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« On ne s’arrête pas là »

Mulholland Drive. La clé des songes (Chapitre 10)

par Pierre Tevanian
8 août 2019

En feuilleton d’été, nous vous proposons, à raison d’un chapitre par jour du lundi au vendredi, pendant cinq semaines, de découvrir le tout nouveau livre de Pierre Tevanian, Mulholland Drive. La clé des songes, consacré au chef-d’oeuvre de David Lynch – mais aussi à sa version solaire : Céline et Julie vont en bateau. Le livre est disponible sur les tables, en rayon ou en commande, dans toutes les bonnes librairies – ou encore sur le site des éditions Dans Nos Histoires.

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Ces mots prononcés par Diane dans le taxi qui la mène à Mulholland Drive reviennent au tout début du rêve, au moment où Rita doit se faire assassiner – et de fait, l’histoire ne doit pas s’arrêter là. Elle ne doit pas se finir sur ces deux dénouements irréversibles qui ont eu lieu à Mulholland Drive : l’annonce du mariage de Camilla Rhodes et Adam Kesher, puis le meurtre de Camilla. En faisant revivre Camilla sous les traits de Rita, en composant une histoire d’amour parfaite et en réparant les offenses subies, le rêve va permettre à Diane de réécrire son histoire en réalisant ses rêves d’actrice et ses idéaux d’amour pur contre un monde – en gros : le monde d’Hollywood – qui les a massacrés.

Au moment où elle s’endort, Diane possède la clef bleue – qu’elle retrouvera sur sa table à son réveil – et elle sait donc que le tueur a fait son travail. Elle sait par conséquent que Camilla, la femme qu’elle aime, est morte par sa faute. Mulholland Drive est donc le lieu de ses morts affectives mais aussi le lieu d’un meurtre bien réel : c’est bien là (chez son nouveau mari) que Camilla se rendait lorsqu’elle a été tuée, et c’est même parce qu’elle y allait qu’elle a été tuée – c’est d’ailleurs la seule chose dont se souviendra Rita après son accident : « Mulholland Drive, c’est là que j’allais ». Rongée par le remords et le manque, Diane n’a qu’un désir : revenir sur son acte, faire revenir Camilla pour que tout recommence – un désir qui s’exprime de manière frontale, brutale, le temps d’une brève hallucination peu après son réveil (« Camilla, tu es revenue ! ») et par le rictus de souffrance qui s’empare de son visage un temps illuminé, une fois que le mirage s’est dissipé. Pour que tout « revienne », ou plutôt pour que toute l’histoire soit rejouée autrement, il faut donc avant toute chose ramener Camilla à la vie. Il faut commencer par la fin, en rejouant la dernière séquence : il y aura bien un projet de meurtre dans le rêve, il aura bien lieu à Mulholland Drive, mais tout échouera au dernier moment grâce à un improbable accident de voiture en forme de deus ex machina.

La symétrie, de ce point de vue, est saisissante, non seulement entre les deux arrivées à Mulholland Drive, l’arrivée de Rita au début du film et celle de Diane à la fin (dans le même taxi, dans la même ambiance nocturne, sur la même musique douce, triste, inquiétante d’Angelo Badalamenti), mais aussi et surtout entre les deux séquences qui suivent cette arrivée : une montée vers la mort et une redescente sur terre, chez les vivants. Cueillie à la sortie de son taxi par Camilla, Diane monte, le corps figé par l’angoisse, à travers les arbres, comme on monte sur le bûcher ou sur l’échafaud – avec Camilla qui prend sa main et l’invite à la suivre, comme une allégorie de la Mort. Et à l’opposé, après l’accident miraculeux, Rita sort en titubant de la voiture en feu comme des flammes de l’Enfer, elle s’éloigne de Mulholland Drive et redescend vers les lumières de la ville – le monde des vivants.

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P.-S.

Mulholland Drive. La clef des songes vient de paraître aux éditions Dans Nos Histoires. 128 pages. 8 euros.