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Lettre ouverte aux partisans de l’abstention

Appel à voter "Jacques Chirac" contre Le Pen le 8 mai 2002

par Collectif Les mots sont importants
avril 2002

À nos amis antiracistes et antifascistes radicaux, libertaires et d’extrême gauche. À ceux qui se souviennent d’Ouvéa, du bruit et de l’odeur. Et à tous ceux qui ont de bonnes raisons de s’abstenir. La lutte contre le racisme et le fascisme passe par une guerre totale contre Chirac après le 5 mai, mais aussi par le vote Chirac le 5 mai.

Comme vous, nous pensons que le Front National doit son succès moins au talent politique de Le Pen qu’au cynisme et à l’irresponsabilité des partis de gouvernement, qui ont passé leur temps à légitimer les discours racistes, xénophobes et sécuritaires de l’extrême droite, tout en menant des politiques économiques et sociales criminelles.

Comme vous, nous nous souvenons des alliances et des compromis passés par cette classe politique avec l’extrême droite. Nous nous souvenons notamment du soutien de Chirac à la liste commune UDF-RPR-FN qui a emporté les élections à Dreux, le ? 11 septembre 1983 ! [1]

Comme vous, nous nous souvenons des innombrables discours de Chirac sur le ’’problème de l’immigration’’, l’’’overdose d’immigrés’’, ’’le bruit et l’odeur’’. Comme vous, nous nous rappelons que Chirac a proposé en 1991 un ’’grand débat national’’ sur la ’’préférence nationale’’, et qu’il a tenté de la mettre en pratique à Paris sur une allocation de naissance lorsqu’il était maire de Paris.

Comme vous, nous savons que Chirac ne s’est pas contenté de paroles, et qu’il a aussi voté ou fait voter des lois d’exception qui ont enfoncé de plus en plus les immigrés dans la précarité et la terreur, notamment les lois Pasqua-Méhaignerie et les lois Debré.

Comme vous, nous nous souvenons du massacre d’Ouvéa. Comme vous, nous voyons en Chirac l’incarnation de tout ce que la tradition républicaine française comporte de racisme, de sexisme, d’homophobie, de mépris de classe, d’arrogance et de corruption.

Comme vous nous savons que le seul combat antiraciste et antifasciste conséquent passe par la lutte pour l’égalité des droits, et donc notamment pour

 la régularisation de tous les sans papiers,

 le droit de vote de tous les étrangers à toutes les élections,

 l’abrogation de la double peine et des discriminations légales (abrogation de la condition de nationalité qui interdit plus de six millions d’emplois aux étrangers non-européens),

 la mise en place d’un dispositif efficace de lutte contre la discrimination raciale notamment à l’embauche, au logement

 la liberté de circulation et d’installation et l’abrogation de toutes les lois d’exception régissant l’entrée et le séjour des étrangers

 l’abrogation de toutes les lois et de tous les dispositifs d’exception existant en ’’banlieue’’ (contrôle et harcèlement policier, interventions brutales, impunité des crimes policiers ?)

 une reconnaissance et un dédommagement pour les crimes perpétrés contre les peuples colonisés,

 le démantèlement de la ’’Françafrique’’ et la promotion d’une politique étrangère basée sur l’égalité

 la mise en cause radicale de l’ordre capitaliste et la promotion d’une politique économique et sociale assurant à tous une vie décente.

Mais tout cela n’empêche pas de tout faire le 5 mai pour écraser Le Pen. C’est au contraire indispensable pour poursuivre, dans les meilleures conditions possibles, le combat antiraciste, antifasciste et anticapitaliste radical que nous menons depuis des années.

Car tout d’abord, même si le risque de voir Le Pen élu semble aujourd’hui minime, il est de notre responsabilité de ne pas courir ce risque, et surtout de ne pas le faire courir aux plus exposés : les immigrés et leurs enfants. Quant à ceux qui pensent que l’élection de Le Pen provoquerait un sursaut salutaire, voire la révolution, étudiez l’histoire, ou bien allez tout simplement demander aux habitants de Vitrolles ce qu’ils en pensent - et plus particulièrement aux immigrés et aux militants de Ras l’front Vitrolles.

Mais surtout, de l’unique point de vue qui nous intéresse (celui d’une lutte déjà ancienne à poursuivre : la lutte pour l’égalité), il convient de bien mesurer les conséquences qu’aurait une abstention massive, en particulier des forces de gauche et d’extrême gauche. En effet, l’enjeu réel du 5 mai n’est pas manifestement de savoir qui, de Le Pen ou de Chirac, sera élu, mais : quel Chirac allons nous avoir à combattre dans les mois qui viennent ? Un Chirac élu avec 90%, paradoxalement, serait beaucoup moins dangereux, et beaucoup plus vulnérable qu’un Chirac élu avec seulement 60% des voix.

Un score du type 60% contre 40% aurait trois conséquences désastreuses, tant pour la vie concrète des immigrés et de leurs enfants que pour toutes les luttes sociales que nous menons :

 d’une part, il élèverait Le Pen au rang de véritable force d’alternance, avec ce que cela induit d’effet immédiat de légitimation des idées, des paroles et des comportements racistes ;

 d’autre part, du même coup, ce score donnerait à Chirac une force politique qu’il est loin d’avoir pour le moment, en faisant de lui l’’’homme providentiel’’ ou le ’’dernier rempart contre le fascisme’’ (autrement dit : ne pas voter Chirac, c’est se condamner à faire durer cinq ans la parodie de choix que nous connaissons aujourd’hui pour une période de quinze jours) ;

 enfin, ce Chirac re-légitimé, transformé par l’abstention en ultime rempart contre le fascisme, serait en même temps un Chirac plus lepénisé que jamais, ’’à l’écoute’’ comme jamais de la ’’demande de fermeté’’ des électeurs FN.

Inversement, si nous votons tous pour (cette ordure de) Chirac, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la situation sera beaucoup plus saine, et beaucoup plus favorable aux luttes que nous avons coutume de mener contre le racisme et pour l’égalité. Un score du type 90% contre 10% auraient pour effet

 De faire disparaître Le Pen du débat public presque aussi vite qu’il était réapparu, ou du moins de neutraliser presque totalement l’effet de légitimation que lui ont procuré se percée ’’inattendue’’ et sa présence au second tour ;

 De priver Chirac du rôle avantageux de ’’dernier rempart contre le fascisme’’ (la menace fasciste s’éloignant) et donc de le laisser nu, tel qu’il est apparu depuis quelques années à une écrasante majorité des gens de ce pays : un démagogue de la pire espèce, réactionnaire, raciste et malhonnête.

 De manifester le plus clairement possible que l’extrême droite est un repoussoir, et que ses idées suscitent un rejet massif : c’est, dans l’immédiat, en attendant des luttes sociales plus ambitieuses, le seul moyen de dissuader l’opportuniste qu’est Chirac de jouer la carte de la lepénisation.

Les sans-papiers l’ont bien senti : eux qui sont pourtant bien placés pour savoir ce que vaut Chirac, ils nous appellent malgré tout à aller voter contre Le Pen, et donc à utiliser le bulletin Chirac.
Après quoi nous pourrons passer aux choses sérieuses, et nous occuper de Chirac.

Notes

[1Merci à Farid pour ce rappel !