Pour que l’histoire d’amour entre Diane et Camilla puisse revenir et se rejouer autrement, en mieux, il ne suffit pas que Camilla revienne à la vie : il faut que les comptes soient soldés, et les offenses punies. Diane doit prendre sa revanche sur Camilla. Mais elle ne peut pas simplement la maltraiter comme celle-ci l’a maltraitée : la pure et simple vengeance n’est pas la solution – Diane est d’autant mieux placée pour le savoir qu’elle a expérimenté, pour de vrai, l’option de la vengeance la plus radicale, implacable, basique : la mise à mort. C’est une revanche plus complexe qui s’imposait, pour la simple raison que Diane éprouvait à l’égard de Camilla des sentiments extrêmes mais contradictoires. De la rancœur, de la colère, de la haine sans doute, pour le mal que Camilla lui avait fait, mais aussi de l’amour – et l’amour ne disparaît pas facilement. Le travail onirique de Diane doit donc construire une place à la fois pour une Camilla détestable, qui sera maltraitée, et pour une autre aimable, qui sera cajolée.
Le problème est que dans la vraie vie, c’est une seule et même femme qui a été aimée et détestée. Cette contradiction invivable, invivable en tout cas pour quiconque a été, comme Diane Selwyn, façonné par l’idéal hollywoodien de l’amour pur et sans mélange, le travail onirique se charge de la supprimer, par un nouveau déplacement. Camilla Rhodes va se diviser en deux : d’un côté, la femme que Diane n’a jamais cessé d’aimer perd son nom et devient amnésique (à cause du choc de l’accident de voiture, ou plutôt grâce à lui), elle se donne un nom sans histoire (le premier prénom qu’elle croise, sur une affiche : Rita) et se tient à distance d’Hollywood – qui devient le domaine réservé de Betty (la scène de la répétition est éloquente : Diane rêve une Rita sans goût ni talent pour le jeu, qui se contente d’ânonner péniblement ses répliques). De l’autre, le nom maudit de Camilla Rhodes, celui de la star qui tient le haut des affiches, reste présent dans le rêve (il y a bien une Camilla Rhodes, qui rafle effectivement le rôle auquel Betty pouvait prétendre), mais ce nom est détaché du visage de l’être aimé. A ce nom maudit le rêve se charge, par cette autre opération onirique très classique que Freud nomme condensation, d’associer un visage maudit – si possible un visage sans nom, pour que tout s’emboîte bien. Ce visage maudit et sans nom est tout trouvé : ce sera cette inconnue blonde qui a fait à Diane l’affront d’embrasser Camilla sous ses yeux, à Mulholland Drive.
Mais pour que tout s’arrange, il ne suffit pas que Camilla devienne Rita : Diane aussi doit changer de nom. Car dès l’instant où elle condamne à mort la femme qu’elle aime, elle cesse pour ainsi dire d’être elle-même et devient, à ses propres yeux, un « autre » détestable qu’elle doit par tous les moyens mettre à distance. « Diane » en somme est aussi devenu un nom maudit.
Que Diane se déteste d’avoir mis à mort l’être aimé, c’est ce que confirme le texte de l’audition pour Bob Brooker : la jeune femme jouée par Betty menace de mort son amant, et lorsque celui-ci la nargue (« On te mettra en prison ! »), elle éclate en sanglots et s’écrie : « Je te déteste ! Je nous déteste tous les deux ! ». Il n’est pas anodin que cette scène soit d’abord répétée par Betty avec Rita dans le rôle de l’amant : la menace de mort peut être prise au pied de la lettre. Lorsque Betty récite ces menaces et dit « je te déteste », c’est bien elle qui parle, ou plus précisément Diane (sa véritable identité), et non son personnage, et c’est bien à Rita qu’elle s’adresse, ou plus précisément à Camilla, et non simplement à cet amant fictif que Rita interprète. Et lorsque Betty ajoute « je nous déteste tous les deux », c’est bien des deux personnes physiquement présentes lors de la répétition qu’elle parle, et non des personnages du script. « Je nous déteste tous les deux » peut en tout cas être entendu ainsi : je te déteste, Camilla, pour ce premier rôle que tu m’as volé, pour ce cœur que tu as brisé, pour ce Kesher que tu as épousé, pour cette blonde que tu as embrassée sous mes yeux, et je me déteste aussi, moi Diane, pour ce meurtre que j’ai commis [1]
Le changement d’identité s’impose donc pour Diane, afin de pouvoir satisfaire ce besoin narcissique élémentaire de toute existence : s’aimer soi-même un minimum. Et le prénom de Betty s’impose pour des raisons assez évidentes. Diane a rencontré une serveuse portant un badge « Betty » dans l’immédiat après-coup de ce moment fatidique où elle a perdu toute estime d’elle-même, ce moment où « Diane » est devenu un prénom impossible à porter : celui du contrat avec le tueur. Le travail onirique vient donc opérer le même mouvement de déplacement/condensation que sur Camilla : il divise Diane en deux en séparant le visage du nom, puis il associe le visage sans nom à un autre nom, et le nom sans visage à un autre visage. L’opération est d’ailleurs plus simple qu’avec Camilla puisqu’un strict échange a lieu : Diane prend le prénom de la serveuse Betty, premier prénom féminin – et donc première identité de substitution – qui se présente, et elle laisse à la serveuse ce prénom dont elle veut se débarrasser, « Diane ».
L’échange de prénoms est aussi un moyen de séparer la morte de la vivante. Diane Selwyn est une sorte de morte-vivante, une morte en sursis : pour que son visage continue de porter la vie, il faut que soit mis à distance le nom de Diane, qui porte la mort. Betty et Rita vont donc retrouver la trace d’une Diane Selwyn, à Sierra Bonita, qui va s’avérer être une morte, mais heureusement pour Diane et pour son rêve, cette Diane Selwyn est défigurée donc non-identifiable. Diane se représente en somme sa propre mort, la mort à laquelle au fond, quand elle ne rêve pas, elle se sait condamnée, mais avec ce voile d’ignorance qui permet de ne pas se reconnaître, et donc de dormir et rêver en paix.
Ce travail de déplacement est lui-même signalé métaphoriquement dans le rêve, par un véritable déplacement, dans l’espace : en même temps qu’elle abandonne le nom de Diane pour celui de Betty, l’héroïne déserte Sierra Bonita pour aller vivre dans les beaux quartiers, à Havenhurst. La coupable retrouve son innocence, la morte en sursis reprend goût à la vie, la pauvre devient riche.
Par ces opérations de déplacement, le rêve permet à Diane de s’aimer elle-même et d’aimer l’autre pleinement, sans que ces amours soient parasités par la haine. Tout se passe comme si la rêveuse pouvait se dire : je hais Diane Selwyn, la meurtrière, mais Diane Selwyn ce n’est plus moi, c’est une inconnue dont le visage a été défiguré (et moi je suis Betty). Et je hais Camilla Rhodes, la voleuse de rôle, la femme d’Adam Kesher, mais Camilla Rhodes ce n’est plus toi, la femme brune que j’aime : c’est une blonde que je n’aime pas (toi, tu as oublié ton nom et je t’appelle Rita). L’édifice est certes fragile : pour que ces déplacements fonctionnent, il faut que Diane Selwyn soit défigurée (donc sans visage) et que Camilla soit amnésique (donc sans nom). Mais par ce travail de mise à distance de tout ce qui est insupportable, le rêve est bien ce qui, comme un film, permet de rester soi-même tout en devenant autre. Un pouvoir qui est d’ailleurs rappelé par Betty lorsque, pour convaincre Rita de partir à l’aventure avec elle, elle lui lance : « Allez ! Ce sera comme dans les films : on dira qu’on est quelqu’un d’autre ! ».