
Tocqueville est très pessimiste sur la situation qu’il a observée et étudiée en Amérique. Il pense que les sudistes sont pris à la gorge,
ne pouvant renoncer à un esclavage qui sera amené d’une manière ou d’une autre à disparaître :
« Quels que soient (…) les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul
point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté
démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l’esclave ou par celui du maître. Dans
les deux cas, il faut s’attendre à de grand malheurs ».
L’auteur observe un paradoxe, parfois difficile à admettre, mais qui semble avoir été une réalité. Les Noirs ne sont pas forcément mieux traités au
Nord qu’au Sud :
« (…) aux Etats-Unis le préjugé qui repousse les nègres semble croître à proportion que les nègres cessent d’être esclaves, et (…) l’inégalité se grave
dans les mœurs à mesure qu’elle s’efface dans les lois. » [3]
Et encore :
« Le préjugé de race me paraît plus fort dans les Etats qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où l’esclavage existe encore, et nulle part il ne se
montre aussi intolérant que dans les Etats où la servitude a toujours été inconnue » [4]
Tocqueville laisse même entendre que parfois, par rapport à leur situation au Nord, le sort des esclaves est relativement enviable – sans pour autant
que cela cautionne l’esclavage :
« Au Sud, le maître ne craint pas d’élever jusqu’à lui son esclave, parce qu’il sait qu’il pourra toujours, s’il le veut, le rejeter dans la poussière. Au
Nord, le blanc n’aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d’une race avilie, et il s’éloigne du nègre avec d’autant plus de soin qu’il
craint d’arriver un jour à se confondre à lui. » [5]
On notera enfin que Tocqueville considère comme illusoire la volonté « d’exporter des nègres en Afrique » ne serait-ce que du fait de la progression
démographique de la population noire d’Amérique :
« La race nègre ne quittera plus les rivages du continent américain, où les passions et les vices de l’Europe l’ont fait descendre ; elle ne disparaîtra du
nouveau monde qu’en cessant d’exister ».
Ce chapitre apparaît comme une digression. Nous montrons cependant, d’une part, que Alexis de Tocqueville considère l’idée d’une expatriation des
Noirs hors des Etats-Unis comme illusoire, mais, d’autre part, indirectement, que le manichéisme n’est pas de mise en ce qui concerne la réalité
historique qui est ici en question. Le racisme et la politique de ségrégation raciale ne sont pas l’apanage des sudistes - Griffith pouvant être considéré
comme un défenseur des valeurs sudistes. Des témoignages et documents prouvent que les nordistes avaient parfois une attitude hostile envers les
Noirs, les esclaves affranchis, et les esclaves affranchis intégrés dans l’armée de l’Union – c’est ce que Martin Scorsese a un petit peu montré dans
Gangs of New York. On sait par ailleurs que la volonté des nordistes de mettre fin à l’esclavage répondait à celle d’imposer leur modèle économique
au moins autant qu’elle visait à la réalisation d’un idéal humaniste.
Le racisme véhiculé par Griffith
Du point de vue de l’équilibre interne du récit et des implications idéologiques de celui-ci, on peut dire que Griffith crée des
correspondances symétriques entre les camps qui sont en conflit et en cela il manifeste une certaine volonté d’impartialité. Mais à regarder le film
attentivement, on s’aperçoit que ses partis pris sudistes sont souvent insidieusement et très subtilement véhiculés derrière ce qui se révèle être un
voile d’objectivité. Les apparences d’équilibre sont fausses, trompeuses.
Prenons l’exemple des « espions » : chaque camp en utilise, mais comme le note Pierre Sorlin dans l’intéressante étude qu’il consacre au film, l’espion
noir rampe quand l’espion blanc monte un beau cheval blanc [6]. Mais nous irons plus loin. Ce cavalier est, nous semble-t-il, incarné par Griffith lui-même !
Et il regarde, à un moment, la caméra, comme pour établir un lien privilégié entre son personnage, ce qu’il représente, et les instances à la fois «
énonciatrice » et « spectatorielle ».
Autre exemple : le K.K.K. commet des meurtres et en cela ressemble à la partie adverse. Mais le fait que ce soit cette dernière qui ouvre les hostilités
criminelles n’est pas dénué de signification. L’Empire blanc combat l’Empire noir, le premier lutte cependant pour sa survie, le second vise à exercer
un pouvoir tyrannique.
Sans chercher à juger du rapport personnel de Griffith avec les représentants de la communauté noire [7], et en n’oubliant pas que le cinéaste a
pris des positions progressistes dans certains de ses autres films, comme l’a rappelé en son temps l’historien français du cinéma George Sadoul, nous
considérons que The Birth of a Nation véhicule des images et des messages de dimension raciste [8]. Aucune alternative aux conditions d’existence qui sont celles, spécifiques, des Noirs au XIXe siècle n’est envisagée dans ce film qui
n’est pas uniquement un film historique, réaliste, mais une oeuvre véhiculant un message messianique et utopiste.
Un indice prouvant à ce propos que, alors même que Griffith affirme avoir réalisé une oeuvre fortement documentée, et multiplie les références
explicites à l’Histoire, son discours est en fait relativement hors du temps, est la présence de similitudes entre les trames narratives, manichéennes,
d’America, le film que le cinéaste consacre en 1930 à la Guerre d’Indépendance américaine – un film parlant – et de The Birth of a Nation [9]. Dans les deux films, une guerre civile est représentée, un renégat trahit son
propre camp et cherche à construire un nouvel « Empire » (le capitaine Walter Butler pervertit la cause des Britanniques et des Américains loyalistes).
Ce traître a lui aussi des vues sur la jolie héroïne du film (Nancy Montague), utilise pour arriver à ses fins politiques une minorité sauvage (les
Indiens), et est secondé par un individu aux pulsions meurtrières et destructrices (le capitaine Hare, qui n’est pas métis comme Lynch était mulâtre,
mais qui se déguise significativement en Indien, à un moment du récit, pour commettre ses crimes).
On peut considérer qu’au-delà de la représentation à visée historique, au-delà de la propagande sudiste, Griffith a réalisé une épopée mythique
intemporelle aux accents bibliques et christiques, à prendre comme telle. Une épopée à travers laquelle il montre la lutte victorieuse du Bien sur le Mal
(l’éradication des germes de la violence étant susceptible de permettre l’avènement ou la restauration du Paradis sur la terre du Nouveau Monde), le
sacrifice des rebelles sur l’autel de la Nation américaine.
On jugera cependant, dans ce cas, son attitude irresponsable et provocatrice : il fait incarner le camp de ceux qui représentent le Mal, versant obscur
de la réalité, par une communauté qui au moment où il réalise son film a encore à souffrir de la situation qu’elle subit depuis plusieurs siècles. Cette
communauté dont précisément on appelle les membres des hommes de peau noire pour les distinguer des hommes de peau blanche.
Certes, le cinéaste a intelligemment pensé à insérer un carton en précisant qu’il « n’est fait référence [dans The Birth of a Nation] à aucune race ou
peuple » de l’époque où le film est réalisé [10]. Il pare à l’avance toutes les critiques susceptibles de lui être portées, il verrouille en quelque sorte son oeuvre.
Mais quel peut-être, de toute façon, l’impact de ces quelques mots face aux flots d’images tendancieuses que le film charrie ?
Critique du commentaire du film fait par Seymour Stern
Seymour Stern a effectué en 1965 une étude longue et approfondie de The Birth of a Nation qui a constitué l’ensemble d’un numéro de l’éminente
revue américaine Film Culture [11]. Certaines de ses remarques concernant la position idéologico-politique de Griffith ne laissent pas de nous
étonner. Jugeons sur pièce :
« Dans le racisme, le noir est noir, le blanc est blanc, le jaune est jaune…il ne peut y avoir, il n’y a pas d’exception. Faire une seule exception serait
détruire la doctrine. Si la couleur de peau est le facteur déterminant de la doctrine, un soit-disant bon Noir est dans la même catégorie qu’un soit-
disant mauvais Noir.
La folie de l’ “exception” a parfaitement été démontrée quand Hitler, juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, a officiellement
désigné ses alliés militaires, les Japonais, comme des “Aryens à titre honorifique”. La manoeuvre était absurde mais fortement nécessaire car les
capitalismes allemand et japonais avaient joint leur force pour lancer une guerre pour la conquête du monde. Brusquement, les doctrines et les
dogmes concernant la supposée infériorité et supériorité des peuples et des races sur la base de la pigmentation de la peau étaient oubliées ou
ignorées. L’Allemagne blanche et le Japon jaune s’engagèrent dans la Seconde Guerre mondiale bras dessus bras dessous, alliés jusqu’à la terrible et
amère fin. » [12]
Pour Stern, Griffith et les personnages de sudistes qu’il met en scène ne sont pas foncièrement des racistes car ils ont des relations, parfois amicales,
avec les Noirs. La doctrine ségrégationniste ne peut souffrir aucune exception et elle n’a, en fait, de sens qu’en tant qu’elle débouche sur
l’extermination de la « race » jugée inférieure. La logique implicite des idées de Stern est en fait que le racisme n’existe pas !
À lire le critique entre les lignes, Adolf Hitler n’était pas lui-même un vrai raciste car il a pactisé avec des non Aryens et que cela lui a d’ailleurs été
fatal. Il a détruit sa doctrine et s’est détruit avec en ne la respectant pas au pied de la lettre...
Il n’y a pas, dans The Birth of a Nation, de lutte entre races, affirme Stern, mais une lutte entre classes. Griffith est, toujours selon le critique, un
héritier de Karl Marx. Les Noirs sont des exploités. Ils ne le sont pas parce qu’ils sont Noirs, et ne le sont pas d’une manière spécifique. Ils sont
exploités comme « des millions de Blancs ont été et sont exploités » et Griffith les montre comme tels [13]. Stern fait parfois l’amalgame entre la réalité de l’exploitation de
l’homme par l’homme et l’idéologie raciste, entre les perspectives ouvertes par la philosophie marxienne et le discours personnel de Griffith.
Certes, on voit dans ce film une caste d’individus cherchant à accaparer le pouvoir, et à profiter des avantages qu’il procure – Sylas Lynch, quand il
semble en passe de prendre la place de son protecteur Austin Stoneman, est présenté comme le « nouvel aigle de l’aristocratie ». Le problème semble
bien être, donc, un problème d’autorité acquise au niveau politique et économique, de lutte de membres d’une classe sociale donnée contre une
classe qui les domine.
Sylas Lynch et Lydia Brown sont cependant des arrivistes perfides qui ne travaillent aucunement pour la classe des exploités noirs, mais pour eux-
mêmes. La servante des Cameron ne semble avoir aucune intention de sortir de sa condition sociale. Et la conscience de classe des Noirs manipulés
par Stoneman, Lynch et les Carpetbaggers laisse fortement à désirer !
Quant aux exploités blancs auxquels Stern compare les exploités noirs, ils sont parmi ceux qui luttent contre la révolution mettant le Sud à feu et à
sang. Rien ne semble fondamentalement les opposer aux propriétaires terriens. Les Cameron et les modestes vétérans du camp nordiste qui leur
donnent refuge sont unis dans un même combat : l’élimination des révoltés noirs.
Enfin, il faut rappeler qu’un carton, apparaissant à l’occasion de la croisade finale des membres du K.K.K., qui se déroule à un moment sur fond de
Walkyrie, évoque la défense par les nordistes et sudistes, enfin réunis, de « leurs droits aryens fondamentaux » [14] . Dans son étude sur le refus de l’autre à travers l’Histoire, José Seknadje-
Askénazi écrit significativement, à propos de la réaction sudiste à l’émancipation des Noirs et de l’action du K.K.K., qu’elles « ne provinrent pas
essentiellement des aristocrates ruinés, qui avaient perdu leurs plantations et leurs esclaves, mais des “petits Blancs” dont le niveau de fortune et de
culture était voisin de zéro ».
L’auteur poursuit :
« C’est parce que ces derniers sentaient que, si les Noirs pouvaient continuer à jouir des mêmes droits qu’eux, rien ne les en distinguerait plus et
même qu’ils prendraient leur place au bas de l’échelle sociale, qu’ils s’attachèrent avec autant de force à consacrer la différence de couleur par un
statut discriminatoire. » [15]
Il faudrait pouvoir replacer les propos de Stern évoqués ici dans leur contexte historique. Nous ne savons pas si le critique défendait explicitement des
idées politiques orientées vers le progressisme ou vers le conservatisme. Sa vision de Griffith comme auteur marxiste, sa dénonciation de la
politique de compromis de Lincoln et l’admiration qu’il manifeste pour le radicalisme jugé sincère et authentique de Stevens [16], la confusion qu’il entretient entre ce que nous appellerons un racisme
ségrégationniste et un racisme d’extermination nous fait entre autres penser à certaines positions « négationnistes » de l’extrême gauche.
Pour conclure
La question a été posée de savoir si les valeurs de tolérance défendues dans Intolerance (le film que Griffith réalise après The Birth of a Nation, en
1916), si l’émouvante scène du baiser donné par un officier blanc d’origine sudiste à un soldat noir en train d’agoniser dans The Greatest Thing in
Life (1918), film ayant pour cadre la Première Guerre mondiale, sont la conséquence des critiques qu’il a essuyées à l’occasion de la diffusion de The
Birth of a Nation. Pour notre part, c’est à Abraham Lincoln (1930) que nous souhaiterions nous référer en guise de conclusion.
Ce film est un monument érigé par Griffith à la gloire du seizième président des Etats-Unis. Le cinéaste ose enfin y aborder la question de l’esclavage
: lors d’une scène de confrontation entre Stephen Douglas et Lincoln, au moment des élections sénatoriales de 1858 en Illinois, celui-ci a l’occasion
de défendre explicitement ses convictions abolitionnistes, et ce même si on sent tout au long du film que le principal problème qui le taraude est celui
de l’Union et de sa préservation, ce qui est historiquement juste.
La figure de John Brown, abolitionniste violent exécuté par les autorités virginienne en décembre 1859, est évoquée. La signature par Lincoln de la
proclamation d’émancipation est montrée. On notera cependant la quasi-absence de représentation des Noirs à l’écran, comme si, malgré les progrès
ci-dessus constatés dans la reconstitution historique, une certaine difficulté à reconnaître leur existence physique et l’enjeu socio-économique et
moral majeur de la Guerre Civile était malgré tout à l’œuvre dans ce film...