[Première partie : une réforme idéologique]
3. Liberté de choix et droit au tâtonnement expérimental
La loi ORE et le dispositif « Parcoursup » restreignent fortement la liberté de choix. Désormais, le bac n’est plus le diplôme d’entrée à l’Université. Du reste, la plupart ne l’a pas encore quand sa demande est examinée. Restriction parce que la possibilité d’inscription est subordonnée à un avis / accord du conseil de classe et du proviseur du lycée puis d’une commission d’examen des vœux à l’université (avis sur lesquels je reviendrai), d’autre part parce que si les « capacités d’accueil » de l’université de son secteur sont « saturées » et qu’on est refusé·e, on se verra proposer par le recteur d’académie et selon des critères flous dans les textes règlementaires, une autre affectation qu’on risque fortement de ne pas pouvoir accepter, parce que c’est une filière trop différente ou qu’elle est éloignée et occasionne un cout que les familles ne pourront pas supporter (dans mon université il y 40% de boursiers et boursières).
En fait, c’est un « non » dissimulé sous un « oui ailleurs ». Et la saturation sera fréquente, probablement dans la moitié des départements des universités (par exemple dans la mienne, les vœux sont supérieurs et souvent de plusieurs centaines de %, dans presque tous les départements).
Les nombreux inscrit·e·s qui ne terminent pas leur première année à l’université sont considéré·e·s comme « en échec ». C’est vite dit. Une partie se réoriente et poursuit à l’université ou ailleurs, une autre refait l’année, une autre reviendra plus tard après d’autres expériences, ce qui n’est pas forcément un échec, ni effectif ni ressenti. Célestin Freinet plaidait dans l’éducation pour un « tâtonnement expérimental », confirmé en cela par de nombreux travaux en psychologie cognitive (à la mode aujourd’hui au cabinet du ministre de l’éducation nationale), en sciences de l’éducation ou en didactique des disciplines. Ce tâtonnement, on doit y avoir droit aussi dans l’enseignement supérieur, dont on découvre à peu près tout en première année, y compris les disciplines souvent inexistantes ou très différentes dans le secondaire.
On dira que « ça a un cout » (l’éternel argument économique à l’aune duquel on mesure tout dans l’idéologie néolibérale). On répondra, oui, mais proportionnellement très faible et quasi nul au regard des enjeux éducatifs pour les jeunes et pour le monde de demain. Mais pour les prédateurs économiques et les décideurs politiques à court terme, c’est autant d’argent qui resterait public pour une population de milieux moyens et populaires, et que l’on ne pourrait pas capter au profit des privilégié·e·s, dont l’éducation coute déjà énormément plus cher à la collectivité (voyez les dotations des grandes écoles...).
Bourdieu disait avec justesse que pour que les dominés consentent à leur domination, il faut qu’ils en tirent l’espoir d’un petit bénéfice. La loi ORE a prévu que les universités mettent en place un soutien pour les inscrit·e·s sous régime du « oui si », qui doivent le suivre obligatoirement. On prétend aider à réussir celles et ceux qu’on aura mieux orienté·e·s. C’est un leurre. Il ne concernera que les admis·e·s (dans mon département, il y a près de 2500 demandes et nous avons les moyens d’accueillir au maximum 400 personnes en L1 (dans des conditions déjà minimales) et les moyens octroyés pour ce soutien sont dérisoires : 10% des effectifs au maximum suivront l’année prochaine deux modules de 24h de soutien très général dont la moitié à distance (y compris des choses qui existaient déjà comme une présentation de la bibliothèque universitaire ou un renforcement en expression écrite), et l’année d’après 4 modules (idem) si le dispositif est maintenu (sachant qu’on manque presque partout d’enseignant·e·s pour les assurer).
4. Vous avez dit « orientation et réussite » ?
Sur quels critères seraient donc mieux orienté·e·s les candidat·e·s pour recevoir un « oui » ou un « oui si » avec classement obligatoire (sauf quand les candidatures ne dépassent pas les capacités d’accueil, ce qui est rare), ou encore un « en attente » faute de place ? Via « Parcoursup », ils et elles fournissent :
• un dossier administratif et de résultats scolaires,
• une « fiche avenir » qui correspond en fait à un bulletin scolaire du lycée comportant un avis final sur la « cohérence du vœu avec le projet de formation » et sur la « capacité à réussir » donné par le chef d’établissement aux lycéens et lycéennes,
• les notes de français aux épreuves anticipées du bac,
• pour celles et ceux qui l’ont déjà (et qui ne sont plus au lycée), les résultats du bac ou du DAEU ou d’un diplôme étranger équivalent,
• une lettre de motivation,
• pour certaines formations seulement, un CV.
Ces informations doivent être évaluées par les commissions d’examen des vœux au regard d’« attendus » nationaux par discipline (qui ont été imposés par le ministère de l’enseignement supérieur après consultation opaque de « sociétés savantes » et non pas directement de la communauté universitaire (par exemple le Conseil National des Universités par discipline). Il y a également d’éventuels « attendus » locaux que beaucoup d’universités ont refusé d’établir pour ne pas collaborer à une sélection accrue et localement différenciée, donc plus inégalitaire, des candidat·e·s.
De plus, de nombreux lycées ont refusé de donner des avis restrictifs à leurs élèves, soutenus par la quasi totalité des syndicats, et ont systématisés les avis favorables, par principe et par incapacité à « évaluer » a priori l’avenir possible de leur élève. Il y aussi des lycées où on saque les élèves et où on donne des assurances fausses aux parents d’élèves sur l’examen des dossiers à l’université ; et des départements d’universités où on va faire un tri très sélectif, y compris sur critères douteux.
Troisième partie : une réforme infaisable.