Le 21 février 1944, Missak Manouchian et vingt-et-un membres de son groupe de Résistance, le FTP-MOI (Francs-Tireurs Partisans, Main d’Oeuvre Immigrée), étaient arrêtés et fusillés par les Nazis. Olga Bancic, arrêtée elle aussi, était décapitée quelques mois plus tard. Le texte qui suit leur rend hommage.
Pour beaucoup, la mémoire du « groupe des étrangers » est d’abord celle d’une chanson : « L’Affiche rouge » composée par Léo Ferré sur un poème de Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir »... Ce texte, publié par Aragon dans son grand livre de 1956 Le Roman inachevé [1] avait été écrit l’année précédente, à l’occasion de l’inauguration, onze ans après la mort de ses combattants, d’une rue Groupe Manouchian à Paris. Aragon écrit dans les notes qui accompagnent son livre : « Le poète arménien Manouchian, héros de notre résistance, chef du groupe dit « des étrangers », ou « de l’affiche rouge », a été fusillé par les nazis en février 1944. »
Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
Cette première strophe, toute déclamatoire, ne dit encore rien des « étrangers » eux mêmes. Le choix du poète est de faire d’eux d’abord et avant tout des partisans. Des hommes simples et modestes, qui hier, prenaient naturellement les armes, sans rien demander pour eux mêmes. Il avait personnellement connu ce temps, et perdu nombre de ses amis dans ce combat ; il les a longuement chantés, et l’on répétait déjà par cœur ses vers sur « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas », ou sa « Ballade de celui qui chanta dans les supplices », Gabriel Péri dont il avait contribué à faire, dans la mythologie communiste, l’icône d’un saint. Mais ceux dont il parle dans les vers qu’il compose pour cette cérémonie, et qu’il y déclame d’une diction empesée, lourde et vieillie, sont des hommes d’une autre sorte, au bord de tomber dans l’oubli ; et le mérite de son texte, plus encore que celui de la rue inaugurée ce jour là, est de les immortaliser. La deuxième de ces « strophes pour se souvenir » est la plus belle ; celle qui dit tout. Ferré ne s’y est pas trompé, qui en a tiré le titre de sa chanson :
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
La propagande nazie s’était en effet employée à utiliser les noms et les visages des martyrs du « groupe des étrangers » pour tenter de discréditer la Résistance aux yeux des populations endormies. L’affiche était rouge (semblant ainsi « une tache de sang » - mais le sang n’était pas la seule symbolique du rouge) et de petits portraits des fusillés y formaient autant de points blancs, disposés en un triangle pointant vers le bas. Ces portraits étaient censés être reçus par les français comme une insulte. Le texte de l’affiche rouge disait : « Des libérateurs ? La libération par l’armée du crime ! ». Sous les noms imprononçables d’une dizaine de membres du groupe ¬¬- presque tous immigrés, espagnols, italiens, juifs d’Europe centrale, hongrois, polonais, arméniens [2] - le nombre d’attentats qui leur étaient imputés ; le nombre de leurs victimes. Sous leurs photos d’hommes traqués et défaits, mal rasés, haves, celles des armes et des explosifs que l’on disait avoir saisis lors de leur arrestation.
Les propagandistes allemands, bien au fait des ressorts de l’idéologie dominante en France, savaient bien qu’en dénonçant la Résistance comme étant le fait d’étrangers, de juifs, de métèques, à l’allure repoussante et aux noms qui écorchent la bouche, ils en détourneraient les Français de mois en moins rares qui commençaient la considérer avec sympathie [3]. L’affiche insistait également sur un détail que le poème passe sous silence. Ces résistants n’étaient pas seulement des étrangers criminels, mais des communistes, des « rouges ». De fait, ils appartenaient à la MOI, « main d’œuvre immigrée », par laquelle les communistes organisaient les travailleurs étrangers. Pourquoi, dans le poème, ce silence sur cette affiliation, c’est la première étrangeté du texte ; on l’oubliera bien vite avec la strophe suivante :
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Le poète se fait ici politique. Aragon est alors - il le sera jusque à sa mort en 1981 - membre du comité central du parti communiste français. Il a rejoint ce parti dès les années 20, avec bon nombre des autres membres du groupe surréaliste. Mais alors que la plupart l’ont vite quitté, il avait quant à lui, le moment venu, choisi plutôt la rupture avec les compagnons de sa première jeunesse. À cet engagement, il restera fidèle, non sans déchirements, jusqu’à son dernier souffle : déjà, le livre dont est tiré ce poème témoigne de ces déchirements.
Quoi qu’il en soit, c’est bien une thèse politique qu’Aragon entend exposer dans cette strophe. Implicitement, est ainsi affirmé que les « étrangers » du groupe étaient « Français de préférence [4] », et qu’ils seraient « morts pour la France ». Il est difficile de dire si ce qu’il évoque à cet égard est un souvenir authentique, et si ces « doigts errants » ont bien existé. Mais s’il est peut-être ici fait référence à un fait réel, il est probable que la restitution qui en est faite n’est pas fidèle : en mars 1944, en effet, la revue résistante à laquelle collaborait déjà Aragon - qui en fut après guerre le directeur -, Les Lettres Françaises, évoquait ainsi l’affiche rouge : « Sur l’une des affiches, quelqu’un a écrit au charbon en lettres capitales ce seul mot : MARTYRS. C’est l’hommage de Paris à ceux qui se sont battus pour la liberté » [5]. Onze ans plus tard, cette expression, « martyrs », est devenue « morts pour la France ».
Or, il y a un sens très précis à ce « morts pour la France ». Ces derniers mots étaient ceux que l’on avait pris l’habitude de prononcer lors des cérémonies de onze novembre devant les monuments aux morts, à l’appel du nom des victimes de la boucherie de quatorze dix-huit. Aragon n’ignore pas que ces hommes n’avaient pas été fauchés dans la fleur de leur âge « pour la France ». « On croit mourir pour la patrie, avait écrit Anatole France, on meurt pour les industriels ». C’est ce principe, cette certitude, qui était l’une des origines de l’engagement d’Aragon. Lui même ancien combattant, médecin au front (on donnait le titre de médecin militaire à de simples étudiants en médecine...), il a raconté une part de son expérience, dans ce même Roman Inachevé ; il ne voit dans cette guerre que l’horreur (« Tu n’en reviendras pas toi qui courrait les filles / Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu / Quand j’ai déchiré sa chemise et toi non plus / Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille / Qu’un obus a coupé par le travers en deux / Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre / Et toi le tatoué l’ancien légionnaire / Tu survivras longtemps sans visage sans yeux »). Mais cette haine générale de la guerre, qui avait fondé l’engagement de tant de communistes dans les années vingt, était quelque peu passée de mode après la Libération de 1945. Si, alors, les communistes pouvaient comme les autres communier devant les monuments aux morts, c’est qu’ils étaient entre temps devenus le « parti des fusillés ». C’est à cela que fait référence le rattachement par Aragon de Manouchian à « notre Résistance ». Quant au thème patriotique, on y reviendra.
Dans la strophe suivante, Aragon commence une citation quasi textuelle de ce document particulièrement émouvant qu’est la dernière lettre écrite à sa femme, Mélinée, par le chef de ce « groupe des étrangers », le poète arménien Missak Manouchian :
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Le « groupe des étrangers », bien sûr, était d’abord internationaliste. Il ne faisait pas la guerre au peuple allemand, mais au fascisme hitlérien. C’est avec un gros accent Yiddish qu’un survivant de ce groupe disait dans une interview, une trentaine d’années plus tard, que son seul regret, lorsqu’il pensait à cette époque, était de ne pas avoir tué assez de nazis.
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui va demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
C’est tout l’art d’Aragon d’avoir su mettre en vers inoubliables les propos mêmes écrits à la hâte par Manouchian dans sa lettre : car chaque détail est authentique, et tout y est, ou presque : il y manque le passage, d’ailleurs censuré dans les éditions classiques des « lettres de fusillés » publiées par les éditions du parti communiste, où après avoir affirmé qu’il n’avait pas de haine pour le peuple allemand, le militant condamné affirme que s’il pardonne à ceux qui lui ont fait ou voulu lui faire du mal, il ne pardonne pas, « à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus ».
Sur la base de ce membre de phrase, et du besoin naturel de chercher à tout des explications simples, on a longtemps soutenu, même si rien, aucun fait établi, aucun argument convainquant, n’a jamais pu donner quelque crédit à cette hypothèse - que le « groupe des étrangers » aurait été délibérément sacrifié sur l’autel des intérêts de la Résistance française. Dans le chaos de l’époque, il est pourtant inutile d’imaginer une trahison ou un complot pour comprendre le démantèlement d’un réseau de combattants [6] ; quoi qu’il en soit, cette méchante rumeur est certainement venue jusqu’à l’auteur de notre poème, et c’est peut-être pourquoi il choisit de ne mettre en vers que la version expurgée de la fameuse lettre [7].
Cela dit, si l’on ne connaîtra sans doute jamais dans le détail les conditions de l’arrestation de Manouchian et de ses camarades, on connaît en tous cas, par cette lettre, et par le poème qui la retranscrit, les rêves de ce poète arménien, qu’il laisse le soin à se femme de réaliser pour lui : Vivre dans un monde de justice et de paix, aller revoir ses parents dans son pays, dans les montagnes lointaines d’Arménie, dans la région pour lui mythique d’Erevan, y partager le bonheur normal de ceux qui élèvent leurs enfants « dans la beauté des choses ». Il demande également à sa femme de faire publier, la Libération venue, ses poèmes et ses écrits « qui valent d’être lus » [8].
Mais voilà qu’Aragon conclut :
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant
Ainsi, l’on retrouve l’inscription où nous nous étions arrêtés quand le poète l’avait signalée : « morts pour la France ». Mais si l’on pouvait à la rigueur accorder aux « doigts errants » qui l’avaient griffonnée le bénéfice du doute, et s’incliner devant leur courage, il n’en va pas de même pour les derniers mots du poème déclamé par Aragon pour l’inauguration de la rue « Groupe Manouchian » en 1955 : on entre en effet ici dans la falsification pure et simple. Peu importe le nombre précis des militants de la « main d’œuvre immigrée », la MOI, qui tombèrent ce jour là [9]. Et accordons à Aragon que le mot « pourtant » du troisième vers est plus didactique qu’étonné. Ce sur quoi porte la falsification est un élément central de l’idéologie que le parti communiste avait épousé depuis une vingtaine d’années : la portée « nationale / nationaliste » de son combat.
Dans un autre poème fameux, publié en 1946 dans « La Diane française » [10], Aragon l’avait dit clairement : « Mon parti m’a donné les couleurs de la France ». Né de l’affirmation internationaliste et du refus de la guerre, le parti communiste français avait, au milieu des années trente, adhéré avec enthousiasme au cours nouveau dont l’Internationale communiste faisait alors le choix tactique : des mots d’ordre antifascistes de front populaire succédaient à une rhétorique du combat « classe contre classe », et comme en corollaire, le « parti de la classe ouvrière » entendait relever l’héritage national, au moment même où le nationalisme Grand-Russe commençait à faire ses ravages en Union Soviétique et où, à l’autre bout du monde, les communistes des USA disaient du communisme qu’il était « l’américanisme de notre temps ». La Révolution de 1789 n’avait certes jamais cessé d’être, pour la gauche française, une référence obligée, et le cent cinquantenaire de 1939 allait voir le PCF s’en réclamer très haut. Mais de Jeanne d’Arc [11] aux rois capétiens, c’est tout l’héritage national qui était désormais revendiqué. Dans les congrès et manifestations communistes, on vit dans ces années trente se croiser, comme un oxymoron obscène, le drapeau tricolore au traditionnel drapeau rouge du mouvement ouvrier ; et on se mit à chanter La Marseillaise avec L’Internationale - proprement nationalisée par Aragon dans sa Ballade sur Gabriel Péri : « Une autre chanson française / A ses lèvres est montée / Finissant la Marseillaise / Pour toute l’humanité ».
On ne saura jamais ce qu’ont vraiment dit, crié ou chanté les martyrs du « groupe des étrangers ». On sait que l’ouvrier métallurgiste Jean-Pierre Timbaud est mort en criant « Vive le parti communiste allemand ! » D’autres ont crié « Vive Staline ! » Beaucoup « Vive la Liberté ! » Certains fusillés ont bien pu crier « La France ! » en s’abattant, mais s’agissant des étrangers du groupe Manouchian, compte tenu de ce que l’on sait d’eux, de leur engagement, de leurs raisons d’être, compte tenu des termes mêmes rapportés par Aragon de la lettre à Mélinée, tout porte à croire que, s’ils ont pu chanter L’Internationale, ce n’est pas en tant que « chanson française ».
Le tournant nationaliste du PCF n’avait en effet pas été sans causer de graves remous au sein de la MOI. Nombre de ses militants, dès la fin des années trente, avaient tout bonnement cessé de lui apporter leur cotisation [12]. Maurice Thorez avait eu beau proclamer : « Notre mot d’ordre « La France aux Français » n’est animé d’aucun sentiment xénophobe » [13], il était difficile de le faire passer parmi les « étrangers ». Plusieurs membres du « groupe Manouchian » eux-mêmes étaient d’anciens volontaires des Brigades Internationales, partis à la fleur de l’âge défendre la République espagnole contre la rébellion franquiste [14], et leur participation à la Résistance n’était pour eux - comme pour de nombreux résistants français, comme Pierre Georges, le célèbre colonel Fabien, ou comme Arthur London, alias Gérard -, que la poursuite de ce combat internationaliste ; leur antifascisme n’était en rien le corollaire d’un sentiment d’appartenance à la France éternelle [15]. Aragon ne l’ignorait pas.
Fallait-il, pour sauver la mémoire de ces héros, leur attribuer le plat nationalisme dans lequel s’enfonçait le parti qui avait été le leur ? Fallait-il, pour les sauver de l’oubli, travestir à ce point le sens de leur combat et de leur sacrifice ? « Intégrés » avant l’heure et contre leur gré, ces « amoureux de vivre » aux noms imprononçables méritaient sans doute mieux qu’un tel enterrement nationaliste de première classe. Qu’ils symbolisent plutôt l’humanité sans frontières qu’ils appelaient de leurs vœux et pour laquelle ils ont perdu la vie.