La lutte des femmes pour l’égalité et contre la discrimination continue et, pour ne pas faire « fausse route », nous devrions entendre les bons conseils d’un ami bienveillant et clairvoyant : un philosophe qui s’y connaît. M.Maniglier nous explique en effet que l’égalité hommes-femmes au travail reste à conquérir mais que le problème du harcèlement sexuel n’a pour but que de faire diversion et sert un Etat qui fait bien peu de choses, nous sommes bien d’accord, en la matière et veut seulement mal poser le problème, noyer le poisson.
Déjà en 2002, ce même philosophe avait pris la plume pour trier le faux du vrai, à l’occasion d’une part, de la diffusion d’une pétition lancée par des doctorants et doctorantes (Clashes, Collectif de lutte anti-sexiste dans l’enseignement supérieur) contre le harcèlement dans un univers quelque peu opaque en matière de relations de pouvoir, et d’autre part d’une affaire - qui avait suscité des réactions bien peu progressistes [2]- opposant une jeune doctorante et un universitaire connu, Hervé La Bras qui dirige le Laboratoire démographique de l’EHESS. Dans ce point de vue, cosigné par Marcela Iacub, il nous expliquait que ce qui posait problème était notre rapport au désir et qu’on ne savait plus ou l’en on était du « désir de répression ou de la répression du désir ». Bref, nous étions tous des frustrés, et nous avions encore une fois trouvé le moyen resserrer la ceinture de chasteté.
Il récidive donc trois ans plus tard et nous explique aujourd’hui à nouveau que la lutte contre le harcèlement est un faux débat, qui ne sert pas la cause de la lutte pour l’égalité hommes-femmes mais fait le bonheur d’un Etat répressif ; que l’inégalité professionnelle n’est pas le fait de « la mauvaise volonté des messieurs » mais surtout des mères et d’une société normative malade du désir.
En effet, nous apprend-il, notre ennemi n’est pas le patron ou le collègue qui nous ‘remet à notre place’ en faisant référence à notre sexe, pour éventuellement jeter la suspicion sur nos compétences et nos capacités et ainsi nous imposer ou nous menacer d’une mise au placard, d’un refus de promotion, nous imposer un temps partiel. Ce n’est pas non plus celui qui use de ces menaces pour éventuellement obtenir des faveurs qui sont alors de l’ordre du marchandage et de l’intimidation. Notre « vrai ennemi » c’est un Etat normatif, une société normative qui nous veut femmes-mères. Notre véritable ennemi n’est pas le patron qui exige des ses salariés de ne pas avoir de contraintes privées ou familiales, ou le monde du travail qui s’accommode d’avoir des sous-employés, sous-payés et malléables, mais nous-mêmes toutes obnubilées et obsédées que nous serions par notre « rôle dans l’éducation des enfants, qui nous empêche de mener une carrière professionnelle à l’égal des hommes. » Notre malheur est là, et c’est encore un gentleman qui est chargé de verbaliser ce que ressentent les femmes : « cette image de mère renvoyée aux femmes leur fait sans doute beaucoup plus de mal que d’être un objet de désir ».
Car il serait clair qu’il est plus gratifiant d’être à prendre, à fantasmer, à conquérir que de se voir sans cesse renvoyer à notre destinée maternelle-maternante...
Jusque là, on n’était peut-être pas sûr d’avoir compris le propos, mais qu’il est doux de s’entendre dire que pour lutter contre l’inégalité professionnelle homme-femme, il ne faut pas nous en prendre aux hommes pour rectifier le tir (et oui on ne veut pas de la guerre des sexes), car dire que les hommes « sont machos et méchants », c’est du privé (comprenez c’est ‘subjectif’ et ‘arbitraire’), pas du politique (et oui, les femmes ne savent pas encore ce que sont les Questions Politiques). D’après lui, le problème encore une fois c’est pas les hommes, c’est même pas les individus, c’est un « Système » un problème organisationnel de la société. Ceci est partiellement juste. Partiellement, car : c’est bien connu, il y a du racisme mais pas de racistes, on se demande même a qui ça profite... En d’autres termes : invoquer le seul « système », pour dédouaner les individus de leur responsabilité, c’est un peu pratique.
Etre objet de désir plutôt que femmes-mères. Etrange alternative. En fait : ni plus, ni moins ou ni l’une, ni l’autre. M. Maniglier aurait du se demander si le problème était vraiment de cet ordre là, ou si les femmes ne voulaient tout simplement pas être traitées en Sujet, de droit et de désir à l’égal des hommes. C’est pourtant ainsi qu’elles aiment à se subjectiver, et cela malgré ce qu’en pensent les mauvais esprits les soupçonnant tantôt de vouloir ‘s’accaparer les bénéfices de la maternité’ ou ‘des pouvoirs exorbitants de mères’, tantôt de se complaire en victimes après avoir attisé le feu chez des hommes un peu troublés de ne plus savoir sur quel pied danser.
Pourtant, si les femmes comme n’importe quel individu, pouvaient être considérées en tant que Sujet actif et libre de choisir qui, quand, dans quelles limites et dans quelle position il/elle veut user de son désir, le « malaise avec la chose sexuelle » que prétend révéler M. Maniglier ne se poserait peut-être plus. Le désir et la séduction au travail n’ont pas en effet en soi à être un problème, surtout quand on sait qu’une grande partie de nos relations se jouent et se nouent dans ce contexte, mais le problème c’est bien plutôt : qui fait quoi de ce désir et de cette séduction et à quelles fins. Si le problème est ainsi posé la législation doit seulement dire que dans le contexte d’une relation de pouvoir, il y a certaines responsabilités, que soutirer des faveurs sexuelles en usant de son pouvoir hiérarchique, ou imposer une position subordonnée en la fondant sur l’appartenance sexuelle est une forme d’abus spécifique qui est à reconnaître et peut être passible de poursuites.
Mais c’est que les exemples cités dans l’article de Libération ne sont pas innocents non plus et viennent malheureusement soutenir les implicites flagrants de l’entretien puisqu’ils ne présentent que des cas de femmes harcelées par des supérieurs hiérarchiques hommes. Il est bien sûr évident qu’il s’agit sans doute de la configuration la plus fréquente, car de fait, le monde du travail est ainsi fait et le harcèlement contribue justement à la permanence de ces hiérarchies sexistes. Mais une loi contre le harcèlement ne consiste pas forcément à « considérer les femmes comme des victimes à protéger », loin de là.
Comme le montre bien, quant à lui, le sociologue Eric Fassin dans Liberté, égalité, sexualités [3], une disposition législative contre le harcèlement protégerait juridiquement toute personne quels que soient son sexe ou son orientation sexuelle. C’est-à-dire qu’elle protègerait toute personne prise dans une relation de pouvoir au travail, à l’université ... si il est établi qu’elle est discriminée à ce titre là. Et qu’il ne s’agit donc en rien d’une loi protégeant uniquement des femmes faibles au désir trop précieux contre des hommes au désir trop dissipé, mais qui prendrait en compte le cas d’un homme jugé trop ‘efféminé’, ou d’’un homosexuel devenu la proie de ses collègues ou de ses supérieurs qui voudraient lui ‘rappeler sa place’ et ‘réaffirmer l’ordre des sexes et du genre’. Dans le cadre de la législation contre le harcèlement, il ne s’agit nullement de réprimer le désir mais de responsabiliser ceux qui ont un pouvoir hiérarchique quel qu’il soit et qui peuvent user de la référence sexuelle pour ‘remettre à sa place’ un subordonné ou un collègue.
Malgré le vernis progressiste et féministe du propos de M. Maniglier, celui-ci est en réalité clairement anti-féministe et réactionnaire. Dire qu’il s’agit d’un ‘faux problème’, en l’occurrence, n’est ni plus ni moins qu’une manière à peine subtile de ne pas vouloir que le problème soit posé. Et il est surtout étonnant que parler à la place de ceux qu’on ne représente pas, ne semble en rien gêner ce penseur peu scrupuleux.
Mais il faut croire qu’il suffit d’oser, ou que plus la contre-vérité est manifeste, mieux elle se vend.
Bref, clairement : ce féministe-là... c’est plus notre ami (si tant est qu’il en ait jamais été un).