1. « Je te donnerai » (Album J’aime Aznavour, 1968)
Autant – voire plus encore – qu’un avant-gardiste et un pionnier (qu’il est assurément à maints égards, comme auteur, comme compositeur, comme interprète), Aznavour est aussi un grand suiveur. Cela dit sans aucune ironie, il maîtrise comme personne l’art de prendre les trains en marche. En authentique athlète, en véritable acrobate de la musique populaire, il saute dans les wagons qui défilent et se faufile jusqu’aux locomotives pour envoyer le bois. Non content de suivre le mouvement, il l’accompagne alors, s’approprie les machines et s’empare du décor, pour finalement célébrer avec faste les noces entre l’hier et l’aujourd’hui, et accoucher à chaque fois d’un « nouvel Aznavour » – jazzy, puis yéyé, puis soul et enfin pop et psychédélique, ou bientôt funky et disco. Je parle de noces et d’accouchement car il est faux de prétendre qu’Aznavour s’égare ou se perd en s’adaptant à ce qu’il n’est pas, mais tout aussi faux de dire qu’il reste toujours le même, et que ses différentes « mues » laissent inchangé son « univers ». Une rencontre au sens fort a lieu, et ce qui en sort renouvelle à la fois le genre musical et la manière de l’artiste. La pop baroque aznavourienne ne ressemble à aucune autre pop baroque, de même que ses rengaines twistées des années 62-64 ne ressemblent à aucun autre twist, et que ses incursions dans la soul music se distinguent de toutes les autres en ces années 66-68 – celles de Johnny par exemple. Mais cette singularité du twist aznavourien, de la soul aznavourienne ou de la pop aznavourienne n’est pas davantage réductible à une essence aznavourienne éternelle – qui serait par exemple faite simplement d’alexandrins soignés et d’envolées lyriques. Notre artiste saute pour de vrai dans le train, il se jette à corps perdu sur chaque « nouvelle tendance », la traverse et l’explore de fond en comble pour y trouver des singularités qui offrent à sa vie et son monde passés et présents des échos et des prolongements, mais aussi des bifurcations – ce que Deleuze et Guattari ont appelé des lignes de fuite créatrices. Moyennant quoi il ne faut pas seulement mesurer ce qu’Aznavour a apporté à ou fait de l’univers du rock et du twist, de la soul ou de la pop, mais tout autant ce que ces courants ont à leur tour apporté et transformé dans l’écriture et le chant aznavouriens.
On l’aura compris : la plongée aznavourienne dans « l’air du temps » a peu à voir avec ce mimétisme de surface, purement cosmétique, qui fait le charme de tant de « suiveurs », mais elle a moins encore à voir avec l’adhésion distanciée, ironique et souvent cynique qui fut celle d’un Serge Gainsbourg – en particulier dans sa période yéyé. On l’a déjà noté : Aznavour ne cligne pas de l’œil, en tout cas pas de cette manière. Pas aux dépens d’une forme musicale, ou d’un mouvement de jeunesse.
C’est ainsi, donc, que « Je te donnerai », qui vint au monde dix ans plus tôt sous la forme d’une ballade jazzy, revient dans le Volume 4 des « Ré-enregistrements », grâce au génial Claude Denjean, sous la forme d’une majestueuse pièce de pop baroque pleine d’écho et d’électricité, de caisse claire plus claire que le jour, de flûtes et d’orgues, de cuivres et de violons, sans oublier le piano qui pianote. Nous sommes au temps des derniers Beatles, du Spencer Davis Group et des Young Rascals, trois groupes que notre Charles confie alors aimer particulièrement [1], mais aussi de Procol Harum, des Moody Blues et d’Aphrodite’s Child, et cela s’entend – on est ici pas loin et même tout près de « Rains and tears ».
Cette nouvelle orchestration, plus luxuriante, plus sensuelle, techniquement mieux enregistrée aussi, tout simplement, actualise toute la puissance de la mélodie, signée Aznavour. Elle permet également à l’interprète Aznavour de poser, sur ses mots de 1959, une voix plus puissante elle aussi, plus tranquille, plus sereine – ce qui sied parfaitement au propos, et lui donne une force inédite. « Je te donnerai » est en effet, comme son titre l’indique, une déclaration d’amour, plus précisément une promesse amoureuse, un engagement sur l’avenir. Banal dans sa forme, mais bouleversant de candeur et de ferveur dans sa conclusion, lorsque se dissipent toute retenue, toute bienséance, tout souci de la belle forme, toute peur de la redondance, et que l’ivresse amoureuse donne des ailes :
« Pour que le bonheur se colle à ma vie, j’aurai du génie pour combler ton cœur, notre amour parfait sera magnifique, car c’est fantastique, ce que je te donnerai ».
C’est cet « art pauvre » dans la mise en mots, associé à la magnificence de la musique, qui fait le charme fou de cette ritournelle presque ordinaire.
2. « Non-identifié » (Double 45 tours Non-identifié, 1969)
Attention, chef d’œuvre. Avec Paris au mois d’août, mon autre électrochoc. Chef d’œuvre absolu, mais aussi inconnu, en tout cas méconnu. Car cette merveille appartient à un « carré d’as » (dont je ne retiens ici que les trois quarts, la faute au principe de réalité, et au seuil cruel des 100 chansons, qui commence à se rapprocher) venu au monde sous la forme – elle-même singulière – d’un double 45 tours, qui ne fut jamais repris par la suite, sur aucun album. L’objet disque est donc lui aussi, comme celui de la chanson-titre, un objet non-identifié.
Par où commencer ? La pochette, avec son éphémère et néanmoins séduisant Aznavour barbu ? La mise en son de Claude Denjean, digne du meilleur Jean-Claude Vannier, ample, tourbillonnante comme l’OVNI dont il est question ? Les violons qui planent, la batterie qui claque, la basse qui gronde, les bruitages et effets spéciaux « futuristes », typiques eux aussi d’un certain « air du temps » (nous sommes, faut-il le rappeler, au temps de Pearly Spencer), et eux aussi adaptés au propos astronautique de la chanson ? La voix qui résonne et bouleverse comme jamais, puissante, inquiète, cosmique, folle d’amour ? Le tourbillon des mots, comme dans « Paris au mois d’août » justement, qui enjambe chaque vers et chaque couplet à la « folle vitesse » dudit OVNI, et court sur toute la chanson ? Le retour continuel et obsessionnel de ces deux mots, « non identifié », seule et unique qualification de cet énigmatique « objet » de la chanson, du « point » où il nous mène, du « sol » existentiel où il nous dépose, des « voies » qu’il emprunte, de l’ « amour » et des « joies » qu’il catalyse ? Le rythme spécial que cette répétition imprime au morceau ? Ou bien cette ouverture énigmatique et fascinante, au conditionnel, comme dans Les choses de Georges Perec [2] :
« Un objet non identifié, une curieuse masse, descendue de l’espace, viendrait nous emporter » ?
A-t-on, au passage, remarqué cette affection particulière de l’auteur Aznavour pour ce petit mot mal-aimé, désavoué, recalé des dictionnaires de rimes ? Ce mot pourtant si précieux : « chose », qui nous rattache à la matière, aux objets, mais aussi à la pensée, en faisant signe vers tout ce qui n’a pas encore de nom – tout ce qui, précisément, n’est pas encore identifié, tout ce qui reste « à penser » ? Ce mot qui sert d’expédient aux enfants pour dire ce qu’ils ne connaissent pas encore, et aux immigrés pour désigner ce qu’ils ne savent pas dire en français ? « Le… chose », « ce… chose ». Ce mot qui sert à nommer tout ce qui se dérobe au langage, y compris les sensations, les affects, les idées, sans prendre pour autant la pose du poète ou du philosophe :
« Tu sens gronder des choses qui font parler ton corps » (« Tu veux »)
« Je perds la notion des choses » (« Emmenez-moi »)
« Tu découvres à peine les choses, moi je suis entre chien et loup » (« J’aimerais »)
« Je traînerai parmi les choses qui parleront toujours de toi » (« Désormais »)
« Le hasard est curieux, il provoque les choses » (« Non je n’ai rien oublié »).
Quelle est en l’occurrence la « chose » dont parle la chanson, et que veut dire ce conditionnel ? Autant, pour le savoir, dérouler toute la phrase :
« Un objet non identifié, une curieuse masse, descendue de l’espace, viendrait nous emporter, vers un point non identifié, loin très loin de la Terre, à des années-lumière, pour nous y déposer sur un sol non identifié, où l’espoir serait maître, et nous ferait connaître, jusqu’aux éternités, ce bonheur non identifié qu’apportent je suppose mille petites choses qu’on oublie d’assembler ».
Il s’agit donc d’un rêve, ou d’une rêverie, ou d’un projet – cela non plus n’est pas bien identifié. Un projet collectif (qui concerne en tout cas un « nous », soit pluriel, soit duel), supposant un mouvement de dé-territorialisation (qu’on se laisse « emporter ») puis de re-territorialisation partielle et provisoire (« sur un sol non identifié, où l’espoir serait maître ») et un ré-agencement de nos existences matérielles (ces « mille petites choses qu’on oublie d’assembler »). Des choses, une masse et des objets, donc. Un objet non identifié, plus précisément, et une curieuse masse : le propos est à la fois sibyllin, énigmatique, et très concret, physique. Quoi de plus normal, puisqu’il est question de l’amour, et de l’effet qu’il a sur nous ? Un amour non identifié, mais nommé, in extremis, ramené à sa plus simple expression, délesté de toute « qualité » accidentelle :
« Un objet non identifié, à la folle vitesse d’un élan de tendresse, nous ferait voyager, par des voies non identifiées, sans jamais faire escale, à travers les étoiles, dans un ciel ignoré, et les joies non identifiées d’une étrange planète chanteraient dans nos têtes et nos coeurs fortifiés d’un amour non identifié, aux racines profondes, plus fort que tout au monde, que je veux te donner ! »
Si les fins autant que les moyens, les joies autant que les voies, sont non identifiées, que reste-t-il de ces amours ? Une vitesse « folle », un « élan », et une modalité : la « tendresse ». Une inconnaissance assumée (un « ciel ignoré », une « étrange planète »), une foi chevillée au corps (qui « chante » dans les « têtes » et les « cœurs fortifiés »), bref : un pari, une promesse. Car un amour non identifié, cela veut dire aussi un amour sans pareil, inattendu, hors du commun.
Suis-je à mon tour en train de rêver quand je dis qu’Étienne Daho, le moins aznavourien de nos chanteurs si nos oreilles sont paresseuses, est anticipé par cette symphonie psychédélique et érotique ? Qu’à sa manière assurément différente, ledit Daho serait sans doute l’un des plus adéquats interprètes d’Aznavour, et notamment de cet Aznavour-là : celui des late sixties, chaud-bouillant, nerveux, sensualiste, rock, pop, soul, hyper-lyrique, cosmique ? Je pense au Daho des « Attractions Désastre », justement, plus encore à celui de « L’invitation » et de « L’Enfer enfin ». J’espère cette reprise – même si l’original nous comble, pour le Siècle des Siècles.
3. « Les faux » (Double 45 tours Non-identifié, 1969)
Véritable œuvre expérimentale, le double-single de 1968 est à sa manière, en modèle réduit, un « Double album conceptuel » : deux faces A positives, puissantes, orgasmiques, l’une qui file à la vitesse de la lumière et parle d’espérance, l’autre qui dérive lentement et nous parle d’extase, puis deux faces B ludiques consacrées au « négatif » : le « faux » et le « rien ».
Le « rien » est l’objet du facétieux « Pas d’quoi en faire une chanson », dont le synopsis est d’une simplicité – voire d’une vacuité – vertigineuse : sorti pour aller « nulle part », notre auteur n’a rencontré « personne » et n’a donc vécu « rien de particulier ». « Je n’ai pas bu à en être ivre-mort, aucun malheur n’est venu me frapper, j’ai fait une simple balade, sans aucune arrière-pensée », et le reste à l’avenant. Et son récit tout à fait minutieux – et tout à fait cocasse – de tout ce qui n’a pas eu lieu est ponctué par ce refrain bancal formellement mais frappé au coin du bon sens, et finalement pas dénué de profondeur et de sagesse :
« Y avait donc pas de quoi, pas-de-quoi pas-de-quoi pas-de-quoi, en faire une chanson, mais j’avais rien à faire, alors j’en ai fait une, ai-fait-une ai-fait-une, et ça vaut bien mieux dans le fond que de faire la guerre ».
Plus que cette fantaisie joliment bâclée (et parfaitement réjouissante), l’authentique chef d’œuvre comique est, cela dit, la seconde face B, dont l’objet est « le faux », ou plutôt « Les faux », au pluriel. Six ans avant l’« Histoire de faussaire » de Brassens, Aznavour se livre à une virtuose, profonde et désopilante variation sur le thème de la contrefaçon et des faux-semblants qui font l’ordinaire du jeu social. Se glissant dans la peau d’un faux aristocrate, il se lance à nouveau dans l’énumération – non plus seulement de ce qui n’existe pas, mais désormais de tout ce qui, n’existant pas, prétend exister. Tout ce qui est usurpé, frelaté, simulé : la particule de notre aristocrate de pacotille, ses ancêtres glorieux, ses tableaux de grands maîtres, ses trophées de chasse, mais aussi l’amitié de ses courtisans.
Outre la musique, une valse-musette endiablée, avec fanfare en prime, aussi improbable qu’explosive, plus le chant rageur et les enluminures au clavecin, au violon, à la caisse claire, ce qui rend jouissif cet inventaire du mensonge généralisé est précisément le fait que le mensonge soit généralisé. Loin de s’extraire du monde social et de se poser en victime ou en redresseur de torts, le chanteur-narrateur s’inclut dans la grande communauté des faussaires, des frimeurs et des mythomanes, avec le sourire mutin du gamin qui avoue ses bêtises, et il en détaille la liste avec jubilation, au passé, au présent et au futur :
« Fausses mes confidences, mes actions, mes projets, et jusque ma pitance, faite de faux-filet ».
Ce qui rend amusant ce mensonge généralisé, c’est aussi la non-duperie qui l’accompagne, énoncée elle aussi sur un mode espiègle :
« Je ne trompe personne, et pas même le temps ».
La facticité et le mensonge social sont donc traités ici pour ce qu’ils sont : des secrets de polichinelle. Chacun sait que l’autre ment, et chacun sait que chacun sait. Reste à en rire, en composant les plus beaux empilements de mensonges, comme on compose des châteaux de cartes – et la chanson, dans ce registre, atteint des sommets :
« Une femme bizarre de la vieille Russie, sur des chaises d’un Louis qui n’a jamais eu cours, vient me parler du Tsar qui la trouvait jolie, moi je sais que Lili est née dans le faubourg : faux l’âge qu’elle avoue, faux son accent cur-r-r-rieux, faux l’amour qu’elle me voue, faux ses longs cils soyeux, et fausse sa poitrine, et faux mes sentiments quand je mords la mutine, avec des fausses dents ».
C’est après ce « bouquet final », toutefois, que vient l’apothéose comique. Comme dans « Emmenez-moi », le chanteur se laisse aller à ces « la-la-la » canoniques à quoi se reconnaît « la vraie chanson française » labellisée, traditionnelle, consacrée, mais des « la-la-la » génialement révisités par l’esprit malin de cette chanson faussaire. Je préfère ne rien dévoiler, mais cette fin est absolument unique dans l’œuvre d’Aznavour, absolument jouissive, et d’une coquinerie, d’une intelligence, d’un à-propos diabolique.
En bref, et sans mentir : faux canular, vrai chef d’œuvre.
4. « Alors je dérive » (Double 45 tours Non-identifié, 1969)
À nouveau des « la-la-la », mais étrangement on ne pense plus ni tradition, ni France, ni même chanson. Nous voici emportés, plutôt, dans un vaste mouvement de déterritorialisation : une lente, indolente et extatique dérive amoureuse, sur une musique aussi douce qu’énivrante, flottante, apaisante, signée Georges Garvarentz, sublimée en symphonie soul orgasmique par le décidément génial Claude Denjean. Des enveloppantes nappes de violons, douces comme le vent tiède effleurant une peau nue, au soleil, se détachent mille et unes caresses : harpes, piano, synthé Moog ou clochettes, on ne sait pas bien et on s’en fout.
Cette musique presque « ambient » est en fait le soundtrack d’un obscur polar franco-italo-germano-espagnol d’Antonio Isasi-Isasmendi, avec Elke Sommer, Lee J. Cobb et Jack Palance, sorti en 1967 et intitulé Les hommes de Las Vegas. Les mots qu’Aznavour vient poser pour le générique de fin sont chantés initialement par Nicoletta – une prestation exceptionnelle, qui mérite d’être signalée : sans doute la meilleure interprétation féminine d’une chanson d’Aznavour, avec celles de Dusty Springfield, et bien sûr de Nina Simone. Mais la version Aznavour nous emporte vers un Eden plus édénique encore, grâce aux enluminures de Claude Denjean bien sûr, mais aussi par les innombrables variations de son chant, tour à tour fougueux, mordant, rageux même, et enjôleur, alangui, assoupi, jusqu’à ces vocalises levantines d’une beauté à couper le souffle.
Ce fond musical sensualiste, autant que les paroles, font de ladite dérive un remake post-romantique de « Après l’amour » – plus cru, plus exubérant, plus lascif surtout, plus « relâché » dans sa forme, aussi bien la composition que le chant et les paroles :
« La lala lala la, je suis bien, écrasé contre ton cœur... »
Cette ritournelle ralentie et alanguie, avec ses « explicit lyrics », inaugure en vérité un genre musical nouveau (me semble-t-il) et précieux, et même absolument essentiel : la berceuse érotique. Car autant que les enfants pour dormir et faire de beaux rêves, les adultes sont après l’amour des êtres vulnérables, diminués pour ainsi dire par trop de sensations fortes, secoués, commotionnés et donc en manque de chanson douce, pour tranquillement s’endormir ou somnoler, rêver ou rêvasser, recomposer ses forces, profiter du moment, l’accompagner et le prolonger.
De là vient cette drôle d’espèce de belle pauvreté des paroles, qui par la force des choses (encore elles) régressent vers le babil du nourrisson, le grommellement de l’endormi·e ou, justement, le « lalala » de fortune de l’éclaté·e qui n’est plus en état de chercher ses mots. De là aussi vient cet éloge simple et simpliste, dogmatique, unilatéral, « axiomatique », de l’aphasie post-coïtale – « au creux de la vague, à la proue du vent, sans dire une parole » :
« La lala lala la, ne dis rien, laisse parler le bonheur, car les mots que l’on dit en amour sont sans importance, la lala lala la, jusqu’au jour, gardons le silence ».
La berceuse est en somme psychédélique. Elle est aussi une ritournelle deleuzienne [3], puisqu’elle accompagne un processus de déterritorialisation et de dépersonnalisation, et un devenir-animal et végétal :
« La lala lala la, dans la nuit, toi et moi ne ferons qu’un, la lala lala la, loin du bruit, jusqu’aux lueurs du matin ».
« Alors je dérive, au cours de l’amour, et baigne en eaux profondes, comme une algue au fleuve du temps, je file au gré de l’onde ».
À l’axiome de Paul Valéry repris par Gilles Deleuze, notre Charles acquiesce et surenchérit : le plus profond, disent-ils, c’est la peau. Douce, bien entendu.
5. « Désormais » (Album Désormais, 1969)
« Désormais, on ne nous verra plus ensemble ». Boum ! Une fois encore, un de ces débuts de chanson qui nous prennent au ventre, pour ne plus nous lâcher. L’idée de génie, ici, est le décentrement du point de vue, l’objectivation, ce « on » du regard social, comme cet « œil » qui ouvre Les choses de Georges Pérec. Réitérée en ouverture du couplet suivant (« Désormais les gens nous verront l’un sans l’autre »), cette objectivation est reprise à la fin de la chanson dans sa forme première, répétée ad libitum, en d’innombrables et viscérales et incantatoires variations, :
« On ne nous verra plus ensemble, on ne nous verra plus ensemble, on ne nous verra plus ensemble, on ne nous verra plus ensemble ».
Cette provisoire « sortie de soi », rend plus poignante encore la « contre-plongée » qui suit à chaque fois, et qui nous renvoie dans l’intime et la subjectivité :
« Désormais, mon cœur vivra sous les décombres »
« Désormais, ma voix ne dira plus : je t’aime »
« Désormais, je garderai ma porte close ».
« Jamais plus nous ne mordrons au même fruit, ne dormirons au même lit, ne referons les mêmes gestes, jamais plus ne connaîtrons la même peur de voir s’enfuir notre bonheur – et du reste, désormais »
On n’en finirait pas d’analyser la puissance évocatrice de ces mots, et de leur assemblage aussi savant (l’espèce de zeugme sur la peur « de voir s’enfuir notre bonheur – et du reste, désormais ») que licencieux et inventif (dormir « au même lit » comme on mord « au même fruit »). On n’en finirait pas de disserter sur l’identité de l’espérance et de la crainte, et son effet paradoxal magistralement mis en valeur ici : le moment du malheur radical, celui où tout est perdu, même l’espoir, est aussi celui où disparaît la peur, qui de son côté n’a pu exister qu’au cœur même du plus intense et ataraxique des bonheurs – la peur précisément de « voir s’enfuir » ledit bonheur.
Mais je préfère parler de l’autre coup de génie, proprement musical, qui est la radicalisation d’un principe d’écriture pop sinon inventé, du moins systématisé dans les locaux du Brill Building, et consistant à marier des paroles tragiques et une musique joyeuse, ou à dire l’abattement sur un rythme survolté – selon le modèle par exemple du « It’s my party and I cry if I want to » de Dusty Springfield, ou du « Bye Bye Love » des Everly Brothers. La défaite et l’arrêt du combat sont ici claironnés comme un triomphe ou une mobilisation générale. La perte et la désolation sont entonnés à tue-tête, comme une célébration de la plénitude. L’arrêt du temps et le « jamais plus » sont scandés sur le plus effréné des tempos, et l’impasse existentielle (« enfermé dans ma solitude ») se déploie dans les grands espaces de la cavalcade. L’a-t-on assez remarqué ? La rythmique de « Désormais », avant que résonnent au refrain les roulements de batterie, est ni plus ni moins que le galop d’un cheval lancé à toute berzingue. S’agit-il d’une fuite ou d’une course sans but qui ne sert qu’à étourdir la douleur, ou s’agit-il plutôt de poursuivre encore, à bout de souffle, un amour qui a déjà foutu le camp ? Tout est incertain, indécidable, chaotique dans cette tornade, mais une chose est sûre : « Désormais » est une Chevauchée de l’Apocalypse.
Car il n’y a pas que le rythme qui dépasse les seuils ordinaires de ce qui peut être tenu. Après Moutet, Leccia, Mauriat et Denjean, c’est Christian Gaubert qui a pris la direction musicale, et il invente pour ce « deuil impossible » une « musique impossible », un Vacarme de l’Enfer aux côtés duquel le mur du son de Phil Spector parait presque délicat. Les violons, les cuivres, les orgues, les tambours, tout conspire, dans cette course folle et tonitruante, à étouffer et épuiser littéralement la passion triste qu’aucune résolution, aucune consolation, aucun sermon n’a réussi à calmer. Cette méthode radicale ne fonctionne bien sûr qu’à la condition que le bruit et la fureur soient du beau bruit et de la belle fureur, et même un peu plus que cela. Que l’ouragan soit musical. Que le chant parle à nos cœurs et à nos corps défaits, à ce qui demeure en eux de vivant. Que la mélodie soit imparable. Est-il besoin de le dire : ces conditions sont toutes remplies. Au moment même où les paroles disent l’impasse et l’impuissance radicale (« Je serai l’ombre de moi-même »), la musique et plus encore la voix sont les preuves vivantes du contraire. Plus les mots sont désespérés, plus cette voix puissante nous galvanise – puisqu’elle atteste, par sa simple résonnance, que même de cela on peut se relever. Que même de ce mal innommable peut surgir une énergie vitale et créatrice.
De cette œuvre littéralement prodigieuse, Benjamin Biolay a donné récemment une version tout à fait réussie, qui n’a certes pas la magnificence instrumentale et – évidemment – vocale de l’original, mais retrouve à sa manière, sobre et moderne, quelque chose de son énergie nihiliste et de son paradoxal pouvoir revigorant. Mais là encore, c’est Daho qu’on attend. Le Daho rock et soul, Le Daho inquiet des dernières années, ou le Daho énervé de Paris Ailleurs – un album pour lequel, précisément, « Désormais » aurait fait une parfaite coda.
M’a-t-on compris ? Nous avons affaire à une merveille du monde.
6. « Au nom de la jeunesse » (Album Désormais, 1969)
Dans la droite ligne de « Si tu m’emportes », Aznavour et son nouvel arrangeur s’emparent du twist pour en faire autre-chose. C’est à la pop baroque, cette fois-ci, et au « new sound » de Sinatra (celui des années Don Costa), et à la folk solaire du « Summer of love » (celle disons des Mamas & Papas), et enfin aux joies du « Bubble Gum » que viennent se marier désormais les mélodies à grande vitesse, les tintinabulages de clochettes ou de triangles et les volutes de flutiaux ou d’orgue, ou de clavecin, ou de synthé Moog – on ne sait plus bien, mais on est en pleine féérie. Sans parler des violons, étonnants.
Tout n’est pas ici qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté, mais aussi joie et bonté, ruse, danse et légèreté. La mélodie est irrésistible, le chant plein d’ardeur, et le propos d’une candeur confondante : notre quadragénaire régénéré déclare sa flamme à ladite « jeunesse » qui fait parler d’elle en ce printemps 68 – et il le fait en mélangeant tout, pour notre plus grand bonheur d’auditeurs et d’auditrices, mais aussi pour celui de la pensée : la cure de jouvence amoureuse dont Ulla est le nom, et la révolte qui s’exprime contre la guerre du Vietnam, sous la bannière du mot « paix » mais aussi du mot « amour ». Le « Summer of love » continue, en somme, d’irradier l’esthétique aznavourienne – tout à la fois sa manière de sentir et sa manière de créer :
« Au nom de la jeunesse, aux saisons des beaux jours, mes jeunes idées courent étaler leurs faiblesses au soleil de l’amour ».
« Au nom de la jeunesse, je cherche à effacer tout un monde empesé par besoin de tendresse et par soif d’être aimé »
« Au nom de la jeunesse, aux printemps tourmentés de mes tendres années, se vautre ma paresse, dans la fraîche rosée d’un autre idéalisme, dans un nouveau décor, le romantisme est mort, vive le romantisme, qui en renaît plus fort ! ».
Quatre ans avant « Les plaisirs démodés », « le Vieux » nous livre donc son credo : « Les modes passent, l’amour reste ». Et c’est à une grande communion amoureuse qu’il nous invite même, une grande messe apollinienne et dionysiaque, chantante et dansante, qui fait voler en éclat les frontières entre l’amour et la révolution, entre l’individu et le collectif, le moi et l’autre, la superstar quadragénaire et le Beatnik vingtenaire :
« Et ce qui me diffère, c’est qu’avec des chansons, je rythme mes passions, pour faire à ma manière une révolution, et chante mes problèmes, et dors ici ou là, le monde est sous mes pas, et je vis comme j’aime, et l’amour est sans loi ».
La tournure tout à fait personnelle et licencieuse de la phrase nous laisse dans le doute : notre ami est-il en train de « différer » au sens de se distinguer, ou de « différer » au sens de remettre à plus tard ? Peu importe, et au diable les stylos rouges : c’est pour cette liberté et cette désinvolture qu’on aime le Charles qui, moins apolitique qu’il n’y parait, donne aussi sa bénédiction aux « tignasses » qui se mettent à pousser, et aux pancartes pacifistes qui prolifèrent en France comme aux États-Unis et un peu partout :
« En condamnant la guerre, je deviens inquiétant, et surtout déroutant, par mon vocabulaire, qui est celui d’un enfant ».
L’enfance, plus que la jeunesse, est d’ailleurs le fin mot de toute cette belle histoire – et sans doute de toute l’œuvre aznavourienne :
« Je suis fait de souffrance, je veux garder encore et toujours en mon corps la grâce de l’enfance jusqu’au jour de ma mort.
Id quod fecit ! [4]
7. « La lumière » (Album Désormais, 1969)
On s’en serait douté : la lumière aznavourienne n’est ni divine ni rationnelle, ni mystique ni philosophique. Elle est tout à fait humaine, terrestre, sensible et même érotique. C’est une lumière qui se voit, se sent et se ressent, qui nous traverse et qu’on éprouve dans sa chair :
« La lumière, c’est un bonheur incandescent qui coule en mon âme et mon sang, près de toi ! »
La formule, aussi énigmatique pour nos têtes qu’évidente pour nos cœurs et nos corps, trouve son explication dans une suite qui, une fois de plus, se déroule en une longue et belle phrase qui court sur toute la chanson en enjambant les couplets, et qui réalise ce tour de force formel et philosophique de boucler une boucle :
« La lumière, dont la clarté métamorphose le monde les gens et les choses, pour moi, quand sur un univers plus grand, les portes s’ouvrent à deux battants, pour moi, et quand tu es dans mes bras, la lumière, irradiante de tous ses feux, fait que même en fermant les yeux, je te vois : tout prend alors une autre forme, une autre vie, pour me griser, pour m’étourdir, et sur mon corps, quand je te serre à l’agonie, tu fais entrer, tu fais jaillir… la lumière, la lumière ! »
Pour le dire simplement, mathématiquement, sans les détours et les pauses qui rythment, embellissent et enrichissent le propos, la lumière produit une « vision » particulière qui à son tour donne accès à la lumière. Les linguistes appellent ça une épanadiplose : une phrase qu’ouvre et referme le même mot-clef. Et c’est un cercle vertueux qui est célébré de la sorte : l’« affinité élective », pour ainsi dire, d’un certain regard et de ce qui l’aimante, l’occupe, l’informe et le transforme. Il existe une lumière particulière, nous dit-on en substance, qui transfigure le monde du visible (sa « clarté » le « métamorphose ») et libère des horizons nouveaux (les « portes » s’ouvrent), et cette lumière est à ce point puissante que, tout en demeurant immanente au monde physique, et tout en exerçant son pouvoir de révélation au sein même de ce monde, elle a le pouvoir d’imprimer des images mentales (« même en fermant les yeux, je te vois »). Et lesdites images mentales à leur tour métamorphosent le sujet lui-même en le rendant toujours plus sensible, en aiguisant sa perception (« tout prend alors une autre forme, une autre vie ») mais aussi, plus profondément, en érotisant tout son corps (« pour me griser, pour m’étourdir », « quand je te serre », « tu fais jaillir… »). Faut-il faire un dessin ?
Il est évident, il me semble, qu’une telle lumière n’est ni celle de la connaissance du Vrai, ni celle du soleil, même si ces lumières-là peuvent, plus qu’à l’occasion, entrer en collision et en interaction avec l’« incandescence » dont parle cette chanson. Il est évident que c’est ici le miracle de l’amour qui est célébré : c’est bien le regard amoureux qui, bien au-delà de la simple et simpliste « idéalisation de l’être aimé » qu’on lui associe souvent, transfigure l’entièreté du monde, en intensifiant notre vouloir-vivre et notre intérêt pour le monde, en multipliant nos centres d’intérêt et en élargissant notre spectre de perception. C’est bien ce regard-là qui, à partir d’une perception sensible, imprime dans notre âme des images plus marquantes que d’autres, dont l’empreinte résiste au temps, même les yeux fermés. C’est ce regard enfin qui érotise notre rapport au monde, et augmente chaque jour notre puissance de percevoir, de sentir et de jouir.
Ce propos éminemment sérieux, rigoureux et passionnant sur le fond, et poétique dans sa forme, au meilleur sens du terme, resterait cela dit lettre morte si l’incandescence évoquée n’était pas transfigurée elle aussi, et rendue immédiatement sensible, par une « incandescence sonore » pour ainsi dire. Et c’est justement ce miracle « synesthésique » qui se produit : la composition de Garvarentz et la mise en son de Gaubert sont proprement éblouissantes, autant que cette lumière « aveuglante » dont nous parle le texte d’Aznavour – où dont il nous re-parle [5]. En dix secondes, avant que le chanteur se fasse entendre, nous sommes littéralement « inondés » et « illuminés » par une ouverture orchestrale extraordinaire – et, il faut bien le dire, orgasmique – qui va ensuite se prolonger pendant les parties chantées. Comme des promeneurs qui, d’un seul coup, au détour d’un chemin de forêt, se retrouveraient sans l’avoir prévu au milieu d’une clairière, aveuglés autant qu’émerveillés par les rayons du soleil.
« La lumière » est en somme un moment musical majeur, une pièce maîtresse dans l’œuvre d’Aznavour : la symphonie pastorale.
8. Je n’oublierai jamais » (Album Désormais, 1969)
« Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu s’enfuir, je n’ai pas de regrets, car j’ai des souvenirs, en pagaille ». Après vingt ans de carrière, pour ce qui concerne Aznavour, ça commence à se savoir. Dans une série d’entretiens (de la « Communauté des radios francophones », si moi-même je me souviens bien), l’artiste le reconnaît lui-même : concédant que la misère, l’inquiétude et l’amour malheureux sont des états plus propices à l’écriture de belles chansons que le bonheur sans nuage qu’il dit vivre avec Ulla, il ajoute malicieux : « Ce qui me sauve, c’est que j’ai de la mémoire ».
Le bonhomme a tellement de mémoire, en vérité, qu’après ses trois albums de « ré-engistrements » en 1964, et un ultime volume en 1968, il passe aux « ré-écritures » : les mêmes canevas, ou les mêmes idées directrices, ou les mêmes pitchs, ou les mêmes dispositifs dramaturgiques, sont réinvestis et revisités jusqu’à engendrer véritablement des V2 voire des V3 de certains « classiques » – ou même d’« oldies » plus méconnues. C’est ainsi, on vient de le voir, qu’« Après l’amour » (1955) devient « Alors je dérive » (1969). C’est ainsi, également, qu’« Il faut savoir » (1961) devient « Et moi dans mon coin » (1967). « Et pourtant » (1963) revient dans « Parce que tu crois » (1966) puis dans « Un jour » (1967), tandis que « J’aimerais » (1967) rejoue « Je voudrais » (1954). Et voici donc « Je n’oublierai jamais », en cette année 1969, qui rejoue « La Bohème », sorti en 1964. Avec d’ailleurs, pour l’occasion, un ultime retour du metteur en sons d’origine, Paul Mauriat.
Une tendance générale se dégage : les remakes sont des versions plus longues, plus travaillées, plus construites, plus écrites, plus abouties souvent (c’est évident notamment pour « Et moi dans mon coin »), ou en tout cas moins classiques, moins laconiques, plus baroques ou plus « extraverties » (c’est évident pour « Un jour » et « J’aimerais »). Parfois enfin le remake radicalise l’audace de l’opus 1, et actualise ce qui ne faisait que s’y esquisser (c’est le cas, sans doute, de la « dérive » de 69). Ce qui frappe en tout cas, à chaque fois, c’est que le remake égale ou dépasse l’original.
« Je n’oublierai jamais » ne fait pas exception. S’il est à l’évidence difficile de dépasser la perfection formelle de « La Bohème », son clacissisme au meilleur sens du terme, le remake de 69 a pour lui une écriture plus délurée, plus romantique disons, ou post-romantique. Plus aznavourienne pourrait-on dire, puisqu’on s’en souvient, le texte de « La Bohème » était l’œuvre d’un autre. Moyennant quoi, tout en respectant scrupuleusement l’imagerie et la dramaturgie originelles créées par le roman d’Henri Murger puis l’opéra de Puccini et l’opérette de Jacques Plante (la jeunesse, son sérieux et ses déconnades, son cynisme et son romantisme, ses révoltes et ses inconséquences, son machisme, et bien sûr l’amitié, la bande de « joyeux rigolos, plus ou moins attachés à de vagues journaux très obscurs », « philosophes, écrivains, poètes d’occasion, illustres inconnus »), le texte d’Aznavour introduit une dérision, une cocasserie et même un fiel tout à fait plaisant, parce que dénué d’amertume et de ressentiment :
« Quand on a dix-huit ans, des amis merveilleux, fainéants, pique-assiettes, et que l’on est comme eux, pas bégueules, on va dans les salons snobinards et dorés, jouer les anarchistes aigris, les révoltés, forts en gueules… Je n’oublierai jamais le troupeau de crevards, hirsutes et mal lavés, arrivant quelque part, assaillant le buffet, et jetant au hasard les pattes dans les mets sous de tristes regards de détresse »
« Je n’oublierai jamais nos merveilleux festins, près des tonneaux percés d’où pissait le bon vin, quand nous étions vautrés, dessus ou bien dessous, que le jus nous coulait dans le nez, dans le cou, les entrailles »
La mélodie de Garvarentz fait le reste. Quant à Paul Mauriat, il réussit sa sortie en produisant autour de cette mélodie en or une grandiose et bouleversante orchestration : une lancinante introduction empruntée, si je peux me permettre, au thème du Mépris de Georges Delerue [6], « densifiée » par un menaçant tocsin sonnant le temps perdu qui ne reviendra pas, et des cordes qui se déploient ensuite dans une bruyante et mélancolique splendeur, épaulées dans leur plainte par des hautbois, des clarinettes et des trombones plus lyriques les uns que les autres. L’immense puissance de l’œuvre tient précisément à ce mélange des genres, à cette tension plus exactement entre une mémoire moqueuse et attendrie, une nostalgie souriante et rigolarde portée par le texte, une voix beaucoup moins sereine face à ce passé révolu (il faut l’entendre hurler « Je n’oublierai jamais ! », ou « Je n’ai pas de r-r-remords ! »), et une musique qui tire carrément les larmes – et à laquelle, significativement, est laissé le dernier mot.
Ce dernier mot, cette parole muette des cordes et des cloches, elle non plus, on ne l’oubliera jamais.
9. « Les jours heureux » (45 tours, 1970)
« À l’heure où le monde bouge, alors que ton coeur apprend la misère, il te faut teindre de rouge, il te faut peindre de sang ta raison, quand les loups font ta récolte, ils t’enseignent malgré toi la colère, laisse gronder ta révolte, prends la fronde et quitte donc ta maison ! »
Il faut se rendre à l’évidence : c’est d’un chant de lutte qu’il s’agit. Un chant de résistance, qui sonne par moments comme les poèmes antifascistes de Manouchian (« J’ai le coeur grisé de haine mais ne veux pas, surtout pas, être un ange »), parfois comme Kessel et D’Astier de la Vigerie (« Viens, prends ma main dans la tienne, côte à côte on souffrira, compagnon »), parfois comme Aragon (« J’ai laissé dormir ma ferme et mes outils se rouiller, dans la grange, car l’unique grain qui germe pousse au sol de mes pensées, en fusion »). Et c’est donc vraisemblablement au titre originel du « Programme du Conseil National de la Résistance » que cette chanson emprunte son titre. On sait que Manouchian a côtoyé de près la famille Aznavourian, y compris le jeune Charles, adolescent puis jeune adulte sous l’Occupation. Et que Micha, le père de Charles, était sympathisant communiste. C’est dans cette direction qu’il faudrait chercher, sans doute, la genèse de ce texte singulier, de facture très « politique », et très « informé ».
Entre impératif éthique et nécessité historique, entre simple constat (« Il te faut teindre de rouge ») et exhortation (« Laisse gronder ta révolte »), ce qui se dit là est l’inéluctabilité de l’engagement – un engagement moins choisi, à vrai dire, qu’imposé par des circonstances qui nous « convoquent » (les loups « t’enseignent malgré toi la colère »).
C’est cela, me semble-t-il, que dit aussi l’image de la ferme et des outils qu’on laisse derrière soi : la nécessité, dans certaines circonstances historiques (« extra-ordinaires »), de sortir d’un mode d’existence (« ordinaire »), pour entrer dans un autre. Un passage – disons : du « travail » à la « lutte » – qui implique aussi un autre rapport au temps (la sortie du temps cyclique et prévisible, celui qui organise la vie de la ferme, au gré des saisons) et un autre rapport à la pensée (la persévérance dans la lutte n’impliquant plus une simple rationalité instrumentale, axée sur les moyens – les « outils » – mais plus fondamentalement une pensée et une passion des fins pour lesquelles on combat – « car l’unique grain qui germe pousse au sol de mes pensées en fusion »).
Bien d’autres réflexions pourraient être engagées sur cet hymne à l’engagement, qui est l’un des plus beaux textes de cette période. Notamment des réflexions autour des concepts (fondamentaux) et des métaphores (splendides) qui saturent ces couplets quasi aphoristiques : la naissance et la renaissance, le vent, la tempête et « les soleils verts de notre vie », la pesanteur et l’animalité, et bien entendu la semence et ces énigmatiques « fruits pervers de l’espérance » qui reviennent, sans cesse, au refrain :
« Ils renaîtront, les jours heureux, les soleils verts de notre vie, ils reviendront semer l’oubli, après le feu, et refleuriront avec eux les fruits pervers de l’espérance, avant-courrier de l’insouciance et des jours heureux ».
Sans entrer dans tous les replis de ce superbe refrain, presque aussi complexe et « circulaire » que celui de « La lumière », il reste une impression d’ensemble, confirmée par la musique (à la fois solennelle, grave, dramatique, et puissante, saccadée, galvanisante) et par le chant (tour à tour ardent, assuré, inflexible, et inquiet, tremblant, déchirant) : rien n’est fixé, rien n’est garanti, rien n’est définitif. On s’adresse à nous depuis le fond du trou, sans autre certitude que celle-ci : il faut combattre. Au-delà de cet impératif catégorique n’existent que l’espérance, le pari ou la prophétie, mais une prophétie précaire, trouée : une prophétie du pauvre. La victoire prochaine est bien annoncée, mais sans qu’on sache bien quand ni comment, et surtout sans que soit déterminée à l’avance la teneur de ces « jours heureux ». Et pour cause puisque « refleuriront avec eux les fruits pervers de l’espérance ». Ce n’est donc pas un « happy ending » de l’Histoire qui est annoncé, mais la simple réouverture, après la Catastrophe, d’un champ des possibles : un « recommencement de l’Histoire ».
C’est en somme un homme dénué d’illusions qui s’adresse à nous, mais pas dénué d’idéaux. Il rêve des jours heureux, comme tous les opprimés, parce qu’il sait ne pas pouvoir faire autrement, mais il est aguerri. Ce qui peut d’ailleurs se dire dans le sens inverse : il est aguerri, on ne la lui fait pas, mais pour cette raison même on ne l’embarquera pas non plus dans le camp des cyniques et des aquoibonistes. Et s’il éprouve le besoin de se projeter dans cet espace-temps utopique des jours heureux, « loin du monde en équilibre entre la peur et le jeu de la guerre », et de s’y rêver « homme libre », et même « homme-Dieu, tout-puissant », c’est en gardant les pieds sur terre – puisque cette divine liberté s’incarne dans une image simple et belle, aux antipodes de toute mégalomanie : celle du combattant blessé qui s’allonge contre une femme, « pesamment comme une bête », pour « soigner ses plaies ».
Et c’est finalement ce que nous aussi nous faisons – soigner des plaies – quand nous écoutons ces presque cinq minutes de très grande musique, terrienne, animale, rock, soul, lyrique et symphonique.
10. « Le temps des loups » (Face B du 45 tours Les jours heureux, 1970)
« Regarde-moi, je suis à vif, je suis à bout, je marche en me cognant partout, loin de tes yeux, mes yeux sont fous, pour toi, j’étranglerai ma rage, pour toi, je dompterai l’orage, broyant d’un coup le temps des loups ! ».
On le devine dès les premières mesures, « Le temps des loups » est une longue variation sur le thème de la rédemption, qui retrouve la question « apocalyptique » de la chanson précédente : dans quelle mesure est-il possible de « couper l’histoire en deux », d’interrompre le fil linéaire du temps historique et de sortir d’une « ère » (mauvaise) pour entrer dans une « autre » (meilleure) ? Sauf qu’il ne s’agit plus ici de l’émancipation humaine mais du Salut individuel. La question n’est plus de changer le monde mais de changer de vie. Et c’est l’amour, plutôt que la résistance et la révolution, qui ouvre cette possibilité.
Un point demeure toutefois : la nécessité de l’autre. Le passage dans l’autre temps, la conversion à l’autre vie, la création d’un autre monde, ne sauraient en effet exister, fût-ce sous forme d’idée, de rêve, de désir, sans un autre incarné, ou une autre ou des autres, pour qui on est prêt à questionner et repenser, à déconstruire et reconstruire, à agir et réagir, à s’arrêter (de faire certaines choses) et à recommencer (autre chose). C’est ce que nous rappelle avec force l’interpellation qui ouvre chaque couplet (« Regarde-moi », « Écoute-moi », « Marche avec moi »), mais aussi et surtout la répétition anaphorique du « Pour toi » au début de chaque refrain :
« Écoute-moi, moi dont le cœur n’est plus qu’un cri entre l’enfer et l’infini, je changerai de Dieu, de vie, pour toi, étouffant ma violence, pour toi, j’inventerai l’enfance, que désavoue le temps des loups ! »
« Marche avec moi, car je veux croire avec candeur qu’en les dédales de ton cœur, un monde naît quand l’autre meurt, pour toi, avec ma foi profonde, pour toi, j’entrerai dans ce monde, libre de tout, laissant très loin de nous le temps des loups »
Ce qui apparaît aussi au fil de la chanson, à mesure que se déroulent les confessions et les promesses, c’est que l’ancien monde, celui qui se meurt et qui nous tue, est un monde masculin, structuré par la violence, et que le monde d’après, le monde rêvé, est au contraire structuré par l’amour et médiatisé par une femme :
« Mon pas, séparé de ton pas, court vers l’abîme, sans toi, je serais un paria, une victime, viens me tirer d’un passé qui me noue, le temps d’aimer efface le temps des loups ».
Cette vision est à l’évidence sur-déterminée par les conditions de production très particulières de la chanson, écrite sur une musique de Georges Garvarentz pour le générique d’un film de gangsters : Le temps des loups de Sergio Gobbi (1970), avec Robert Hossein et Virna Lisi. Mais il me semble que les mots choisis par Aznavour pour dire la romance de Hossein et Lisi résonnent avec ceux des « Jours heureux » d’une part (où les mêmes « loups » symbolisent aussi les puissances d’oppression et de destruction), et d’autre part ceux d’ « Au nom de la jeunesse » (où l’enfance, l’amour et la révolution sont opposées à un monde « empesé » et militarisé). Il me semble enfin que ces mots résonnent avec ce que toute l’œuvre aznavourienne ne cesse alors de crier : la rédemption, par l’amour d’une femme qui se nomme Ulla, d’un super-macho de quarante ans, dont l’existence est en effet structurée par « un passé qui le noue », par la violence (celle des « loups » prédateurs), par la rage (la sienne) et par la hantise d’être à jamais le « paria » et la « victime » que furent ses parents.
Que le film de Gobbi finisse bien ou mal importe peu : les mots qu’Aznavour a posés sur la musique inquiète, fougueuse, convulsive – et néanmoins somptueuse – de Georges Garvarentz disent ce qu’ils ont à dire. Son chant enragé comme jamais, écumant, éructant, ne laisse aucune place pour le doute. Et la rafale de cordes, de cuivres, de claviers et de percussions que nous assènent Dionysos, Apollon et Serge Gaubert, à très grande vitesse et ultra haute température, sans même parler du volume sonore, nous transporte dans des espaces-temps, des états d’âme et des états de corps d’avant le doute et d’avant la discussion. C’est pour de vrai, pour de bon, que dans l’enclave hétérotopique ouverte par les mots et les sons, « le temps d’une chanson » comme dit l’autre, le miracle advient : pendant trois minutes trente-cinq, le temps d’aimer efface le temps des loups.