Durant sa période la plus inspirée, qu’on peut situer approximativement dans les années 1975-1980, Renaud s’était inventé un beau personnage de « loubard » solitaire et dépressif, nihiliste, teigneux et paranoïaque, dont l’expression la plus pure fut donnée dans Société Tu M’Auras Pas et Où C’est Que J’ai Mis Mon Flingue ? [1] ou, sur le mode de l’autodérision, dans des chansons à la fois amères et très drôles comme Je Suis Une Bande De Jeunes À Moi Tout Seul et, nous y arrivons, le justement célèbre Marche À L’Ombre [2].
L’argument était simple : de même que « faut pas gonfler Gérard Lambert quand il répare sa mobylette », faut pas non plus importuner Renaud Séchan quand il picole dans son bistrot. La plus haute vigilance était en conséquence nécessaire au niveau vestimentaire : l’animal exigeait non seulement le silence mais aussi une tenue décente – moyennant quoi, par exemple, il n’était pas conseillé d’être un « baba cool cradoque » sorti de son bus Volkswagen, avec « patchouli, pataugas » et « Guide du Routard dans la poche », et pas davantage une « petite bourgeoise bécheuse maquillée comme un carré d’as », avec « collants léopard homologués chez SPA », « Monoï, Shalimar » et « futal en skaï comme Travolta ». Et moins encore d’être un « petit rocky barjot » et de « jouer les Marlon Brando » avec blouson et lunettes noir-e-s :
« Derrière ses pauvres Ray-Ban, je vois pas ses yeux et ça m’énerve
Si ça se trouve il me regarde, faut qu’il arrête sinon je le crève »
À tous ces mal-vêtus et à quelques autres, parmi lesquels « un punk qui avait pas oublié d’être moche, et un intellectuel en Loden genre Nouvel Obs », le chanteur énervé réservait le même traitement : « avant qu’ils aient pu dire un mot », boire leur cognac ou leur viandox, il les chopait par le paletot, par le colbac ou contre le juke box, et leur adressait cette virile mise en garde :
« Toi tu me fous les glandes et t’as rien à foutre dans mon monde
Arrache-toi de là, t’es pas de ma bande, casse-toi tu pues et marche à l’ombre ».
C’était en 1980. Trois décennies plus tard, voici que le célèbre refrain redevient d’actualité. L’heure est à nouveau à la défense d’un territoire et à la chasse aux mal-vêtus. Avec, il est vrai, quelques différences notables.
Ce n’est plus un loubard solitaire qui « s’énerve » mais toute une classe dirigeante.
Ce n’est plus en chanson et pour de rire mais pour de vrai et avec le plus grand sérieux, par des discours, des décrets, des lois et des circulaires.
Ce n’est plus un simple bistrot qui est en jeu mais rien de moins que le territoire national.
Et enfin ce n’est pas l’humanité entière qui « fout les glandes », du baba-cool en pataugas à la bourgeoise en collants léopard et du punk moche au lecteur du Nouvel Obs, mais une cible unique : la femme musulmane qui a le mauvais goût de se couvrir le visage ou les cheveux, ou simplement de porter des jupes trop longues, trop sombres et trop monochromes.
Si la posture est donc moins téméraire – on passe en gros d’un individu contre la terre entière à une meute surarmée contre une proie vulnérable – la langue est pourtant un peu plus ronflante : on ne dit plus « pas de ma bande » mais « étranger aux fondements de notre identité nationale ». On ne dit plus « T’as rien à foutre dans mon monde » mais : « La burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française » [3].
Quelle conclusion tirer de cette analogie ? Rien d’autre que ce que je viens de raconter :
– Que dans la France d’aujourd’hui, c’est toute une classe dirigeante, et – hélas – une bonne partie de la société civile, qui se comporte comme une caricature de pilier de bar teigneux et paranoïaque.
– Que c’est une minorité religieuse socialement reléguée, économiquement exploitée et politiquement stigmatisée qui en fait les frais.
– Qu’enfin un très beau mot, laïcité, désignant au départ la possibilité d’un vivre ensemble de tous et toutes dans la liberté, l’égalité et le respect mutuel, ne signifie plus rien d’autre, aujourd’hui, que : toi, musulman-e, tu me fous les glandes, tu n’as rien à foutre dans mon monde, arrache-toi de là, t’es pas de ma bande, casse-toi tu pues, et marche à l’ombre.