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Ne pas voter : un acte ignoré mais majoritaire

Réflexions sur l’invisibilité de l’abstention

par Clément L
27 novembre 2015

Beaucoup d’entre-nous peuvent se souvenir de phrases entendues en cours d’éducation civique, tout au long de notre parcours scolaire, telles que : « Voter c’est un droit, mais aussi un devoir » ou « il y a des gens qui se sont battus pour que l’on puisse voter » (ou qui sont morts, si l’on préfère la version plus tragique).

Concernant les abstentionnistes, les médias montrent allègrement ces mauvais citoyens qui « préfèrent aller à la pêche que d’aller voter ».

En avril 2015, le Président de l’Assemblée Nationale proposait même de rendre le vote obligatoire, ce qui ferrait de l’abstentionnisme un acte illégal. Bref, on l’aura compris, ne pas voter c’est mal.

Pourtant, de plus en plus de personnes font le choix de ne pas voter. La moyenne de l’abstention sur l’ensemble des scrutins qui se sont déroulés depuis 2005 en France atteint 39,56%.

20 millions de votants sur 66 millions d’habitants

En France nous sommes 66,03 millions de personnes. Mais il n’y a que 40 millions d’inscrits sur les listes électorales, de personnes qui peuvent voter donc. Et sur ces 40 millions, aux dernières élections départementales, seules 20 millions de personnes sont allées voter.

Les résultats de ces dernières élections départementales étaient annoncés comme tels : 37,59% pour l’UMP (+ UDI + "Union de la droite"), 25,15% pour le PS (+ "Union de la gauche") et 22,23% pour le FN. Ainsi, on aurait tendance à penser que 37,59% des français ont voté pour l’UMP, mais c’est totalement faux.

Si on prend en compte l’abstention lors de ces élections, seuls 16,27% des inscrits ont voté pour l’UMP, « premier parti de France » au soir des résultats.
Lors de ces élections, 37% des inscrits sur les listes électorales ont voté pour le PS, l’UMP ou le FN, alors que 49% ne sont pas allés voter.

12 millions d’exclus du vote

Ce score est encore amoindri si l’on prend en compte l’ensemble de la population de plus de 18 ans vivant en France, soit environ 52 millions de personnes.

Les exclus du vote peuvent l’être :

 Parce qu’ils ne sont pas inscrits sur les listes électorales : soit parce qu’ils ne l’ont jamais fait avant 1997 (année de la mise en place de l’inscription automatique) ; soit parce qu’ils ont acquis la nationalité française, auquel cas l’inscription nécessite une démarche qu’ils ne connaissent pas forcément. On estime ce nombre à 3 millions de personnes.
 Parce qu’ils n’ont pas la nationalité française (environ 4 millions)
 Parce que ce sont des adultes en situation de handicap mental (800 000 personnes)
 Parce qu’ils ne « jouissent » plus de leurs droits civiques suite à une condamnation.
En tout, cela représente environ 12 millions de personnes.

Des résultats largement modifiés avec les abstentionnistes et les exclus

En prenant en compte l’ensemble des Français de plus de 18 ans, desquels ces 12 millions d’exclus font partie dans le sens où ils vivent sur le territoire, on peut donc dire que seuls 13,38% d’entre-eux ont voté pour l’UMP, le vainqueur de cette élection.

Dans ce graphique, pour chacun des trois principaux partis, la colonne de gauche représente le score annoncé. Celle du milieu montre ce même résultat en prenant en compte les abstentionnistes. La colonne de droite montre ces résultats en y incluant les exclus du vote, cela représente donc l’ensemble des personnes de plus de 18 ans qui vivent en France.

Le Front National a obtenu 22,23% des suffrages exprimés lors du second tour des élections départementales. On pourrait donc penser que près d’un quart des Français ont voté pour le FN, ce qui pourrait valoir l’ampleur médiatique dont jouit ce parti politique. Pourtant, "seuls" 8% des adultes qui vivent en France ont voté pour le Front National aux dernières élections.

65% des adultes qui vivent en France n’ont pas voté pour F. Hollande

Cette méthode de calcul fonctionne avec toutes les élections. Prenons celle du Président de la République comme second exemple. François Hollande a été élu avec 51,64% des suffrages. Mais en réalité seuls 42% des inscrits ont voté pour François Hollande.

Ainsi, parmi les gens qui pouvaient voter aux dernières élections présidentielles, il y a plus de personnes qui n’ont pas voté pour F. Hollande que de personnes qui lui ont accordé leur vote. On peut même affirmer que seuls 34,69% des personnes vivant en France en âge de voter ont glissé un bulletin François Hollande dans l’urne.

Quand on lit dans certains médias que F. Hollande n’est pas très populaire, ce n’est pas très étonnant dans le sens où 65,5% des gens n’ont pas voté pour lui. Et si on enlève parmi eux les exclus du vote, 58% de ceux qui pouvaient voter n’ont pas voté pour François Hollande.

Des chiffres ignorés

Ces chiffres un peu techniques permettent de mettre en évidence le fait que nous sommes gouvernés par des gens que la majorité d’entre-nous n’avons pas choisi. Cela vient du fait que certains ne peuvent pas voter (12 millions de personnes environ) et que d’autres ne veulent pas voter (20 millions de personnes aux dernières élections départementales).

Or, ces 34 millions de personnes sont quasi-totalement exclues de toute analyse politique. A en croire les discours dominants, la politique en France se joue entre 3 partis (PS, Républicains et Front National) pour lesquels moins de 17 millions de personnes ont voté lors des dernières élections. Les personnes qui ne votent pas sont pourtant presque deux fois plus nombreuses que les personnes qui ont voté pour l’un des trois principaux partis lors des dernières élections.

Les exclus du vote sont purement et simplement ignorés par les analyses habituelles. François Hollande avait pourtant parlé d’accorder le droit de vote aux « étrangers », comme l’ont déjà fait le Danemark, la Finlande ou la Belgique, pour ne citer que quelques pays européens. Mais cette promesse a été enterrée par Manuel Valls au début du mois de novembre.

Les abstentionnistes sont quant à eux souvent humiliés : on parle par exemple des « mauvais élèves » concernant les départements dans lesquels on vote le moins.

Ne pas voter, un acte politique

Pourtant, le fait de ne pas aller voter quand on en a le droit et que l’on nous dit que c’est un devoir mériterait d’être vu comme un choix politique, au sens fort du terme. L’absence de choix pour un parti politique n’est pas une absence de choix politique, on peut penser au contraire que c’est une critique du système politique tel qu’il s’exerce, même si elle n’est pas forcément revendiquée comme telle.

Cette critique est d’autant plus forte que les différences entre les deux principaux partis politiques (PS et Républicains) s’amenuisent, le premier étant adepte du social-libéralisme tandis que l’autre se revendique du libéralisme social, sorte de Dupond et Dupont version politique. Cette critique du système politique est totalement passée sous-silence alors que 20 millions de personnes ont refusé de voter aux dernières élections départementales, tandis que seulement 11 millions d’autres votaient soit pour le PS, soit pour l’UMP.

Quelle légitimité pour les trois principaux partis politique ?

Ce rapport de force devrait poser la question de la légitimité de ceux qui nous gouvernent : quelle légitimité a-t-on à décider pour tous lorsque l’on est élu par moins de 14% de ceux que l’on gouverne, comme c’est le cas pour l’UMP aux dernières élections départementales ?

Mais ces chiffres sont passés sous silence. Bien que majoritaires les abstentionnistes continuent d’être perçus comme les « mauvais éléments » d’un système qui sacralise pourtant la voie de la majorité.

On pourrait pourtant penser qu’il y a autant de signification politique à faire le choix de ne pas aller voter qu’à faire celui de participer à la démocratie représentative telle qu’elle s’exerce. Elle laisse en effet le pouvoir aux mains de trois partis politiques pour lesquels environ 75% des personnes vivant sur le territoire n’ont pas voté aux dernières élections.