« Je fais remarquer de nouveau qu’on ne se plaint point des protestants ni des catholiques comme on se plaint des juifs ; c’est que le mal que font les juifs ne vient pas des individus, mais de la constitution même de ce peuple : ce sont des chenilles, des sauterelles qui ravagent la France »
Napoléon Ier [1]
« L’histoire n’est pas le passé, c’est le présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous sommes notre histoire. Prétendre le contraire c’est être, littéralement, criminel. »
James Baldwin [2]
« Napoléon Bonaparte est une part de nous-même » déclare aujourd’hui Macron, alors qu’il célèbre l’empereur. Dans son hommage, il déclare « ne rien [vouloir] céder à ceux qui prétendent effacer le passé au motif de l’idée qu’il se font du présent ». Parce que nous ne voulons justement pas effacer le passé, nous proposons de revenir sur une des nombreuses controverses provoquées par la mémoire de l’Empereur esclavagiste : ses propos sur les Juifs, repris sans la moindre réserve critique par le ministre de l’Intérieur dans son dernier livre. Nous constatons que, globalement, le libelle du ministre de l’Intérieur, sorti le 3 février dernier, a suscité extrêmement peu d’analyses tant dans la presse que dans le monde politique ou intellectuel (Edwy Plenel a rapidement réagi, mais il a été bien seul). Nous prenons acte du fait que le racisme fondant nombre de discours politiques, intellectuels et médiatiques depuis de nombreuses années dans ce pays est tellement banalisé qu’il semble devenir invisible. Parce que nous considérons l’absence de critique vis-à-vis de tels discours comme un danger majeur, nous proposons de réaliser, ici, une analyse spécifique des passages relayant des clichés européens séculaires visant les Juifs et, ce faisant, de rappeler les logiques idéologiques à partir desquelles s’épanouit l’antisémitisme, mais également, selon nous, l’islamophobie [3].
C’est en mars dernier, feuilletant les dernières parutions en librairie, que plusieurs extraits du livre du ministre de l’intérieur ont retenu notre attention. Cet ouvrage, Le séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité était paru un mois plus tôt, dans un climat d’une rare violence raciste dirigée contre les musulman.e.s, en lien avec l’instigation de la « loi séparatisme ». En quatrième de couverture, l’auteur présente l’ouvrage comme une proposition politique de rupture (un « manifeste »), un « argumentaire » exposant au lecteur « les raisons profondes [qui conduisent] au texte de loi confortant le respect des principes de la République. » Dans son livre, Gerald Darmanin explique qu’il entend s’inspirer de la politique napoléonienne pour fonder son projet de loi.
Cette filiation n’est pas nouvelle : il la revendiquait dès 2015. Dans un entretien au Point, celui qui n’était pas encore ministre affirmait que la France « [pouvait] vivre en harmonie avec l’islam », mais seulement à condition « que l’État impose aux musulmans ce que Napoléon a imposé aux Juifs ». Dès le premier chapitre de son livre, le ministre de l’Intérieur revient donc sur les motivations de l’Empereur lorsqu’il prépare la réforme d’État de l’organisation du culte des Juifs.
Tropes antisémites : l’usure, le trouble et la division
Après avoir fait un point sur le régime concordataire normalisant « les rapports avec les catholiques », le ministre de l’Intérieur évoque les « difficultés touchant à la présence de milliers de Juifs en France ». Pour l’auteur, elles sont dues au fait que « certains d’entre [les Juifs] pratiquaient l’usure et faisaient naitre troubles et réclamations ».
[Gérald Darmanin, Le séparatisme islamiste Manifeste pour la laïcité, page 27 ]
Scientifiquement fausse, comme l’a rappelé l’historien Pierre Birnbaum dans une interview le 25 mars 2021, cette assertion repose sur un argument antisémite majeur puisant dans la – déjà longue – tradition européenne qui considère les Juifs, entre autres, comme des « animaux calculants », avides d’argent [4]. Cela n’empêche pas l’auteur d’expliquer que les « troubles » qui préoccupaient Napoléon étaient le résultat de « la place des Juifs au sein de la communauté nationale ».
Selon le raisonnement ministériel, cette place aurait posé problème pour deux raisons majeures : leur supposée position d’usuriers, et leur trop grande liberté, résultant du non-encadrement de leur culte par l’État. Ainsi, pour le ministre de l’Intérieur, la motivation de l’Empereur lorsqu’il initie sa réforme de l’organisation du judaïsme est de l’ordre de l’intérêt général : résoudre des tensions internes à la Nation. Admiratif, il ne décèle aucun antisémitisme dans l’analyse de Napoléon et n’exprime pas la moindre réserve à son encontre. Au contraire, il va jusqu’à esquisser une ligne d’inspiration politique possible entre ce moment historique et le présent.
Le ministre cite ensuite une lettre de l’Empereur envoyée à son ministre de l’Intérieur quelques mois plus tôt, le 22 juillet 1806. Dans celle-ci, l’empereur y annonce vouloir « concilier croyances des Juifs avec les devoirs des Français » et « les rendre citoyens utiles ». Cet adjectif est important car, effectivement, les Juifs sont déjà citoyens (depuis 1791) : pour l’Empereur, l’enjeu est, donc, non de les faire citoyens mais bien de transformer les conditions de leur citoyenneté dans le but de mettre fin à ce qu’il considère être une inutilité sociale et « porter remède au mal auquel beaucoup d’entre eux se livrent au détriment de [ses] sujets ».
Mobilisant à nouveau la figure du Juif usurier fauteur de trouble et profiteur, notre ministre de l’Intérieur se fait, encore une fois, le relai d’un fantasme antisémite. Mais en l’étoffant : au peuple avide d’argent se combine l’idée qu’il s’organiserait spécifiquement, et distinctement des autres citoyens, dans l’objectif de déstabiliser les pouvoirs et les peuples. Exclus de la communauté nationale par le distinguo entre « les Juifs » et « les Français » [5], les Juifs deviennent ainsi un véritable ennemi intérieur, menaçant et organisé, une sorte d’« État dans l’État » : une « nation particulière dans la Nation ». Nous sommes ici en présence d’un second trope antisémite récurrent, ancien et redoutable : les Juifs sont assimilés à une puissance occulte, organisant le complot en vue de la déstabilisation de l’ordre social et politique en place.
Dans son texte, enfin, Darmanin – comme Napoléon avant lui – use d’un ressort classique des discours empreints de racisme : faire porter aux victimes la responsabilité des violences qu’elles subissent. Ainsi, si « la place des Juifs au sein de la communauté nationale » était cause de « troubles », c’est, selon le ministre, parce qu’ils pratiquaient l’usure et non parce que l’antisémitisme les désignaient comme coupables.
[Napoléon Ier, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration, p.214]
Une puissance fantasmée
Ce dernier trope antisémite trouve un prolongement plus subtil sous la plume ministérielle. Par son raisonnement, le ministre de l’Intérieur met en équivalence la volonté de Napoléon de limiter le pouvoir de l’Église catholique, et son « intérêt » pour les « difficultés liées à la présence de dizaine de milliers de Juifs en France ». Il met ici sur un même plan une structure politico-religieuse historiquement indissociable de la construction de l’État français et du pouvoir de ses classes dirigeantes depuis des siècles (l’Eglise catholique) et les collectivités juives – diverses, éparses, désunies – sur le territoire.
Par ce coup de force analytique, notre ministre fait comme s’il s’agissait là d’un même mouvement politique de « séparation » du pouvoir politique vis-à-vis de structures religieuses puissantes et influentes [6]. Ne pas comprendre l’inanité et l’indécence de cette comparaison entre l’Église catholique et les structures religieuses juives dans la France du XIXè siècle, c’est relayer l’analyse de Napoléon considérant que la simple présence de Juifs implique l’existence d’une forme de pouvoir constitué, une « main-morte menaçant de s’emparer du territoire ». Précisons que sur un peu moins de 30 millions d’habitants en France à la fin du XVIIIè siècle, les historien.ne.s établissent que les Juifs représentent alors, au plus, 50 000 âmes, sans être dotés de véritable structure religieuse ou politique centralisé [7].
Juifs usuriers, fauteurs de troubles, ennemi intérieur organisé menaçant la Nation : le ministre de l’Intérieur s’accommode de cette série de « fantasmes », sans un mot de critique ou de mise à distance. Il va jusqu’à conclure sa démonstration par ces mots enthousiastes : « Une lutte pour l’intégration avant l’heure ».
Lorsqu’un ministre confond « émancipation » et mise sous tutelle
Dans un second passage, le ministre de l’intérieur explique que cette politique de Napoléon a permis de « pacifier les relations dans la population » et d’« intégrer définitivement, comme citoyens, les Juifs de France », qui obtenaient alors, « sous protection de l’État, une totale liberté de culte et de conscience ».
[Gérald Darmanin, Le séparatisme islamiste - Manifeste pour la laïcité, page 30]
Soulignons d’abord, comme l’a rappelé l’historien Pierre Birnbaum, mais aussi l’historienne-sénatrice Esther Benbassa avec Jean-Christophe Attias dans une tribune publiée le 30 mars dernier, que le verbe « obtenir » est mensonger puisque la Révolution française avait déjà délivré aux Juifs la citoyenneté, sans condition particulière, abolissant également des décrets spécifiques et discriminatoires les concernant. Précisons cependant, afin de décrire le contexte historique au plus près, que même cette étape n’a pas été exempte de contradictions au sein des communautés juives comme des institutions politiques en construction. Loin de résoudre l’antisémitisme structurel et séculaire de France, le moment qui s’est appelé l’« émancipation des Juifs » en 1791 reposait même en grande partie sur celui-ci, comme l’explique l’historien Enzo Traverso :
« La culture des Lumières avait conçu l’émancipation des Juifs beaucoup plus comme une mesure pour aider les Juifs à se débarrasser de leurs “préjugés” et à se rendre “utiles” au sein de la société que comme un acte visant à surmonter les préjugés de la société française à l’égard des Juifs. L’émancipation fut certes une immense avancée historique, mais elle fut octroyée au lieu d’être conquise, et elle ne mit pas fin à une perception des Juifs comme incarnation d’une altérité négative. Les représentants Juifs des Lumières eux-mêmes, notamment en Allemagne, partageaient cette vision »
Jeter un œil à l’essai de référence Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, rédigé par l’abbé Grégoire en 1788, permet de se plonger dans l’état d’esprit des « amis » des Juifs contemporains de la Révolution. Enzo Traverso poursuit :
« Avec Napoléon, cet esprit était exprimé de façon plus explicite. Dans l’Europe occupée par les armées napoléoniennes, les Juifs obtenaient des droits mais demeuraient une minorité stigmatisée, regardée avec suspicion et appelée à se renier. »
Rappelons aussi à la mémoire bien sélective du ministre de l’Intérieur que Napoléon a bien réintroduit certains décrets discriminatoires d’Ancien Régime, mais aussi des prescriptions nouvelles en direction, spécifiquement, des Juifs. Le décret qualifié « d’infâme » par les Juifs de l’époque restreignait et contraignait leur droit de résidence ou d’exercice du commerce et du prêt [8]. Six mois plus tard, en juillet 1808, un autre décret impose la transformation du système de nomination des Juifs (ils sont obligés adopter un nom de famille fixe) sous peine d’expulsion du territoire national et leur recensement systématique (par les consistoires qui sont créés dans le même mouvement). Ainsi, les Juifs de France ont été contraints à des modifications importantes de leurs sociabilités et de leurs façons d’être au monde. Leurs structures religieuses se sont trouvées disloquées et refondues dans le nouveau système consistorial, placé sous la tutelle de l’État [9].
Ellipses historiques
Rappelons enfin que cette « protection de l’État », sur laquelle s’ébahit le ministre, n’empêcha pas les émeutes et pillages antisémites en 1848 dans le Sundgau [10], la constitution de ligues antisémites puissantes et actives dès l’aube de la IIIème République, ou encore l’émergence de figures comme celle d’Edouard Drumont, député colonial d’Alger (mais exerçant aussi beaucoup à Paris) entre 1898 et 1902. Cet auteur à succès de La France Juive (1886) [11] a alimenté et modelé pendant des années le mouvement social et politique antisémite de France et de la colonie, fondant en 1892 le « Grand journal anti-juif » La libre parole. L’expulsion des Juifs de France et la confiscation de leurs biens était un de ses crédos – ainsi qu’il l’écrivait le 24 décembre 1903 dans les colonnes de son journal :
« Le Juif qui aspire à se reconstituer une patrie est digne d’estime… Le Juif qui veut avoir un drapeau est un brave Juif… Avoir une patrie, n’est-ce pas le plus impérieux de tous les devoirs ? La France aux Français ! La Palestine aux Juifs » [12].
Cela n’empêcha pas non plus l’affaire Dreyfus ou le considérable rayonnement médiatique, politique, militant et culturel de Charles Maurras dans la France du début du XXè siècle. Royaliste, façonneur du « nationalisme intégral » et du concept d’« anti-France » pour désigner les Juifs et les étrangers [13], Maurras a théorisé l’« antisémitisme d’État », une doctrine politique antisémite se voulant « française » et plus « raffinée » que celles fondant l’antisémitisme allemand. L’homme fut aussi la figure de proue de l’Action française, mouvement d’extrême-droite nationaliste, royaliste et antisémite dont M. Darmanin a été très proche au début de sa carrière politique. Comme Emmanuel Macron, qui a souhaité célébrer ce « grand soldat » avant de renoncer, Maurras considérait Pétain comme un militaire respectable, héros de la Grande Guerre. L’agitateur antisémite a aussi soutenu le Maréchal dès son accession au pouvoir. C’est ce même Maurras que le Président de la République refuse, aujourd’hui, de « ne plus voir exister » dans les mémoires officielles de France.
Nous ne citons ici que deux des figures de proue de l’antisémitisme français du vingtième siècle. Elles sont pourtant nombreuses, à droite comme à gauche, à avoir construit un appareillage idéologique justifiant et encourageant la stigmatisation, les discriminations et les crimes subis par les Juifs en France, bien avant la seconde guerre mondiale.
Pourtant, le régime dit « de Vichy » a très longtemps été présenté de manière officielle – et l’est encore fréquemment, à droite surtout, malgré l’avancée qu’a marquée le « discours du Vel d’Hiv » de Jacques Chirac en 1995 – comme un moment de « dérive » de l’histoire, une parenthèse étrangère à « la France », hors de son temps, de sa trajectoire historique et de sa géographie. Nous contestons absolument cette approche qui a pour seule fonction de relativiser – voire de nier – les responsabilités politiques et historiques de ce pays (et ce qu’elles pourraient impliquer en termes de justice et de réparations), tant dans le génocide européen des Juifs que dans la formation du mouvement social et politique antisémite qui l’a préparé et annoncé dès le XIXème siècle.
Loin d’affronter ces « pages sombres », qui sont en fait de nombreux et longs chapitres, le ministre de l’Intérieur pratique l’ellipse historique avec une légèreté déconcertante : de Napoléon il passe à la loi de 1905 et, de là, à aujourd’hui. Aux oubliettes le rétablissement de l’esclavage, l’odieuse dette haïtienne, l’indemnisation des propriétaires d’esclaves après la seconde abolition, l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, les spoliations et crimes contre l’humanité perpétrées pendant les conquêtes coloniales (notre ministre préfère parler d’ « entreprise coloniale » ou de « rencontre »). Aux oubliettes aussi la création du statut des Juifs le 3 octobre 1940 par Pétain sans aucune prescription nazie mais pour initier « la Révolution Nationale », transformation d’une dynamique politique à l’œuvre depuis plusieurs décennies en France [14]. Pas un mot, non plus, sur la collaboration active de l’État français, et de bon nombre de ses citoyens, dans la mise en œuvre du génocide des Juifs dès 1940.