Pour « commencer fort », nous avons rassemblé, en un premier chapitre intitulé « Cuistreries », quelques textes ayant en commun une certaine virulence ou en tout cas une irrévérence certaine à l’égard de quelques idoles de l’époque. La plupart desdites idoles, issues de ce qu’on nomme « le monde intellectuel », ne sont pas vraiment des figures nouvelles, loin s’en faut. Certaines sont devenues omniprésentes ces dernières années, dans les plus grands médias, quasi quotidiennement, mais leur ascension aura été longue et progressive. Alain Finkielkraut par exemple n’a fait, durant la dernière décennie, que poursuivre un cheminement entamé dès les années 1980, et confirmé au cours de la décennie suivante – au point qu’il était déjà devenu, en 1996, la figure emblématique choisie par Pierre Bourdieu, dans un ouvrage désormais classique (Sur la télévision) pour désigner un type nouveau d’intellectuel de pouvoir : le fast-thinker.
Deux autres décennies ont donc suivi, au cours desquelles le personnage, toujours plus sollicité, plus omniprésent, plus bavard, n’a cessé de se caricaturer lui-même, de se droitiser, de se radicaliser en somme dans ce que Jacques Rancière a résumé sous le nom de « haine de la démocratie » : haine de la jeunesse, haine de la massification de l’enseignement, haine des cultures populaires, du féminisme, de la Gay Pride et plus généralement de tout ce qui est festif et de tout ce qui est revendicatif – et enfin, de plus en plus explicitement et obsessionnellement, haine du rap, de « l’immigration », des « banlieues » et de « l’islam ».
La décennie 2010-2020 enfin aura été celle de sa consécration, avec son entrée à l’Académie française en janvier 2016. Figure emblématique d’à peu près tout ce que nous combattons depuis vingt ans, Alain Finkielkraut se devait donc de figurer en bonne place dans notre anthologie, et même en ouverture. Mais nous réservons aussi un sort particulier à une autre figure ancienne qui a mis trois décennies à devenir omniprésente : celle de Michel Onfray, qui tout en se référant au départ à des mentors très différents (le paganisme, l’épicurisme, le nietzschéisme et l’anarchisme plutôt que Charles Péguy, Emmanuel Lévinas et Hannah Arendt), s’est finalement créé un personnage très similaire : sérieux comme un pape, grincheux, bouffi d’orgueil et de susceptibilité, et partageant surtout les mêmes détestations que l’académicien : la gauche, le mouvement social, les féministes, les homos et surtout, une fois encore, l’immigration et l’islam.
À travers ces deux figures, et quelques autres dont l’omniprésence médiatique a été un peu plus intermittente (comme Philippe Val ou Michel Maffesoli), c’est une même série de travers que nous proposons dans ce livre de déboulonner : des travers anciens, mais dont la permanence et même la radicalisation ont caractérisé l’époque. C’est d’abord une certaine posture professorale et autoritaire, mais aussi une certaine image de l’intellectuel qui se prend très au sérieux tout en se dispensant du moindre sérieux – et même, en réalité, du moindre travail – dans sa production écrite ou orale.
C’est également un certain usage de l’autorité du diplôme, du jargon philosophique ou de l’invocation des « grands auteurs » – un travers incarné mieux encore, au cours de la dernière décennie, par un autre personnage, vraiment émergent celui-ci, et épinglé un peu plus loin dans le recueil : Raphaël Enthoven.
C’est enfin, bien évidemment, une terrible débâcle sur le plan éthique et politique : loin, très loin, des figures tutélaires (et par ailleurs critiquables en bien des points) d’un Sartre, d’un Zola ou même d’un Voltaire, ou encore d’une Hannah Arendt, nos grandes consciences autoproclamées s’illustrent désormais par un soutien à peu près sans faille à tout ce qui a du pouvoir, et une verve pamphlétaire dirigée essentiellement vers les plus précaires et les plus opprimé.e.s.