance [et] remettent en cause l’idée répandue selon laquelle la sexualité féminine est dangereuse quand elle n’est pas sous le contrôle des hommes ». Dans « I Like Him », Princess Nokia se présente ainsi comme une femme au désir sexuel insatiable qui passe d’un homme à l’autre et fait simplement ce qui lui plaît :

« I like him / Like him too / He my man / He my boo / He my type / He so cute / I want him / And I want him too […] / I do whatever the fuck that I want / I’m not a hoe, I’m not a slut / I like to fuck and I sure like to suck ».

(J’aime celui-là/Et celui-là/C’est moi homme/C’est mon chéri/Celui-ci c’est mon genre/Il est tellement mignon/ Je le veux, lui/Et celui-là aussi [...] je fais ce qui me chante/Je ne suis pas une pute ou une salope/J’aime baiser et, oui, j’aime sucer.)

Quant à Megan Thee Stallion, elle a beau se présenter dans l’un de ses morceaux comme une « bonne grosse obsédée » (« Big Ol’ Freak »), elle n’en est pas moins dominante dans l’intimité : 

« See, I’m a big ol’ freak, I love to talk my shit / And you must be a pussy boy if you get offended […] / I wanna fuck in the mirror, I like to look at your face when you in it / Come in the room and I’m givin’ commands, I am the captain and he the lieutenant ».

(Tu vois je suis une grosse obsédée et je m’interdis rien/Et si ça te choque c’est que tu es une femmelette [...] je veux baiser devant le miroir, j’aime te regarder dedans/ Viens dans la chambre, c’est moi qui donne les ordres/Je suis la capitaine et lui le lieutenant.)

Même si les rappeuses parlent ouvertement de sexe et de pratiques associées au plaisir masculin, comme la fellation par exemple, elles sont avant tout des sujets sexuels qui explorent leurs propres désirs, plus que des réceptacles passifs du désir des hommes. Par conséquent, les représentations du sexe que l’on retrouve dans le rap enregistré par des femmes peuvent davantage relever du cauchemar que du fantasme pour des hommes effrayés par la perspective de femmes ouvertement sexuelles et sur lesquelles ils n’ont aucune prise. D’autant plus que les rappeuses n’hésitent pas à tacler les hommes quant à leurs performances sexuelles.

Toutes-puissantes lorsqu’il est question de sexe, elles se plaignent souvent de partenaires qui ne sont pas au niveau, telle Lil’ Kim dans « We Don’t Need It » :

« Niggas cum too fast for me […] / All I get, few strokes, that’s it ».

(Les négros jouissent trop vite [...]/Quelques va-et-vient et c’est fini.)

Il est fréquent de voir des rappeuses déplorer le piètre niveau des performances de leurs amants, qui sont par ailleurs de beaux parleurs. Dans « Two Minute Brother », les membres de BWP disent par exemple ne pas supporter les hommes qui se vantent beaucoup mais n’assurent pas derrière :

« Now here’s the type of man that we can’t stand / The one who always holds his thing in his hand / Talking about it all the time / Lying, and saying it’s about size nine / Always got his hands between his legs / You know the kind, the one who always begs / The one who claims to be a real good lover / Usually, he’s a Two Minute Brother ».

(Voilà le genre de mecs qu’on supporte pas/Celui qui n’a pas d’autre sujet de conversation que sa bite/Qui men en te faisant croire qu’elle est énorme/ Qui a toujours les mains à son pantalon/Tu vois le genre, celui qui te supplie/QUi te promet qu’il est un super coup/La plupart du temps, il dure pas plus de deux minutes.)

Et dans « One Minute Man », Missy Elliott et Trina disent ne pas être intéressées par un éjaculateur précoce ou un homme incapable de conserver une érection avec un préservatif : 

« Ooh, I don’t want I don’t need I can’t stand no minute man / I don’t want no minute man […] / You know lil’ mama ain’t with that quick shit / You better break me off stiff tongue or stiff dick / 
One minute, two minutes, three minutes / Hell naw, to please me you gotta sleep in it / I see you talk a good game and you play hard / But if I put this thing on ya, can you stay hard ? »

(Ooh, un éjaculateur précoce, j’en veux pas, j’en ai pas besoin, c’est pas pour moi/ Je veux pas d’un mec qui jouit en une minute [...] Tu sais bien que ça m’intéresse pas un coup rapide/Tu as plutôt intérêt à me faire jouir avec ta langue ou ta bite/Une minute, deux minutes, trois minutes/Certainement pas, pour me satisfaire, il m’en faut plus/ Tu parles beaucoup/Mais si je te mets ce préservatif, est-ce que tu banderas toujours ?)

À travers ce type de morceaux, il s’agit en réalité pour les rappeuses de dénoncer le manque de réciprocité qui régit les relations hétérosexuelles et d’affirmer la centralité de leur désir.

« My Neck, My Back (Lick It) »

(La centralité du plaisir féminin)

Depuis que les rappeuses se sont emparées du thème de la sexualité, elles reprochent à leurs partenaires de ne pas leur procurer d’orgasme et, pire encore, de se désintéresser complètement de leur plaisir, à l’image de l’amant de Lil’ Kim dans « We Don’t Need It », qui s’endort après avoir joui, laissant sa partenaire sexuellement frustrée : 

« Who me, forced to use plan B / Masturbate, play with the pussy / This nigga here bust off snorin’ / He straight, I knew this date would be borin’ / I wanna wake him up to do his duty / Nigga, use that tongue, clit to booty, clit to booty ».

(Je me retrouve à devoir passer au plan B/A me masturber et jouer avec ma chatte/Pendant que ce négro ronfle à côté/Je me doutais que ce rendez-vous serait nu/ J’ai envie de le réveiller pour qu’il accomplisse son devoir/Négro, utiliser ta langue, et lèche, lèche.)

De manière similaire, Lyndah de BWP dit ne même pas avoir eu le temps de transpirer que son partenaire en a déjà fini, ce qui l’énerve au plus haut point. Comme Lil’ Kim, elle lui intime alors de lui faire un cunnilingus :

« Nigga, I ain’t even bust a sweat / Not to mention, I ain’t came yet […] / Now I’m hot, I got an attitude / It’s time for dinner, I’m serving seafood / On your knees, motherfucker, let your tongue stroll ! » (« Two Minute Brother »)

(Négro, j’ai même pas eu le temps de transpirer/Et je parle même pas de jouir [...]/Ca me mets les nerfs/C’est l’heure de manger, au menu, de la moule/ A genoux, fils de pute, et laisse ta langue se balader.)

Apparu dans les paroles des rappeuses au début des années 1990 avec BWP et HWA, le cunnilingus revêt une forte portée symbolique. Souvent présenté par les rappeuses comme le plus sûr moyen d’atteindre l’orgasme, il est hautement déprécié par des hommes qui voient en lui « l’acte (hétéro)sexuel le plus menaçant pour la masculinité, d’après l’idéologie de la masculinité dominante » dans la culture hip-hop. À ce titre, on trouve de nombreux morceaux dans lesquels des rappeurs disent refuser catégoriquement de s’adonner à cette pratique, qu’ils jugent dégradante, peu hygiénique et parfois même à risque.

Dans « Can I Eat It ? », par exemple, DJ Quik refuse de croire qu’une femme puisse préférer une langue à un pénis et met en garde ses auditeurs contre un prétendu risque de transmission du VIH lors d’un cunnilingus. Et dans « Fuck U Man », Kool G Rap dit aimer la fellation autant que le cunnilingus le dégoûte :

« Now I’m not a deep-sea diver / But I love it when my dick’s covered and smothered with saliva […] / But 69in’, I ain’t with that / I’ll go to a Chinese restaurant, bitch, if I wanna eat cats / Because you gotta be brave to eat the tuna, G ».

(Je fais pas de plongée sous-marine/Mais j’aime avoir la bite couverte de salive [...] Par contre le 69, très peu pour moi/ Je vais dans un resto chinois si je veux bouffer de la chatte/Il en faut du courage pour manger de la moule.)

Comme les rappeurs cités ici, un grand nombre d’hommes n’envisagent pas de rapports sexuels sans fellation mais refusent de rendre la pareille à leurs partenaires. Or, ainsi que le rappelle bell hooks, aucune sexualité émancipatrice ne saurait advenir sans réciprocité et sans attention au désir de l’autre. C’est pourquoi les rappeuses ne sont pas intéressées par des hommes qui leur refuseraient un cunnilingus. Lil’ Kim le déclare dans « Not Tonight » :

« The moral of this story is this / You ain’t lickin’ this, you ain’t stickin’ this / And I got witnesses, ask any nigga I been with / They ain’t shit ’til they stuck they tongue in this ».

(Voici la morale de l’histoire/Si tu lèches pas ça, tu la rentreras pas/J’ai des témoins, demande à tous les négros avec qui j’ai été/Ils ont jamais rien fait avant d’avoir utilisé leur langue.à

De même, Megan Thee Stallion – dans « Captain Hook » – dit qu’il n’est pas envisageable pour elle d’avoir des rapports sexuels sans cunnilingus, et fait l’éloge des hommes qui savent procurer du plaisir à leur partenaire :

« I love niggas with conversation that find the clit with no navigation / Mandatory that I get the head, but no guarantees on the penetration ».

(J’aime les négros avec de la conversation qui savent trouver le clitoris sans être guidés/Obligatoire qu’on me lèche mais pas sûre qu’il y ait pénétration ensuite.)

Comme l’exprime JT de City Girls dans « Sweet Tooth », le fait d’être doué pour le sexe oral est particulièrement appréciable chez un homme :

« If your head game fire, I might keep you ».

(Si tu fais des des bons cunnis, je te garderai peut-être.)

À l’inverse, se révéler mauvais dans l’exercice peut être un motif légitime de rupture. La rappeuse de Chicago Queen Key, qui a sorti deux mixtapes intitulées Eat My Pussy et Eat My Pussy Again, explique ainsi dans « Spenda Night » avoir jeté un homme de chez elle parce qu’elle n’était pas satisfaite de sa façon de faire :

« Niggas wanna spenda night / I don’t like how he eat pussy cuz the nigga bite / What the fuck, is you a shark, bitch ? »

(Il veut passer la nuit ici/J’aime pas comment il met les dents quand il me mange la chatte/C’est quoi ce délire, tu t’es pris pour un requin ?)

Étant donné que les hommes ne savent que trop rarement s’y prendre, les rappeuses n’hésitent pas à les instruire quant à la bonne façon d’administrer un cunnilingus. Ainsi de BWP avec « Teach Em », où Lyndah guide pas à pas son partenaire :

« Make like Moses and part my pussy like the Red Sea / And slide your fat tongue inside of me / Eat this motherfucker like it’s a raw dish […] / This lesson here might take all night ».

(Fais moi comme Moïse et ouvre-moi la chatte comme si c’était le mer Rouge/Glisse-y ta grosse langue/Mange cette putain de chatte comme tu mangerais un plat cru[...]/Cette leçon pourrait bien prendre toute la nuit.)

Avec « My Neck, My Back (Lick It) », Khia s’attaque également au sujet : 

« Then, you roll your tongue / From the crack, back to the front / Then you suck it all till I shake and cum, nigga / Make sure I keep busting nuts, nigga / All over your face and stuff / Slow head, show me so much love […] / My neck, my back / Lick my pussy and my crack ».

(Ensuite, fais glisser ta langue/De ma fente à ma chatte/Et suce-moi tout ça jusqu’à ce que j’en tremble et jouisse, négro/Sois bien certain de m’éjaculer, négro/Sur ton visage et partout/Doucement, traite moi bien[...] Ma nuque, mon dos/Lèche ma chatte et ma fente.)

Devenu culte, le morceau reste l’un des tubes les plus salaces du rap enregistré par des femmes. Comme Khia, un grand nombre de rappeuses qui parlent de sexe oral reprennent un vocabulaire et un imaginaire sexuel associés à la masculinité pour asseoir leur supériorité dans la relation, qu’il s’agisse de la façon dont elles désignent l’orgasme (« busting nuts » est une expression imagée de l’éjaculation, renvoyant aux testicules) ou dont elles retournent contre les hommes des pratiques censées être dégradantes, comme l’éjaculation faciale. Certaines jouent ouvertement la carte de la provocation, telle Trina, qui intime à son partenaire de lui faire un cunnilingus pendant qu’elle a ses règles, consciente du dégoût qu’inspirent les menstruations à des hommes qui jugent déjà la vulve peu hygiénique.

À travers le cunnilingus, il s’agit aussi pour les rappeuses d’affirmer leur propre pouvoir érotique, auquel les hommes ne résistent pas. Dans « L8R », Azealia Banks affirme par exemple n’avoir qu’à soulever sa jupe pour qu’on se jette sur elle :

« When I lift the skirt, your nigga never gotta be coerced / Just squirt and he eats the dessert ».

(J’ai jamais eu besoin de forcer quiconque quand je soulève ma jupe/je gicle et il avale tout.)

Les rappeuses comparent souvent leur sexe à une sucrerie que les hommes rêvent de déguster ou à laquelle ils sont accros, à l’image de Foxy Brown dans « Candy », de Nicki Minaj dans « Good Form » ou de Rico Nasty dans « Ice Cream ». Doja Cat se vante dans « Go to Town » d’avoir le goût du caramel et de pouvoir convertir un gay en hétéro par le pouvoir de son sexe :

« This shit edible / It’s like caramel, kiss my genital / Mine taste medical / Hers’s like chemicals / If he gay though, when he taste that shit, turn hetero ».

(Ouais c’est comestible/Ca a le goût du caramel, embrasse-moi le sexe/Le mien à le goût d’un médicament/LE sien, celui d’un produit chimique/S’il est gay, il deviendra hétéro après m’avoir goûtée.)

Quant à Cardi B, les hommes sont aussi accros à son sexe que des diabétiques à leur dose d’insuline :

« Pussy A1 just like his credit / He got a beard, well, I’m tryna wet it / I let him taste it, now he diabetic ». (« WAP »)

(Ma chatte est triple A, comme son crédit/il a une barbe que j’essaie de tremper/je l’ai laissé y goûter et maintenant il est diabétique.)

La plupart des morceaux enregistrés par des rappeuses à propos du cunnilingus parlent de rapports hétérosexuels, avec des hommes qui administrent et des femmes qui sont les bénéficiaires. Cela est loin d’être étonnant au regard de l’hétéronormativité qui prédomine dans la culture hip-hop. Les rappeuses sont d’ailleurs loin d’avoir toujours été exemplaires à cet égard. Plusieurs ont pu, par le passé, tenir des propos homophobes et lesbophobes, et notamment sur disque. À partir des années 2010 néanmoins, un nombre croissant de morceaux expriment un désir non hétérosexuel ou mettent en scène des relations sexuelles lesbiennes. Dans « 212 » par exemple, le titre qui l’a fait connaître, Azealia Banks laisse entendre qu’elle va céder aux avances d’une femme : 

« Now she want to lick my plum in the evening / And fit that tongue to deepen / I guess that cunt getting eaten ».

(Elle veut me manger la chatte le soir/Et me faire kiffer avec sa langue/On dirait bien que cette chatte va être mangée.)

Plus explicite est « Wet Wet », dans lequel Young M.A se présente comme « la Mohamed Ali de la chatte », qui à la fois donne et reçoit :

« Call me cookie monster how I eat them cookies / Them other niggas rookies, I’m a pro with it / You gotta have your tongue and your nose in it / I love to eat it while it’s leaking / Shit, I could eat your pussy whole weekend […] / I’m a nympho, I’m a nympho / She said she wanna eat, so bitch get low ».

(Appelle moi Glouton vu comme j’aime manger/Dis à ces autrse négros débutants que je suis une pro/Tu dois y mettre la langue et le nez/J’adore manger pendant que ça dégouline/Putain, je pourrais te manger la chatte tout le week end[...]/Je suis une nympho, une nympho/ELle dit qu’elle veut me lécher, ben qu’est-ce qu’elle attend ?)

Ces rappeuses, comme d’autres qui se sont déclarées bisexuelles ou lesbiennes ou qui ont ouvertement soutenu les droits des minorités sexuelles et de genre, ont grandement contribué à faire évoluer les mentalités dans la culture hip-hop et dans le reste de la société.

P.-S.

Le livre de Keivan Djavadzadeh, Hot, Cool & Vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien, vient de paraître aux Éditions Amsterdam. Nous publions cet extrait avec leur amicale autorisation.

Pour écouter toute la bande son du livre, cliquer ici.