"Pourquoi vous êtes-vous rassemblés sur la place ? Il paraît que les barbares doivent arriver aujourd’hui."
Constantin Cavafys [1]
Cher(e)s ami(e)s et camarades,
Les barbares sont sous nos murs. Il paraît même que certains sont déjà dans nos murs. Ils portent dans leurs yeux la haine et dans leurs coeurs la guerre, une guerre qu’ils appellent Djihad. Et nous avons peur, peur de ces femmes furtives qui se cachent sous des voiles noirs et refusent de montrer jusqu’à leurs visages, peur de ces jeunes garçons hâbleurs dont les bêtises adolescentes semblent soudain armées du glaive de la foi. Les barbares sont de retour, nos barbares, nos ennemis familiers, ceux du croissant contre la croix, ceux du fellagha contre la France. Ceux de l’obscure régression à laquelle nous opposons notre lumière du progrès, comme toujours au nom de l’universel. Ils pourraient même, modernes vandales, ruiner l’édifice de liberté que nous avons tant de mal à construire et à préserver et que nous appelons République
C’est ce discours là que j’entends maintenant chaque jour, pour condamner certains de mes amis, certaines des initiatives militantes auxquelles je participe, comme le Collectif une école pour toutes et tous ou les Assises de l’anticolonialisme. Je dis bien condamner, promettre à la damnation, car on ne peut évidemment pas discuter avec les barbares. Certains autres de mes amis, ou de mes camarades de longue date, participent sans vergogne à ces excommunications brutales, ou du moins les approuvent tacitement. Est-ce parce que j’ai signé l’appel aux assises dites des indigènes de la république qu’ils évitent mon regard, s’abstiennent de répondre à mes arguments, quand je leur dis que les barbares ne sont pas là ou ils le pensent ? Oserons-t-ils continuer à esquiver le débat quand ils recevront cette lettre qui leur est très précisément destinée ? Ou devrais-je cesser de les considerer comme des amis, comme des camarades ?
Dans la vie comme en politique - qui fait partie de la vie bien sûr -, entre amis comme entre camarades, on peut diverger à tel ou tel moment. Et discuter, examiner à partir des faits ce qui peut fonder une différence d’appréciation. Je comprends très bien pourquoi certains pensent que la loi pour exclure de l’école les gamines qui se couvrent la tête pour des raisons religieuses est une loi de défense de l’égalité des homme et des femme, et donc étant d’un autre avis, je peux en discuter, raisonnablement, argument contre argument, chacun cherchant naturellement à convaincre l’autre du bien fondé de sa position, au vu de l’exposé des motifs comme des effets concrets de la dite loi. Je peux comprendre, tout aussi bien, pourquoi certains jugent l’appel « des indigènes de la république » outrancier dans son ton, erroné dans telles ou telles de ces formulations, et donc politiquement mauvais. C’est une position rationnelle à laquelle il m’est possible de confronter mes appréciations différentes sur le poids de l’héritage colonial dans notre société, les raisons de l’incapacité de la gauche de revisiter son histoire à ce sujet, les interactions réelles, supposées, fantasmées, avec la situation d’aujourd’hui. Les « indigènes » n’ont d’autres objets que de poser ces questions. On peut considerer que les rédacteurs de l’appel se trompent, et leur répondre. Mais tout autre chose est de les ranger au niveau des barbares.
Car ce sont des barbares, paraît-il. Et comme se sont des barbares, il semble parfaitement naturel à des militantes d’organisations de femmes, éminemment respéctables par ailleurs, de refuser brutalement la participation du Collectif féministe pour l’égalité ou du Collectif une école pour toutes, à la manifestation pour le droit à l’avortement ou à la manifestation du 8 mars autour de la Marche mondiale des femmes, parce que ces collectifs comptent en leur sein des militantes musulmanes agissant en tant que telles. Comme nous avons encore pu le constater lors des IVe et Ve Forum sociaux mondiaux de Mumbay et Porto Alegre, à l’échelle du monde la participation de militantes musulmanes qui soutiennent les revendications féministes et évidemment acceptée, voire espérée. A l’échelle du microcosme organisationnel parisien, les mêmes militantes et leurs amies sont perçues comme faisant partie du camp des barbares !
Les « barbares » que ces militantes pensent, de cette manière, combattre, c’est à dire les islamistes radicaux, s’effondrent de rire devant pareil contresens ! Et ils se réjouissent du champ qui se libère progressivement devant eux puisque est ainsi démontré qu’un musulman qui veut participer en tant que tel au mouvement social de la société dont il fait partie, sur les bases même de ce mouvement, sera grossièrement rejeté à moins d’abjurer son identité ! Les communautaristes, qui ne sont pas forcément les mêmes que les islamistes, font aussi leur miel de cette communautarisation forcée qu’imposent les soi-disant républicains et laïcs. Les conservateurs ne peuvent qu’apprécier cette division introduite par des féministes dans le mouvement des femmes et qui semble accréditer l’idée qu’on ne saurait être musulmane et féministe. Etc.
Le même contresens, absurde dans son mécanisme, et qui pourrait s’avérer tragique dans ces conséquences, a déjà empoisonné le mouvement antiraciste et le mouvement altermondialiste. Il va sans doute déstabiliser d’autres mouvements dans notre pays.
Mais comment s’en étonner quand on voit la nature de certains arguments avancés pour justifier ces attitudes d’exclusion ? Quand Bernard Cassen, président d’honneur d’ATTAC, écrit que des militants tels que moi sont des amis des barbares, puisqu’ils sacrifient « l’égalité homme femme et la laïcité au nom de considérations à court terme » et qu’ils « déroulent le tapis rouge » devant ceux « dont l’ambition est d’islamiser l’occident dans une perspective fondamentaliste » [2] . Quand le bureau politique de la Ligue Communiste Révolutionnaire m’accuse, moi et mes amis, d’une entreprise de « criminalisation des divergences existant au sein des forces progressistes » dont l’appel des « indigènes de la république » serait le vecteur et dont le projet serait de « condamner par principe toute idée de loi commune » au motif que nous aurions une appréciation très négative d’une loi voté par une large majorité de parlementaires. Cela signifierait donc que nous sommes de cyniques barbares qui sacrifient la liberté de leurs compagnes et amies pour de médiocres profits politiques escomptés et de sauvages barbares et qui s’apprêtent à régler les conflits par la violence et à refuser l’ordre démocratique ? Des barbares, on vous l’avait dit !
Au delà de quelques éructations de ce genre, l’argumentation de Bernard Cassen, du bureau politique de la LCR, de militantes féministes un tantinet islamophobes, de militant des Verts très opposés aux dérives gauchistes, demandent bien sur des réponses plus argumentées et détaillées, développées par ailleurs. Encore faut-il qu’existe un espace ou arguments et contre arguments peuvent s’échanger. C’est l’existence même d’un tel espace que certaines féministes, Bernard Cassen, le bureau politique de la LCR, des militantes féministes un tantinet islamophobes, des militant des Verts très opposés aux dérives gauchistes, ou d’autres, rendent impossible en disqualifiant les barbares ; ils appliquent la même méthode que Jean Christophe Ruffin qui écrit dans un rapport officiel que les « jeunes issus de l’immigration » qui refusent les valeurs républicaines « rejoignent divers mouvements radicaux » marqués par « l’antisionisme moderne né au confluent de luttes anticoloniales, antimondialisation, antiraciste, tiermondistes et écologistes » [3]. Car effectivement, mes amis et moi, sommes nés politiquement de cette confluence. Et Le Monde surenchérit dans la même veine quand il rapproche en première page l’appel des « indigènes de la république » des expressions antisémites de Dieudonné et explique que le dit appel est soutenu par des extrémistes propalestiniens [4]. Jean François Kahn y ajoute une touche de délire, lui qui voit dans cet appel un « monstre », « l’émergence et l’affirmation (...) d’une gauche réac, antirépublicaine, cléricale, antilaïque, communautariste et ethniciste » [5]
Mais me direz vous, Bernard Cassen, le bureau politique de la LCR, certaines militantes féministes, certains Verts, ne sont ni Jean Christophe Rufin, ni Jean François Kahn. Bien sûr, et leurs arguments sont souvent différents, mais la méthode est bien la même : comme on a affaire à des barbares et à des idiots utiles aux barbares, nul besoin de contredire leurs arguments, il suffit de leur prêter des arguments qui ne sont pas les leurs - mais qui prouvent incontestablement que leurs positions sont celles de barbares - pour mieux les pourfendre. Démonstration ? Le bureau politique de la LCR écrit :
« Il est également problématique d’insinuer, comme le fait l’appel, que toute critique de l’intégrisme et du fondamentalisme religieux obéit nécessairement à une logique de « guerre des civilisations », est au service du néo-conservatisme américain et se fait l’agent de Bush ».
Bien entendu l’appel « n’insinue » rien de tel, et nombre de ses signataires mènent le combat politique contre l’islamisme radical là ou il se manifeste, sur le terrain. Le bureau politique de la LCR, qui n’a aucun mal à identifier certains des initiateurs de cet appel, sait très bien que ceux-ci, non seulement affrontent les « fascistes verts » islamistes radicaux (les vrais), mais sont aussi très violemment combattus par eux ; ce qui ne les empêche pas ces mêmes initiateurs de critiquer quand il le faut tel ou tel comportement des structures religieuses non radicales. Mais il est vrai qu’aucun d’entre eux, à ma connaissance, ne condamne les religions « par essence » et encore moins les croyants par « nature », car les initiateurs de l’appel sont plutôt méfiants par rapport à cet idéalisme antireligieux et sectaire qui a fait tant de ravage historiquement à gauche. Et que dit Jean François Kahn dans sa diatribe :
« Que signifie, à cet égard, cette phrase (de l’appel) : « La loi elle-même n’est pas toujours égale : ainsi l’application du statut personnel aux femmes maghrébines ou subsahariennes » - que signifie-t-elle, sinon que lutter contre la polygamie est, en soi, scandaleux ? ».
Traduction : quand les « indigènes de la république » s’insurgent clairement contre les scandaleuses applications des codes de statuts personnels en France, exemple patent de ce qu’ils considèrent comme une survivance coloniale, notre futé journaliste le considère comme une défense de la polygamie !!! Ben voyons, c’est si facile de discréditer les gens en leur faisant dire autre chose que ce qu’ils disent.
J’ai signé le texte des « indigènes de la république » par ce que j’étais d’accord avec le sens de cet appel, son objet, son but, son style.
Cela fait en effet des années que je constate que l’amnésie de la France par rapport à son histoire coloniale n’est pas seulement un trou de mémoire, pas seulement un passé qui ne passe pas parce qu’il est douloureux, mais quelque chose de plus grave. Il ne s’agit pas seulement de combattre pour dévoiler ce qui a été refoulé, comme l’ont fait avec persévérance mes amis qui se sont battus pour que cesse le silence sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris, comme il faut le faire pour rappeler que la majorité des condamnations à mort prononcées par la justice française entre la seconde guerre mondiale et l’abolition de la peine de mort a concerné des prisonniers de l’Algérie en guerre, comme il faut rappeler la honte du traitement des Harkis, comme il faut rappeler les massacres oubliés du Cameroun et de Madagascar. Tout cela est juste, et bien sur nécessite un regard d’historien, comme le nécessite toute l’histoire de l’empire colonial français qui, évidemment, n’est pas faite que de tragédies sordides.
Mais il s’agit en plus de comprendre ce qui, dans le contexte de notre présent, de la France d’aujourd’hui, s’explique par un « continuum colonial ». Cela concerne des politiques objectives toujours plus ou moins coloniales [6] : par exemple la non application de la loi laïque de 1905 sur l’ensemble des territoires qui étaient des colonies à l’époque et qui sont toujours territoires français aujourd’hui, de nombreux aspects de la politique toujours menée à l’égard de peuples soumis (Kanaks, Polynésiens, Antillais, etc..), la politique de la « Françafrique », le « statut personnel » applicables à certaines résidentes en France venant d’ex-colonies dont nous avons déjà parlé, etc....Et cela concerne aussi des politiques, des comportements et des mentalités qui sévissent au quotidien en France vis à vis de populations « issues de » et parfois par extension « non issues de » mais « assimilées à », dans nos citées, même si l’héritage colonial n’explique pas tout en ce qui concerne ces populations.
Comprenons nous bien, il ne s’agit pas des ridicules notions de « culpabilité » ou de « sanglot de l’homme blanc ». Il s’agit de comprendre à partir de notre histoire présente et commune, ce qui prend racine dans notre passé commun et comment cela a évolué. De comprendre par exemple qu’un affrontement entre jeunes « feujs » sépharades et jeunes « beurs » de Sarcelles, tous d’origine maghrébine, quand ils croient jouer « tsahal contre l’intifada », a beaucoup aussi à voir avec le passé de leurs parents à Constantine, en tout cas beaucoup plus qu’avec le camp de Drancy. De comprendre que les failles d’aujourd’hui, failles de classes entre riches et pauvres, nantis et précaires, failles de générations, failles politiques et idéologiques dans le contexte de « la guerre des civilisations », prennent forcément une forme en France dans laquelle s’engouffre notre impensé colonial. L’explosion récente du mouvement antifasciste berlinois, ou certains pourraient croire retrouver la virulence du clivage MRAP contre SOS Racisme, s’est articulé sur la mémoire du nazisme. Ce que les ignares appellent le communautarisme anglais, et la manière dont évolue dans ce pays la lutte contre les discriminations, prend aussi une autre forme, liée à une histoire différente, etc.... De mêmes causes (ultralibéralisme, perte de repères de la gauche, globalisation et européanisation, etc..) se traduisent très logiquement par des configurations différentes.
Or, je suis, comme nombre de mes camarades et amis, profondément convaincu que la réflexion sur notre impensé colonial est vitale aujourd’hui pour comprendre ce qui nous arrive, et profondément convaincu par mon expérience militante, qu’il est extrêmement difficile, parce que très douloureux, de développer cette réflexion. Je savais donc, toujours d’expérience, qu’un simple appel au débat ne suffisait pas, pas plus qu’un appel au combat commun contre certaines formes « toujours coloniales » des discriminations, à laquelle nous ont appelé, par exemple, nos amis du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), récoltant plus d’indifférence et de mépris que de solidarité ou même de questionnement.
La colère de « l’appel des indigènes » me semble, dans de telles conditions, de très bon aloi. Bien entendu ont peu discuter certaines formulations ou même certaines affirmations, l’objectif est d’ailleurs, précisément de déclancher de tels débats. Je n’ai pas été surpris par les réserves ou les interrogations qu’un tel pavé dans la mare a pu provoquer (mais relisez d’autres pavés dans les mares de notre histoire et vous trouverez cet appel bien sage...), puisque, précisément encore, sa fonction est d’être le moyen de lancer ce débat refusé. Et d’ailleurs, si j’en juge pas le tohu bohu provoqué, l’appel est peut être en train de réussir.
Mais comment peut on à se point confondre colère et haine et prêter à ce texte la véritable volonté de mort que lui donnent certains critiques ! Que signifie pareille hystérie ? Aurions nous à ce point sous-estimé la difficulté pour certains, surtout à gauche, de s’interroger sur cet aspect particulier des choses ?
Le plus bizarre dans l’affaire est la question de la « République ». Moi je connais la république, système actuel de gouvernement de mon pays qui est loin d’être parfait mais qui ne m’oblige pas à prendre le maquis pour défendre mes idées. Et je vois des gens autour de moi qui se réclament de la « République » comme d’une déesse-raison intouchable qui aurait inscrit dans ses « valeurs » un horizon inégalable et indiscutable de liberté. C’est ce modèle de « République » qu’on veut faire ingurgiter à certaines couches sociales sauvageonnes au nom de la démocratie, cette République dont les symboles ne sont pas historiquement neutres. Il ne s’agit plus en effet de brandir les symboles du « vivre ensemble » comme on a pu le faire (maladroitement) dans les années 1980, il s’agit de réanimer les symboles du « vivre soumis » que personnifiaient hier des socialistes et des républicains comme Marius Moutet, Max Lejeune, Guy Mollet ou Robert Lacoste, et dont, visiblement, de nombreuses personnes « de gauche » aspirent à reprendre le flambeau. Dire cela semble être aujourd’hui, aux yeux de certains républicains laïques, littéralement un blasphème.
Mes ancêtres étaient, paraît-il, des bretons (comme en témoigne mon patronyme), des flamands ou picards (je ne sais pas très bien), des normands et des auvergnats. Je suis un aborigène (un issu du peuple qui est là de puis longtemps et même avant) de la république française. Un indigène aussi, d’ailleurs (un habitant du pays), mais pas un indigène dont les parents ont subi hier le code de l’indigénat dans leurs pays colonisés et donc les enfants ont quelques raisons de penser que l’esprit de ce code subsiste pour eux dans leur pays d’aujourd’hui.
Indépendamment de mes ancêtres, que je n’ai d’ailleurs guère connus, je descends aussi d’une autre forme de généalogie ; j’ai, en tant que militant, une filiation, une tradition, une histoire. Elle n’est pas moins républicaine que d’autres. Et moi, je sais ce qu’un Claude Bourdet, qu’un Daniel Guérin ou qu’un militant anticolonialiste méconnu comme Jacques Berthelet, m’ont apporté et on apporté à ce pays. Et je constate à quel point cet apport est oublié par certains de ceux qui nous insultent.
Claude, Daniel, Jacques et les autres m’ont entre autre chose appris ce qu’était la peur, cette peur que je lis dans vos visages parce que vous croyez voir arriver les barbares.
Rassurez vous, ce sont seulement les indigènes. C’est seulement nous.
« D’ou vient tout à coup, cette inquiétude, Et cette confusion (les visages comme ils sont devenus graves !) Pourquoi les rues, les places, se vident elles si vite, Et tous rentrent chez eux l’air soucieux ?
C’est que la nuit tombe et que les barbares ne sont pas arrivés, Certains mêmes, de retour des frontières, Assurent qu’il n’y a plus de barbares.
Et maintenant qu’allons nous devenir, sans barbares, Ces gens là en un sens nous apportaient une solution. » [7]
Amicalement, et en espérant que vous cesserez de fuir ce débat.