Ce qui rend mensongers la plupart des discours consacrés à "la violence des jeunes de banlieue", c’est toute une série d’omissions ou d’occultations. Les violences qui adviennent aujourd’hui en banlieue sont en effet exhibées, tandis que sont occultées
– les violences du même type qui ont pu avoir cours dans le passé, autant voire davantage qu’aujourd’hui ;
– les autres violences que subissent les habitants des "banlieues" en question : chômage, précarité, racisme, harcèlement policier...
– l’origine des faits de violence : l’origine sociale des petits délinquants, ou la longue histoire des violences policières impunies (et des mobilisations politiques étouffées) qui mène aux émeutes ;
– tout le "positif" : le dynamisme et les solidarités qui existent en banlieue.
C’est ainsi que même à partir de faits de violence authentiques, se construit un discours mensonger :
– cette violence devient une violence "nouvelle" ou "en augmentation", alors qu’elle ne l’est pas forcément ;
– elle devient l’unique ou le principal problème des banlieusards, alors qu’elle est loin de l’être ;
– elle devient une violence "sans cause", totalement "irrationnelle", défiant l’entendement, et ses auteurs sont donc rejetés du côté de la "barbarie", alors que l’acte s’inscrit souvent dans un contexte et dans des logiques sociales ;
– enfin, cette violence devient l’emblème de la banlieue, comme si rien d’autre ne s’y produisait, et les habitants sont ainsi divisés en coupables et victimes, sans que personne n’ait droit au titre de sujet agissant [1].
Mais il est un autre mensonge, l’un des plus répandus et des plus pervers, qui consiste à occulter les violences qui ont cours en dehors des banlieues. C’est ainsi, par exemple, qu’on parle aujourd’hui des viols collectifs, et plus largement des formes plus ou moins agressives de sexisme, ainsi que de l’antisémitisme. C’est également ainsi qu’on se met, de plus en plus, à parler de l’homophobie.
Depuis deux ans, en effet, ces phénomènes sont présentés, à longueur de journaux, reportages et autres "débats de société", comme des phénomènes radicalement nouveaux (au moins par leur ampleur), et spécifiques aux "banlieues" ou aux "quartiers" [2].
Cette prétendue spécificité n’est pas toujours affirmée ouvertement ; elle est parfois simplement suggérée, à l’aide de toute une série de stratégies sémantiques, comme l’usage du verlan ou de l’argot des banlieues : on parle d’"antifeujes" plutôt que d’"antisémites", et de "tournantes" plutôt que de "viols collectifs" [3].
Et c’est là que se situe le problème : qu’il s’agisse de l’antisémitisme, du sexisme ou de l’homophobie, ces nouveaux discours ont ceci de pervers qu’ils pointent des problèmes bien réels, dont la gravité est indiscutable, mais qu’ils omettent de dire que ces problèmes concernent en réalité l’ensemble de la société française, et qu’aucune donnée empirique ne permet d’affirmer que la jeunesse des banlieues est davantage en cause que le reste de la société.
Nonna Mayer a par exemple montré que les enquêtes d’opinion contredisent la thèse de la " nouvelle judéophobie ", élaborée par Pierre-André Taguieff et relayée par de nombreux médias, selon laquelle
"des secteurs entiers de la société, notamment dans certaines zones péri-urbaines, sont antijuifs . Pourtant, on continue de pratiquer l’évitement, afin de ne pas stigmatiser les jeunes issus de l’immigration" [4].
Ces enquêtes montrent en effet que les idées antisémites ne sont pas dominantes dans les milieux d’extrême gauche et dans la jeunesse issue de l’immigration maghrébine ; elles restent, aujourd’hui comme par le passé, présentes dans l’ensemble de la société française, avec des "pics" à la droite de la droite, dans les franges de l’opinion qui manifestent par ailleurs un très fort rejet de l’immigration maghrébine. Plus précisément, en 2000, 20% des sondés approuvaient l’énoncé " les Juifs sont trop nombreux en France ", et 97% de ces antisémites approuvaient également l’énoncé " il y a trop d’Arabes " [5].
Et lorsqu’on passe des opinions aux actes, les seules données disponibles, celles du Rapport 2001 de la Commission nationale consultative sur les droits de l’homme, indiquent que
– sur 35 personnes identifiées et déférées devant la Justice pour "violence raciste, xénophobe ou antisémite", on a dénombré cinq militants d’extrême droite et quinze militants "ultra-sionistes" ;
– sur 29 prévenus accusés de menaces racistes, on a dénombré quinze militants d’extrême droite, deux "ultra-sionistes" et six "individus d’origine maghrébine" ;
– sur 13 personnes identifiées et interpellées pour menaces dirigées contre des Juifs, on a dénombré quatre "jeunes maghrébins", et cinq militants d’extrême droite [6].
Quelles que soient les limites de ces chiffres, force est d’admettre que nous sommes loin de "l’Année de cristal" annoncée par certains [7], que les auteurs d’agressions antisémites sont loin d’être tous des jeunes maghrébins, et qu’ils représentent en tout état de cause une infime minorité de la jeunesse issue de l’immigration maghrébine.
Le sexisme en banlieue... et ailleurs
Quant aux violences et aux discriminations sexistes, elles sont également loin d’être l’apanage des "quartiers sensibles". Aucune statistique fiable ne permet d’établir un quelconque monopole de la banlieue, ni même une spécificité ou une recrudescence des viols, individuels ou collectifs, en banlieue [8]. Il faut par ailleurs rappeler que, d’après les sources existantes, la majeure partie des violences faites aux femmes, qu’elles soient "sexuelles" ou non, ont lieu dans l’espace privé et non dans la rue ou dans les caves, et qu’elles sont le fait des maris sur leurs femmes ou leurs filles, ou des conjoints sur leurs compagnes :
– au cours d’une enquête publiée par l’INED en 1992 auprès d’un échantillon représentatif de femmes vivant en France, 4,4% des femmes ont déclaré avoir subi au moins une fois " des rapports sexuels imposés par la contrainte ", et dans 75% des cas, c’est un proche qui a imposé ce " rapport " sexuel [9] ;
– en France, on évalue à 10% la proportion des femmes ayant subi des violences physiques de la part de leur conjoint, et cela dans tous les milieux sociaux.
Quant à "l’Omerta" que dénonçait dernièrement le mouvement "Ni putes ni soumises", elle n’a rien à envier à celle qui règne dans les campagnes, dans les centre-villes ou dans les "beaux quartiers" [10].
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la violence et le harcèlement sexuel dans le monde de la mode et du spectacle, dans les hôpitaux ou à l’université - ou encore sur la violence conjugale dans le monde politique... Daniel Vaillant, Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy sont toujours restés étrangement muets sur ces questions, à tel point qu’on pourrait, là encore, parler d’Omerta [11].
Par ailleurs, avant de porter un regard hautain sur les "banlieues", et avant de présenter ces "banlieues" comme des enclaves d’arriération et de sexisme au milieu d’une France égalitaire et émancipée, la classe dirigeante et le monde médiatique seraient bien avisés de se regarder en face : ils découvriraient un univers dominé, voire monopolisé, par des mâles - et plus précisément encore par des mâles blancs, riches et hétérosexuels. On sait notamment que
– deux ans après la loi d’avril 2000 sur la parité, lors des élections législatives de juin 2002, les femmes ne représentaient que 36% des candidats présentés par le Parti socialiste, et 20% des candidats présentés par l’UMP ;
– à l’issue de ces élections, les femmes représentent seulement 12,3% des députés ;
– en 2001, les femmes ne représentaient que 11% des maires et 10% des sénateurs ;
– depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’à nos jours, il n’y a eu qu’une seule femme Première ministre (Édith Cresson), et aucune présidente de la République ;
– dans le gouvernement Raffarin, comme dans la plupart des précédents, les ministères les plus stratégiques, en particulier ceux des Affaires étrangères, de l’Économie et des finances, de la Justice, de l’Intérieur, des Affaires sociales et de l’Éducation nationale, sont tous dirigés par des hommes ;
– depuis deux siècles, aucune femme n’a jamais occupé le poste stratégique de ministre des finances ;
– en 1999, les femmes ne représentaient que 4,6% des Préfets ;
– les femmes représentent seulement 6,3% des administrateurs des 5000 plus grandes entreprises françaises ; et parmi les 200 principales entreprises présentes en France, aucune n’est administrée par une femme ;
– les PDG et les directeurs de rédaction des plus grands quotidiens (notamment Le Monde, Libération, Le Parisien), des grands hebdomadaires ( notamment Le Nouvel Observateur, Le Point ) et des chaînes de radio périphériques sont quasiment tous des hommes ;
– les six chaînes de télévision hertziennes sont toutes dirigées par des hommes ;
– en 1998, les femmes ne représentaient que 20% des membres de la direction de l’AFP et du journal Le Monde, 22% des journalistes de radio et de télévision, 24% des journalistes travaillant dans la presse nationale, mais elles représentaient en revanche près de 80% des pigistes réviseuses et 100% des pigistes sténographes et traductrices ;
– un décompte effectué sur cinq grands quotidiens, une chaîne de radio et une chaîne de télévision, montre que les femmes représentent seulement 17% des personnes citées dans les reportages journalistiques [12].
Et lorsqu’une institution prestigieuse comme l’École Nationale de la Magistrature est investie par des femmes, le ministre de la Justice s’empresse d’exprimer son inquiétude devant "les problèmes d’organisation" que cette féminisation risque de provoquer dans les tribunaux, et de s’interroger sur "la partialité des femmes magistrats jugeant des hommes" [13].
On pourrait dire beaucoup aussi de l’image des femmes véhiculée par les publicitaires, qui ne sont généralement pas, loin s’en faut, issus des classes populaires, ni de l’immigration africaine. Sans parler non plus de ces talk-shows télévisés durant lesquels Guillaume Durand, Franz-Olivier Giesbert et leurs invités mâles, "blancs" et riches pontifient sur la difficile condition de la femme en banlieue, sa relégation et son statut de femme-objet, devant des filles "black, blanc, beur", toutes jeunes, jolies et apprêtées, qui se tiennent immobiles et muettes à l’arrière-plan, réduites au rang de plantes vertes.
Rappelons, pour finir, que le monde du travail est aujourd’hui l’un des principaux lieux de violence et de discrimination à l’encontre des femmes. Selon les enquêtes les plus récentes, menées ces dernières années,
– les hommes gagnent en moyenne 25% de plus que les femmes, et si l’on ne considère que les cadres du secteur privé travaillant à temps complet, l’écart s’élève à 33% ;
– les femmes, qui représentent 45,8% de l’emploi total, ne représentent que 35% des cadres dans les entreprises publiques, et seulement 24% des cadres dans les entreprises privées ;
– 85% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes ; trois femmes sur dix travaillent à temps partiel, et la moitié d’entre elles ne l’ont pas choisi ;
– les femmes occupent systématiquement les emplois les moins valorisés et les moins rémunérés : dans l’enseignement, par exemple, elles représentent 77% des professeurs à l’école primaire, 56% dans l’enseignement secondaire, et seulement 31% dans le supérieur (et il en va de même dans le journalisme ou dans la médecine : beaucoup d’infirmières, peu de femmes "chirurgiennes" ou "médecins-chefs") [14].
Après cela, on peut difficilement prétendre que le respect de la femme et le principe d’égalité font partie de "nos valeurs républicaines", et qu’ils "s’arrêtent aux portes des cités". Car en termes de domination masculine, les halls d’immeuble HLM ne diffèrent pas vraiment des bancs de l’Assemblée nationale ou des fauteuils des Conseils d’administration [15].
Quant à l’homophobie de la classe politique, la lecture des débats parlementaires sur le PACS permet d’en prendre la mesure [16]. Le constat est accablant : la violence et la grossièreté des injures proférées par les "représentants du peuple français" n’a rien à envier à ce qu’on peut entendre dans la bouche de certains "sauvageons". De la pure et simple injure ("les pédés je leur pisse à la raie") à la bestialisation, en passant par les pires amalgames (entre homosexualité et "sida ", "inceste", "pédophilie", "zoophilie" et "décadence"), la frange la plus homophobe de la droite parlementaire s’est particulièrement illustrée - sans, du reste, être rappelée à l’ordre très vivement par le reste de la "représentation nationale".
Or, il convient de rappeler qu’à l’Assemblée nationale, à cette époque comme aujourd’hui, le nombre de députés issus des classes populaires et de l’immigration africaine étaient proche de zéro, et que les auteurs des pires invectives homophobes étaient tous des hommes mûrs, "blancs" et appartenant aux classes supérieures [17]. De même, ce ne sont pas des "jeunes de banlieue", ni des "islamistes", qui ont alors manifesté dans les rues de Paris derrière des slogans comme "Pas de neveux pour les tantouzes !" ou "Les pédés au bûcher !".
C’est pourquoi, après l’arrivée à Paris de la Marche "Ni putes ni soumises", un certain nombre de questions demeurent. Celle de la condition des filles et des femmes en banlieue, bien entendu, mais également plusieurs autres, et en premier lieu celle de l’instrumentalisation et de la récupération.
Il ne s’agit pas de contester la bonne foi des "marcheuses", ni de mettre en doute leur capacité politique. Il s’agit encore moins de nier l’étendue et la gravité des problèmes de sexisme qui peuvent exister en banlieue, ni de décréter que ces problèmes sont secondaires par rapport à d’autres - comme le chômage, la précarité, la discrimination ou la violence policière.
Il s’agit plutôt de s’interroger sur l’orientation que donnent à ce mouvement ses dirigeants, ses "parrains", et plus encore les médias qui l’ont abondamment couvert et les hommes politiques qui l’ont unanimement salué. Car si on ne prend pas en même temps la mesure de ces violences dans tous les milieux, et si l’on ne relie pas les formes spécifiques du sexisme en banlieue aux formes spécifiques qui existent ailleurs et qui les nourrissent, alors la révolte des "marcheuses" risque fort de se trouver dans une impasse.
En d’autres termes, il est à craindre que le soutien unanime dont ont bénéficié les "marcheuses" soit lourd de non-dits et d’arrières-pensées : sans doute l’émancipation des jeunes filles de banlieue passe-t-elle par des échanges vifs, voire des conflits ouverts, avec les garçons et les parents ; mais ces conflits ne seront productifs que si en sont clairement écartés, au préalable, les "parrains" bienveillants qui ont de tout autres raisons, bien moins avouables, de s’en prendre aux garçons et aux parents. Des raisons moins féministes qu’opportunistes, ou sordidement racistes.