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Par ordre du Mufti

À propos d’un article paru dans Rouge, et d’une singulière conception du combat politique

par Laurent Lévy
15 avril 2020

Pour fêter, le mieux possible, en attendant des jours meilleurs, les 20 ans du site « Les mots sont importants », nous avons choisi d’accompagner la sortie de l’anthologie Mots et maux d’une décennie, paru mi mars aux éditions Cambourakis, d’une anthologie virtuelle, en ligne, à raison d’un texte chaque jour, un par année. Nous voici donc aujourd’hui en 2003, avec la lamentable exclusion scolaire de deux lycéennes voilées, à laquelle réagit Laurent Lévy, qui se trouve être leur père. Il commente ici un article paru dans Rouge le 16 octobre 2003, dans lequel deux membres de la LCR, par ailleurs professeurs au lycée Henri Wallon, tentent de justifier cette mesure injustifiable. Il souligne au passage le manque de volonté et d’imagination politiques dont font preuve des militants révolutionnaires qui, pour faire reculer l’emprise de la religion et l’oppression des femmes, n’ont d’autre recours que la prohibition et la répression, exercée contre des femmes.

Si n’était en cause le sort de deux lycéennes désormais privées du droit d’aller en cours, l’incrédulité le disputerait à la moquerie, et la colère à l’hilarité, en voyant deux militants révolutionnaires choisir de remplacer le combat idéologique par des mesures administratives de répression - approuvant au passage et sans réserve une décision qui n’évoque ni tenue ostentatoire, ni prosélytisme, ni discrimination sexiste, et dont la seule motivation reposant sur des faits tangibles reproche à ces lycéennes leur participation à une manifestation.

Quel paradoxe ! On ne reprendra pas ici la critique de la présentation, pourtant bien tendancieuse, des faits tels qu’ils sont relatés par Pierre-François Grond et Matthew Berrebi dans leur article (Rouge, 16 octobre 2003). Et on attribuera, pour éviter la polémique, à leur rapidité de plume, l’affirmation que les élèves en cause entendent ’défendre le port du voile’, alors que c’est seulement, et expressément, le droit de choisir en toute liberté de porter ou de ne pas porter le foulard qu’elles défendent.

Car si l’on se plait à évoquer leur " caractère militant affirmé ", l’honnêteté impose de préciser que l’un de nos auteurs a tenté d’en savoir plus, et vainement interrogé ses élèves sur un éventuel prosélytisme de la part des ’militantes’ en question. Rien de tel. Pas un mot. Espérons que les militantes et militants de la LCR sont plus loquaces lorsqu’ils s’attachent à convaincre leurs interlocuteurs qu’on peut changer le monde.

Le choix de ces jeunes femmes de cacher cheveux, oreilles et cou, est assurément regrettable - tant par ce qu’il est que par ce qu’il symbolise. On se plait à penser qu’elles y renonceront un jour. Mais que dire du choix d’un militant, professeur d’histoire et de géographie qui, renonçant à l’effort pédagogique qu’il aurait pu déployer pendant toute une année scolaire, préfère à accueillir d’un sourire de satisfaction l’exclusion définitive de son élève, trois brèves semaines après la rentrée des classes, et déclarer urbi et orbi que cette exclusion était inéluctable ? Considère-t-il qu’une fille de seize ans que l’on n’a pas convaincue en vingt minutes de conversations, espacées sur trois semaines, doit être assimilée à un cancer qu’il faut extirper pour ne pas en mourir ? Peut-on sans rougir prétendre, dans un tel délai, avoir tout essayé ? Quel temps donne-t-on à la pédagogie ? Quelle urgence absolue imposait cette violence ? Rappelons que le diktat de la communauté ’éducative’, relayée par son supérieur hiérarchique, l’inspecteur d’Académie, était que les lycéennes concernées découvrent " la racine de leurs cheveux, le lobe de leur oreille, et la naissance de leur cou ". Tel était le prix vestimentaire - quelques centimètres carrés de tissu - qu’elles devaient acquitter pour poursuivre leur scolarité. Est-ce vraiment là que vont se nicher la dignité féminine et le sort de la République ?

La médiatisation, imposée aux victimes de ce procès en sorcellerie par le choix délibéré de professeurs irresponsables d’aviser la presse est l’un des éléments qui aura conduit au succès de la Sainte Alliance d’un pouvoir chiraquien, trop heureux de caresser dans le sens du poil l’islamophobie ambiante de la société française et de diviser la gauche radicale sur des questions qui ne coûtent pas cher, et de militants interpellés par les nouveaux défis d’une société en mouvement, et peut-être plus soucieux de leurs alliances électorales (on sait le rôle essentiel des militants de Lutte Ouvrière dans le déclenchement et dans l’issue de cette affaire) que de l’intérêt concret des personnes réelles concernées par cette affaire.

Dans un tout autre contexte, le vieil Engels insistait sur le fait qu’on " ne transforme pas les gens en athées par ordre du Mufti ". Les mesures administratives et policières, la répression, ne peuvent jamais remplacer le combat idéologique - même si ce combat ne se mène assurément pas dans le seul domaine des idées, mais aussi dans celui des pratiques sociales.

P.-S.

Le texte de Engels :

"L’athéisme est une chose allant à peu près de soi dans les partis ouvriers européens, bien que dans certains pays il ait le même caractère que l’athéisme de ce bakouniniste espagnol qui a déclaré : " Croire en Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire à la Sainte Vierge c’est différent, tout socialiste qui se respecte doit croire en elle. " On peut même dire de la grande majorité des ouvriers social-démocrates allemands que l’athéisme est pour eux une étape franchie ; cette définition purement négative ne leur est plus applicable, car ils s’opposent à la croyance en Dieu pratiquement et non plus théoriquement ; ils en ont fini avec Dieu, ils vivent et pensent dans le monde réel et c’est pour cela qu’ils sont matérialistes. Il en va sans doute de même en France. Sinon, quoi de plus simple que de diffuser parmi les ouvriers l’excellente littérature matérialiste du siècle passé, littérature qui est jusqu’à présent, tant par la forme que par le contenu, un chef-d’œuvre de l’esprit français, et qui - compte tenu du niveau de la science à l’époque - est toujours infiniment élevée quant au contenu et d’une perfection incomparable quant à la forme. Mais ce n’est pas à la convenance des blanquistes. Pour prouver qu’ils sont les plus radicaux de tous, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793 :

Que la Commune débarrasse à jamais l’humanité de ce spectre de ses misères passées (Dieu), "de cette cause" (Dieu inexistant serait une cause !), de ses misères présentes. Dans la Commune il n’y a pas de place pour le prêtre ; toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Et cette exigence de transformer les gens en athées par ordre du Mufti est signée par deux membres de la Commune qui ont certainement eu l’occasion de constater que, premièrement, on peut écrire autant d’ordres que l’on voudra sur le papier sans rien faire pour en assurer l’exécution et que, deuxièmement, les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables ! Ce qui est certain, c’est que le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de faire de déclarer l’athéisme symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général." ("Le programme des émigrés blanquistes de la Commune", 1873)