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Non à la récupération de la cause arménienne !

Appel contre une instrumentalisation, suite au voyage d’Eric Zemmour en Arménie

par Collectif
15 décembre 2021

« Le candidat d’extrême droite « a décidé de s’approprier les malheurs de l’Arménie », dénoncent, dans une tribune parue dans L’Obs, les comédiens Simon Abkarian, Serge Avedikian et Ariane Ascaride, le réalisateur Robert Guédiguian, les historiens Claude Mutafian et Raymond Kevorkian, les sociologues Pinar Selek et Marie Sonnette-Manouguian, les philosophes Philippe Huneman et Pierre Tevanian, les politiques Alexis Govciyan, Clémentine Autain, Pierre Ouzoulias et Noël Mamère, le mouvement arménien Charjoum et une quarantaine d’artistes, universitaires et militant.e.s, arméniens ou solidaires de la cause arménienne [1]. Le collectif Les mots sont importants s’associe, bien entendu, à cette initiative qui maintient ensemble deux impératifs parfaitement conciliables – et même complémentaires, tant du point de vue des principes éthiques que de l’intérêt politique des Arméniens : le refus absolu des instrumentalisations racistes qui se servent des Arméniens au lieu de servir leur cause, et l’interpellation d’une classe politique, et notamment d’une gauche, qui par son indifférence, ses silences ou son immobilisme, déserte un front qui devrait être le sien, et laisse une cause juste devenir la chose des plus injustes... et les Arméniens subir sans fin le joug du panturquisme.

On connaît Éric Zemmour pour sa réhabilitation des figures fascistes françaises, son racisme, son sexisme et sa lecture révisionniste de l’Occupation allemande ou de la colonisation française. Aujourd’hui, avec ses amis comme Philippe de Villiers, notre polémiste d’extrême-droite a décidé de s’approprier les malheurs de l’Arménie, avec la dernière guerre enclenchée par l’Azerbaïdjan contre l’Artsakh (Haut-Karabakh), qui se prolonge aujourd’hui malgré un cessez-le-feu.

Il part quatre jours en Arménie et ne manquera pas de se présenter comme seul soutien de ce pays agressé, et au retour d’éreinter ses rivaux en politique pour leur oubli de ce petit peuple courageux assiégé par l’ennemi turc islamiste - l’Azerbaïdjan étant avant tout, de fait, un fidèle allié de la Turquie. La ficelle est grosse : pour lui, la guerre en Arménie constitue l’avant-poste de la guerre mondiale menée par l’islam contre la chrétienté. Azéris massacreurs là-bas, salafistes auteurs de prières de rue ou d’actes terroristes ici (puisque pour lui l’islamisme c’est l’islam), seraient deux aspects de ce prétendu « choc des civilisations », fantasme de l’extrême-droite, et pourquoi pas d’une guerre civile que l’ancien chroniqueur sur CNews annonce de ses vœux

Mais tout ceci n’est qu’imagination et instrumentalisation hypocrite par un homme dont l’avocat n’est autre que le défenseur des intérêts du gouvernbement azéri à Paris, Olivier Pardo ! En effet, l’offensive azérie contre l’Arménie n’est nullement un aspect de l’islamisme contemporain. Elle est la continuation du panturquisme, une idéologie au nom de laquelle le gouvernement Jeune-Turc a commis en 1915 un des premiers génocides du XXe siècle, dix ans après de massifs pogroms, et qui continue d’inspirer les gouvernements turcs et azéris. Selon cette idéologie mortifère, les Arméniens devraient disparaitre d’un territoire d’après eux propre à la « race » turque - même si la présence arménienne sur ces terres devance en réalité de loin la présence turque… De même que l’extermination des Juifs et des Tziganes par les nazis n’avait rien d’une guerre de religion, l’islam n’était pas l’essentiel dans ces événements ; preuve en est la solidarité montrée par la plupart des musulmans des pays arabes vis-à-vis des rescapés arméniens réfugiés chez eux. De plus, l’exonération et la réhabilitation des Jeunes-Turcs, instigateurs du génocide de 1915 et condamnés en 1920 par une Cour de justice internationale, furent le fait de Mustafa Kemal dit Atatürk, père d’une nation turque bien plus laïque que toutes ses voisines.

Repeindre le panturquisme aux couleurs de l’islamisme permet de s’approprier la défense du peuple arménien comme l’emblème de la résistance à l’islam et même, selon le nom du parti de Zemmour, de la « reconquête ». Le vocabulaire est limpide : il s’agit ni plus ni moins d’une croisade à mener ici et qui se prolonge là-bas, en des terres qui furent longtemps, historiquement, parcourues par les Croisés.

Nous dénonçons cette honteuse tentative de récupération par l’extrême-droite la plus répugnante d’un conflit qui reste pour les Arméniens une longue et constante douleur, un écho du traumatisme originel que la Turquie leur infligea avec le génocide.

Elle nous dégoûte d’autant plus qu’en s’appropriant la cause arménienne, Zemmour lui appose le label de « cause d’extrême-droite » qui conforte l’aveuglement de certains, incapables de voir que la défense des Arméniens est, là-bas comme ici, la défense des opprimés contre un pouvoir qui entend décider de leur vie, de leur territoire et de leur mort (on rappelle que les capacités économiques et surtout militaires de l’Azerbaïdjan, liées à la Turquie, sont sans commune mesure avec celles de l’Arménie).

Enfin, cette récupération est d’autant plus odieuse qu’elle s’appuie sur le désespoir des Arméniens, que l’Occident souvent délaisse pour des raisons de realpolitik assez claires : la position géostratégique de la Turquie d’Erdogan, son poids économique, le gaz, l’Otan, etc. Des Arméniens qui, dès lors, ignorant qui sont vraiment ces pseudo-défenseurs de leur cause, les accueillent généreusement – même si le polémiste a été reçu par des protestations samedi 11 décembre à l’aéroport d’Erevan, même si l’on n’a pas voulu de lui à l’église d’Etchmiadzin (la capitale religieuse) et même si, enfin, le Musée du génocide a fait savoir qu’il ne lui offrirait pas le protocole usuellement réservé aux hommes politiques étrangers.

Tout cela crée une dynamique circulaire simple à comprendre : récupération de la cause arménienne par les fascistes, éloignement des démocrates à cause de ce label, sentiment d’abandon des Arméniens prêts à accueillir maintenant tout soutien d’où qu’il vienne, récupération encore plus prononcée… Il importe de casser cette circularité vicieuse et délétère.

On doit donc s’opposer avec force à l’appropriation, par Zemmour et ses amis, de la cause arménienne, définie hier par la lutte pour la reconnaissance du génocide et aujourd’hui par la résistance à l’invasion azérie du Haut-Karabagh ; marquer combien la plupart des Arméniens sont écœurés par ce soi-disant soutien ; et enfin construire un soutien progressiste à l’Arménie, qui empêchera Zemmour et ses amis de s’en arroger le monopole, et sortira enfin les Arméniens de leur isolement. Là-bas comme ici, il s’agit de défendre la justice et les opprimés, et non d’écraser les musulmans pour affirmer une supposée supériorité chrétienne.

P.-S.

Cette tribune a été publiée initialement dans L’Obs le lundi 13 décembre 2021.

Signataires :

Philippe Huneman, philosophe ; Marie Sonnette-Manouguian, sociologue ; Claude Mutafian, historien ; Pierre Tevanian, philosophe ; Ani Tsovinar Vanetsyan, membre du collectif d’auteur.e.s Djaragayt – socialiste, autonome, internationaliste ; Simon Abkarian, comédien ; Ariane Ascaride, comédienne ; Clémentine Autain, députée La France insoumise ; Serge Avedikian, comédien ; Frédéric Bodin, cosecrétaire national de l’Union syndicale Solidaires ; Jérôme Bonnard, cosecrétaire national de l’Union syndicale Solidaires ; Said Bouamama, sociologue ; Areski Bouaza, professeur d’histoire ; Sylvain Bourmeau, journaliste ; Christophe Bouton, philosophe ; Sylvain Charlat, biologiste ; Morgan Charveys, membre du bureau national Solidaires-Affaires étrangères ; Charjoum, collectif ; Renaud Cornand, sociologue ; Sergio Coronado, militant écologiste, ancien député Europe Ecologie-les Verts ; Sonia Damlamian, président de l’association E-citoyens ; Cybèle David, cosecrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires ; Yves Dermenjian, mathématicien ; Patrick Donabédian, historien ; Denis Forest, philosophe ; Elodie Gavrilof, doctorante histoire, EHESS ; Alexis Govciyan, conseiller de Paris La République en Marche et ancien président du Conseil de Coordination des Organisations arméniennes de France ; Robert Guédiguian, réalisateur ; Djamel Hamoudi, autodidacte, professeur de gestion à la retraite ; Philippe Jarne, écologue ; Razmig Keucheyan, sociologue ; Raymond Kévorkian, historien ; Max Kistler, philosophe ; Alexandre Koroglu, président fondateur de l’association humanitaire franco-kurde Soleil rouge France/RojaSor, fondateur de l’association culturelle des Alevis de l’Aube ; Noël Mamère, ancien député-maire, Europe Ecologie-les Verts ; Sylvie Manouguian, responsable associative et culturelle ; Antonine Nicoglou, philosophe ; Pierre Ouzoulias, sénateur, Parti communiste français ; Etiennette Perrotin, professeure agrégée d’allemand au lycée français d’Erevan ; Véronique Poulain, cosecrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires ; Dominique Pradelle, philosophe ; Thomas Pradeu, philosophe ; Pierre Pradinas, metteur en scène ; Arnaud Saint-Martin, conseiller municipal et communautaire La France insoumise à Melun (Seine-et-Marne) ; Pinar Selek, sociologue ; Michel Veuille, chercheur ; Charles Wolfe, philosophe ; Naïri Zadourian, avocate pénaliste.

Notes

[1Liste complète en post-scriptum.