J’eus fait du théâtre. L’ogre était un génie. Le génie. Le clown prodige. J’allais voir adolescente ses spectacles avec mes parents à Avignon. J’aurais pu écrire cette lettre d’admiration extatique de plusieurs pages [1]. Puis, plus tard, adulte, j’avais acheté des DVD. Ces DVD acquis avec une joie profonde, alors que j’avais peu de moyens. Six spectacles, plus le documentaire.
Je voulais que mon mari connaisse. Qu’on ait ça en partage. Avec lui, pourtant espagnol et qui ne comprenait pas tout, on riait à ne plus pouvoir reprendre notre souffle devant ses spectacles de 3h, des répliques et des situations nous restaient toujours comme des gimmicks familiaux, 20 ans après… On les a bannis à la sortie des articles précédant ceux qui désormais montrent à visages découverts les jeunes filles anonymes évoquées alors.
Il y a quelques années, avec l’aide de Me Too, j’ai compris pourquoi, à l’époque où nous avions visionné les spectacles, j’avais ri jaune à une scène de viol de Clémence Massart, sa compagne de l’époque (qui lui est restée une fidèle amie depuis des décennies). Il la sodomise la nuit alors qu’elle se raidit, qu’elle dit non et que son corps est inerte. Devant ma propre gêne d’alors, j’avais pensé : il ne faut pas être prude ma p’tite. Puis, quand j’ai été en capacité de conclure que cette scène était un viol conjugal, je n’ai pas fait le chemin de disqualifier l’auteur, j’ai « juste » pensé : cette scène est problématique, elle ne me ferait plus rire du tout aujourd’hui.
Cependant, bien avant Me Too, nous étions allés voir, « en vrai », un des derniers spectacles de l’ogre au théâtre du Rond-Point. Je n’en revenais pas d’une telle indigence, d’une telle violence et d’un tel mépris. J’essayais de me raconter qu’il était prisonnier de son personnage et qu’il fallait qu’il crache sur tout ce qu’il avait construit pour pouvoir le quitter. Au point de n’être plus que dégoût, de ne plus pouvoir qu’être haï de « son » public, ou du public qui le découvrait, ahuri. Le public, en effet, partait par grappes et n’était pas loin de le faire en huant. Lui jubilait et cela renforçait la haine qu’il envoyait à la salle. Je n’ai pas voulu partir parce que je suis d’une part persévérante et que d’autre part je voulais comprendre. Il s’était aussi agi de mon métier, donc j’avais une sorte d’enquête professionnelle à mener. Le spectacle se déroulait, je n’avais qu’une envie c’était de me barrer mais j’avais besoin de me raconter ce qui pouvait bien expliquer que ça en arrive à ça. Je me demandais qui trahissait le plus. L’ogre qui déversait ses excréments sur scène ou moi qui aurait dû partir. Je n’ai pas applaudi, ce que je ne fais jamais, au théâtre. J’applaudis pour le travail effectué, même lorsque je ne le respecte pas. J’étais saisie de déception bien sûr et d’incompréhension. Comment « le génie » pouvait-il se désintégrer à ce point ? Ça me fait penser à ces scènes dans les films où, au moment de la capitulation et de la collaboration, les portraits de Pétain le grand soldat sont remisés ou foutus au feu, par des personnes au visage assombri et presque rouge de honte de la déception et du sentiment de trahison.
J’ai eu l’immense chance de ne pas connaître la violence sexuelle. Je n’ai pas subi d’inceste ni de viol. J’ai eu d’autres ennuis. Une mère folle, dont l’enfance s’inscrit dans la droite ligne des familles juives ayant réchappé au génocide, qui me maltraitait psychiquement, et un père complice qui se taisant ou la confortant n’a donc pas dit à l’enfant que j’étais « je te crois », « je t’entends » (ce qui d’office déglingue tout son système émotionnel, toute l’élaboration de son estime de soi, toute la confiance qu’il peut avoir en lui, et en fait un être désorienté, apeuré, toujours en quête de la personne qui lui dira que son sentiment intérieur profond est valable, toujours en train de ne s’évaluer que par rapport à autrui, toujours pensant que l’autre seul peut déterminer sa valeur). Avec ça, donc, la maladie dépressive qui a obéré globalement toutes mes possibilités de développement professionnel, et pour laquelle je reçois une AAH [2] que les extrémistes néolibéraux violents au pouvoir auront tôt fait de nous retirer. La seule agression en lien avec ma vie sexuelle et qui m’est restée en mémoire comme telle – cela omet toutes les autres que j’ai jugées bégnines – est celle d’un mec qui est parti de chez moi en me disant que j’avais un balai dans l’cul. Malgré l’évidence (qu’il est presque indécent de rappeler) que ce genre d’anathème n’arrive que parce que le mec en question ne nous a pas suffisamment plu et donné confiance pour avoir envie d’une relation sexuelle avec lui (peut-être cette autorisation de dire non à un acte sexuel non désiré - hors du cadre de danger, d’emprise, de menaces ou de violences - est-elle, paradoxalement, une des rares choses à laquelle mère m’ait préparée), que ce n’est donc que de son problème à lui qu’il s’agit, j’ai conservé cette phrase dans ma tête et à maintes reprises elle m’est apparue comme une « vérité révélée » expliquant tel ou tel déboire. Mais il est indéniable que mon intégrité sexuelle n’a pas été violentée. Et l’ampleur de la violence infligée aux femmes, telle qu’on la mesure quand on est féministe, me fait dire que j’ai beaucoup, beaucoup de chance.
J’avais d’abord lu les articles évoquant ce qu’il s’était passé pour Solveig Halloin. J’étais restée dubitative. Il était écrit que cette femme n’était pas convaincante, qu’elle était paumée, pas claire. Et puis, lors de la parution des articles précédents ces derniers récents, où il s’agissait de désignations anonymes des jeunes femmes, mais montrant clairement un mode d’action de prédateur, j’avais été écœurée, mais je n’avais pas « réussi » à jeter mes DVD, parce que j’avais trop aimé l’artiste, parce qu’ils nous avaient apporté tellement de joie. Parce qu’il y avait eu : « le génie ».
Ce soir, je sais que je vais jeter tes DVD à la poubelle, je vais jeter tes spectacles, Caubère, toutes tes centaines de milliers d’heures de travail, tes années de vie par et pour le théâtre, ta virtuosité, mon admiration, je vais te foutre à la poubelle. Parce que j’ai compris quelque chose.
Je n’avais jamais pris position en mon for intérieur sur « l’homme ou l’artiste ». Je prenais, cas après cas, une position féministe sur les dénonciations qui s’égrènent, les unes après les autres. Pas sur le fait de refuser d’apprécier telle ou telle œuvre, d’en reconnaître la valeur. Je ne crois pas en une loi ou une théorie qui puisse trancher cette question.
C’est étonnant, je ne sais pas, mais c’est cette histoire d’imposer « l’épilation du pubis [3] » qui m’a tout d’un coup saisie d’évidence. Ça m’a renvoyé l’image d’un Gilles de Rais [4]. Je n’ai pas la connaissance, je ne suis pas assez érudite pour produire des références à l’appui de ce qui ne doit en aucun cas être une découverte [5] ! Mais ce sont toujours des moments importants dans une vie quand on comprend de façon sensorielle, intuitive, intime, des idées qui ont été développées avec d’autres outils. À savoir que la figure de l’ogre est bien celle, absolument, du pédophile. Que l’on peut élargir à la notion de prédateur violeur (et ici, en l’occurrence, également de maquereau). Qui exige de toute jeune femme qu’il a prédaté d’avoir un sexe de petite fille. Et l’ogre suce, mange, avale, et annihile tout être qu’il est parvenu à emprisonner.
Ces « œuvres », dont il faudrait prétendument savoir faire le départ entre elles et les turpitudes, les violences, les crimes de leurs auteurs, ne peuvent échapper à cette question. Pour cette joie qu’elles nous ont provoquée, cette émotion dont elles nous ont marqué.e.s : Combien de chair ? Combien de sang ? Combien d’âmes martyrisées [6] ? Combien de sacrifié.e.s a-t-il fallu à l’Ogre pour qu’il engrange ce qu’il lui fallait de combustible ? C’est peut-être la seule question qui vaille d’être posée.