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Parité, discrimination positive et universalisme à la française

Réflexions sur les moyens politiques d’imposer enfin l’égalité hommes-femmes

par Christine Delphy
15 août 2005

Dans ce texte, Christine Delphy critique la forme qu’a prise chez certaines de ses partisanes la revendication de parité hommes-femmes dans le domaine politique, tout en refusant le statu quo faussement universaliste défendu par la plupart des adversaires de la parité. L’option qu’elle préconise est une politique volontariste de « discrimination positive » - ou, en des termes moins impropres : d’action positive, seul moyen de faire advenir un véritable universalisme

La question de la parité politique est posée par celles et ceux qui la proposent comme la revendication d’une égalité parfaite qui exigerait autant de femmes que d’hommes dans les assemblées élues - et si je le comprends bien, il s’agit de recréer dans les assemblées la proportion de femmes et d’hommes qui existe dans la population générale.

À mes yeux la revendication de parité souffre de défauts dans la formulation de son objectif, son argumentaire et sa tactique ; ces défauts lui retirent le soutien d’une bonne partie des seules forces susceptibles de la faire aboutir : les forces féministes. Mais si son objectif était reformulé de manière plus large, comme un accroissement de la participation des femmes aux postes de décision dans l’ensemble de la société, et donc également aux assemblées politiques, élues ou non, son argumentaire pourrait être également différent, ancré dans l’universalisme ; sa tactique, au lieu d’exiger un changement législatif important, pourrait ne pas en exiger, et s’inscrire dans le cadre existant - au moins en théorie - de l’action positive. Enfin, pour gagner le soutien des masses féministes, elle doit être à la fois moins ambitieuse et plus ambitieuse : l’accès des femmes aux postes de responsabilité dans les assemblées politiques ne doit plus être présenté comme la panacée qu’il ne peut pas être. En revanche, inscrire cet accès dans une politique d’action positive, et d’action positive étendue à tous les secteurs de la société et à tous les domaines d’activité, ferait taire les critiques qui se demandent quel programme substantiel va accompagner l’élection promise de femmes dans les assemblées territoriales et nationales.

La revendication de parité est à mes yeux la revendication de l’accès aux fonctions politiques, et n’est pas séparable de la revendication plus générale d’accès à toutes les hautes fonctions et postes de décision, et d’ailleurs tout simplement à toutes les fonctions et à tous les postes, hauts ou bas - quoiqu’il ne soit pas nécessaire de demander ces derniers.

La demande de passer une loi instaurant un quota, car comme Varikas [1] le dit, un quota de 1 sur 2 est toujours un quota, est justifiée comme l’est toute politique d’action positive ; et les quotas sont un des instruments cruciaux de cette politique.

Parité et action positive. Réponse à quelques critiques

Cette politique d’action positive incorpore-t-elle nécessairement des prémisses gênantes, comme certaines le disent ? Est-elle inutile ? Est-elle enfin impossible, vouée à l’échec ? C’est ce que disent certaines féministes, qui adressent trois ordres de critique à cette revendication :

 1) elle est essentialiste dans sa justification

 1 bis) cet essentialisme que le féminisme critique dans la pensée dominante, c’est à dire la division de l’humanité en deux sous-espèces distinctes, au lieu d’être affaibli par l’action des féministes, se retrouverait inscrit de leur fait dans la Constitution ou à tout le moins dans la loi ;

 3) la démocratie est elle-même masculine par essence et donc irrécupérable ;

 4) l’élection de femmes ne garantit pas un progrès pour les femmes.

Je vais dans un premier temps m’adresser à ces critiques, et voir si elles sont indépassables, si on ne peut sauver la proposition substantielle qui est exprimée dans la demande de parité ; puis je ferai un point sur l’inscription de l’action positive dans la recherche d’un vrai universalisme, pour montrer :

 que la défense de l’universalisme opposée aux groupes dominés, sous prétexte de crainte de communautarisme, est en fait une défense de l’accaparement de l’universel par une catégorie très spécifique de la population, les hommes blancs ;

 que cette résistance à la protestation des groupes exclus, qui prend la forme en France de l’invocation des grands principes, et utilise donc la doctrine des droits humains contre eux-mêmes, n’est pas sans effet sur la forme que prennent les revendications des exclus de la citoyenneté, dont les femmes. L’incapacité des groupes dominants de comprendre que le temps est venu d’abandonner leur monopole de l’universel, leur refus d’accéder à la demande des exclus de créer un universel vrai, c’est à dire incluant, sont responsables d’une situation extrêmement conflictuelle qui peut conduire au démantèlement de la forme républicaine.

En effet, ayant frappé sans succès à la porte de la maison qu’on leur a dit commune, les groupes dominés, devant la réponse qui leur est faite que cette maison n’est pas la leur, et qu’ils ne peuvent y entrer qu’en invités, finiront par abandonner ce lieu à ceux qui s’en disent les seuls légitimes propriétaires, et par aller voir ailleurs : justement du côté du chiffon rouge que les dominants agitent devant toute protestation, du côté du « communautarisme » ou du séparatisme ; et de toutes façons, dans une voie parallèle qui ne sera bonne ni pour eux ni pour le reste de la nation.

Les buts de la parité sont compatibles avec une analyse non-essentialiste

1) L’argumentaire des partisanes de la parité est parfois essentialiste.

Il invoque souvent la nécessité que soient « représentées » les femmes en raison de leur différence naturelle essentielle d’avec les hommes. La différence des sexes serait donc incomparable à toute autre différence sociale ; alors que la représentation séparée ou spécifique des groupes sociaux est interdite, celle des femmes et des hommes ferait sens.

La revendication de parité induit donc la question : « De quoi sont les hommes et les femmes ? », comme on disait : « De quoi sont les pieds du fantassin ? » La réponse était : « Les pieds du fantassin sont l’objet de soins incessants ». De la même manière, à mon sens, les femmes et les hommes, et le système formé par cette division, le système de genre, est l’objet de soins incessants de la société en tant que telle et de chacun et chacune de ses membres.

Qu’est-ce que le système de genre ? Le système de genre est le système cognitif qui sépare l’humanité en deux groupes totalement distincts, totalement étanches, exclusifs l’un de l’autre, et totalement hiérarchisés [2].

En ceci le système de genre se distingue du système de classes classique. Il repose pourtant sur une organisation sociale en classes, les classes de sexe, ou de genre. Cette organisation sociale dans laquelle les femmes sont opprimées et exploitées en tant que groupe par l’autre moitié de l’humanité s’appelle le patriarcat. Le système de genre est donc l’aspect cognitif du patriarcat, organisation politico-économique, tandis que le sexisme est l’idéologie de ces deux systèmes.

Pourquoi trois termes, et parfois plus ? Parce que dans cette conceptualisation, la base des deux autres systèmes est constituée par l’exploitation économique, exploitation dont vous connaissez toutes les chiffres.

Qu’est-ce que le genre ? Le genre en tant que concept statique correspond à peu près à : « sexe social ». La recherche a prouvé que la plupart, pour ne pas dire toutes les différences entre les sexes, les différences de statut social bien sûr, de richesse et de pouvoir, mais aussi les différences dites « psychologiques », d’aptitudes et d’attitudes, entre femmes et hommes, ne sont causées ni par le sexe anatomique, ni par les différences de fonction dans la procréation que ce sexe anatomique induit. En fait, le sexe anatomique n’induit que cela : des différences de fonction entre femelles et mâles dans la procréation. Le reste, couramment appelé différence de sexe, et couramment aussi rapporté à cette différence anatomique, est donc une construction sociale arbitraire. La raison de cette construction sociale se trouve, selon certaines, dans les différences de fonction dans la procréation. Pour d’autres, dont je suis, la différence anatomique sert purement de marqueur, de signe de repérage qui rend plus facile l’identification des personnes à exploiter. C’est une position considérée aujourd’hui comme osée, mais qui sera dans 10 ou 50 ans traitée comme une évidence.

Mais, qu’on estime que le système de genre a son origine dans la différence anatomique et ses conséquences pour la procréation, ou, comme moi, dans la hiérarchie elle-même, toutes les féministes se retrouvent pour condamner cette hiérarchie. En bref, qu’on pense que le genre est lié au sexe de façon nécessaire ou de façon adventice, on estime que le genre est une construction sociale produite par et produisant une organisation politique et économique injuste.

Or, la revendication de parité peut se baser sur une analyse en termes de genre : elle ne doit pas nécessairement être essentialiste.

Cependant, il faut distinguer la parité comme accès aux fonctions électives ou plus généralement aux assemblées politiques, élues ou non, et la parité comme représentation.

L’accès aux fonctions dont on a été écarté est parfaitement justifié dans une analyse en termes de genre : c’est simplement la mise en oeuvre d’une politique non-discriminatoire, et une politique non-discriminatoire peut et doit passer par l’action positive, ce qu’on appelle parfois une discrimination inverse. Peu importe ce qu’on l’appelle : il s’agit dans tous les cas d’une action correctrice ; correctrice d’une discrimination passée - quand l’accès était interdit - discrimination dont l’effet se fait encore sentir ; et correctrice des discriminations présentes, de jure ou de facto, qui empêchent certaines personnes, en raison de leur appartenance de groupe, d’avoir des chances égales d’accès. Telle est la philosophie de l’action positive, là où elle est pratiquée ; telle est la philosophie de l’ONU, pour laquelle une action positive correctrice ne peut être considérée comme une discrimination ; cette doctrine contredit donc la cour constitutionnelle française ainsi que le dernier arrêté de la cour européenne ; or les conventions internationales l’emportent sur les lois nationales et sur les décisions européennes, et on peu donc espérer que l’ordre sera mis dans la maison France et la maison Europe.

Cette doctrine de l’ONU, déjà adoptée par les USA et le Canada, se contente en fait de reconnaître l’existence de groupes opprimés dans la société et d’en prendre acte d’une façon formelle, arguant que ne pas en prendre acte, c’est reconduire la situation d’oppression.

Développée par le Comité des droits humains, cette doctrine représente l’état le plus avancé de la réflexion sur ce qu’on appelle encore en France, pas par hasard, les « droits de l’homme ».

Donc, le fait que certains arguments pour la parité soient essentialistes, s’il invalide ces arguments, n’invalide pas la revendication elle-même, dans la mesure où elle peut être fondée tout aussi légitimement, sur un autre argumentaire.

1bis) Transformer la revendication de parité en revendication de quotas

 d’une part lèverait l’obstacle de passer par une loi, puisque les quotas de l’action positive sont, n’en déplaise aux tribunaux français, parfaitement légitimes selon les traités internationaux ;

 d’autre part lèverait l’hypothèque représentée, du point de vue féministe, par l’inscription dans la loi de la reconnaissance du genre (en effet cette inscription serait paradoxale du point de vue de ces féministes dont je suis pour qui l’abolition du genre et non sa consolidation sont le terme ultime du combat).

2) La démocratie moderne, selon certaines analystes féministes, serait fondée sur la solidarité entre hommes, elle-même fondée sur l’exclusion des femmes.

Dans la mesure où la démocratie serait une institution co-extensive avec l’exclusion des femmes, il serait impossible par définition d’y introduire les femmes. Or, la façon dont une institution est fondée peut être structurelle ou adventice. La notion de démocratie n’exige l’exclusion de personne ni d’aucun groupe. Il se trouve que la solidarité entre citoyens a été fondée, dans les républiques américaine et française issues des lumières, sur une solidarité entre hommes, solidarité fondée sur leur statut commun de patriarches : d’abord de propriétaires de femmes, d’enfants et de biens, car la démocratie a été censitaire pendant longtemps dans ce pays, puis seulement de femmes et d’enfants. Mais l’abandon du cens n’a pas défait la république, elle l’a plutôt parfaite. L’abandon de l’exigence que la solidarité entre citoyens soit fondée sur leur commune possession d’une femme qui, étant objet, n’est pas sujet de droit, peut être envisagée maintenant que le mariage n’est plus, en droit au moins, une possession de la femme par l’époux.

On peut considérer que la démocratie repose sur l’exclusion : il faut remarquer qu’alors, il est paradoxal que cet argument soit utilisé par les adversaires de la parité, car cette analyse devrait déboucher sur l’abandon de la démocratie, mascarade et illusion, et sur la revendication, par les exclus de cette mascarade, de pouvoirs parallèles sur le même territoire. Mais on peut aussi considérer, comme je le fais, que la démocratie réelle n’a jamais été en conformité avec les principes qu’elle invoquait : qu’à peine ceux-ci furent-ils formulés que ceux qui contrôlaient le corps politique réel se sont empressés d’y faire des exceptions, de sorte à exclure d’abord les femmes, puis les non-propriétaires, de la chose publique, la res publica, la république. Dans cette analyse, ce sont les incarnations de la démocratie, du fait de son accaparement par une ou des classes précises, qui sont en faute, et non ses principes. Et ces principes ont tout de même l’avantage sur d’autres principes qu’ils permettent justement de critiquer l’application qui en est faite dans le réel. C’est finalement au nom des principes de la république que le fonctionnement de cette république est contesté.

3) La parité pour quoi faire ? - ou : « les femmes défendront-elles les intérêts des femmes ? »

Je suis sensible à cette question ; et parfois pessimiste. Mais il faut considérer l’alternative : l’alternative, c’est de ne rien changer. Or ne rien changer, c’est laisser des assemblées, et en particulier en France le Parlement, composées d’hommes jusqu’à concurrence parfois de 95 %.

Les femmes ne sont pas forcément féministes ; mais la probabilité qu’elles le soient est plus grande que la probabilité que les hommes le soient. Rien ne peut donc être pire que la situation présente, et on n’a donc rien à perdre et tout à gagner à la changer.

De plus, il faut revenir à la distinction entre accès et représentation, distinction qui n’est pas assez faite et qui nuit aux partisanes de la parité. En effet, tantôt elles disent : ce sera bon pour les femmes, car les femmes ne feront pas les mêmes choses que les hommes ; alors elles sont accusées d’essentialisme : de croire que les femmes seraient bonnes par nature, ou de naïveté : de croire que les femmes auraient nécessairement à coeur les intérêts des autres femmes. Si en revanche, elles disent : « on ne vous promet rien », elles sont accusées de cynisme et on leur répond : alors pourquoi voterions-nous pour vous ?

Je crois qu’il faut distinguer fermement les deux choses.

Les femmes ont le droit d’être considérées à l’égal des hommes, à qui on ne demande pas d’être féministes, et donc d’accéder à ces postes sans qu’on ait vis-à-vis d’elles des exigences supérieures, ce qui est la forme classique de la discrimination : elles devraient « mériter » ce que les autres ont de droit.

Par ailleurs, il serait meilleur pour le statut de l’ensemble des femmes que des féministes soient élues. Mais cela dépend autant sinon plus des électrices que des élues. Les femmes en France ne font pas sentir leur vote, alors que dans d’autres pays, il existe un vote des femmes, c’est-à-dire une différence significative entre le vote des femmes et le vote des hommes, (gender gap) ce qui montre que les femmes ont conscience d’avoir des intérêts spécifiques. C’est ce vote qui fait défaut ici. Car à quoi serviraient des candidates féministes, si et tant que les électrices n’ont pas de conscience de genre, ou qu’elles ne sont pas prêtes à la transformer en bulletin de vote ?

Le repli identitaire français ou la défense des privilèges

L’action positive évoque une forte résistance en France ; cette résistance ne peut être mise que sur le compte de la défense des privilèges des groupes dominants. Cette défense prend la forme d’une satanisation de l’Amérique et d’une idéalisation de la France. La satanisation de l’Amérique est accomplie au moyen d’une désinformation active sur ce qui s’y passe, désinformation qui utilise des caricatures, voire des inventions pures et simples, si grosses que cela ferait rire si ces caricatures et ces inventions n’étaient maintenant acceptées comme des faits par l’ensemble de la société française. Dans un journal comme Le Monde on lisait en 1996 qu’en Amérique,

« un regard oblique peut vous amener au tribunal ».

J’ai entendu la première fois en 1994, de la bouche d’un participant à un débat télévisé que,

« aujourd’hui en Amérique les hommes ont peur d’être seuls dans un ascenseur avec une femme ».

Il énonçait cette ânerie comme un fait prouvé et vérifié. Depuis, je l’ai entendu au moins vingt fois, ce qui vérifie l’adage que si vous répétez un mensonge assez souvent, cela devient une vérité. Cette phrase est devenue un lieu commun, une vérité d’Evangile. Des gens qui n’ont jamais mis les pieds aux Etats-Unis ou au Canada, n’ont jamais lu un mot d’un article en anglais vous disent : « je sais ce que c’est que l’Amérique, et c’est ça ». Leur information leur vient uniquement des journaux français. Ces journaux ont peu de correspondants, toujours les mêmes, qui donnent toujours à lire ce qu’apparemment les Français veulent entendre : que l’Amérique c’est terrible, le pays de la drogue en vente libre et d’une intense répression policière, du sexe à gogo et du puritanisme, des viols d’enfants (car les seuls téléfilms à traiter du problème de l’inceste étaient jusqu’à récemment américains) et des procès abusifs en harcèlement sexuel... Bref, c’est tout et son contraire, mais c’est l’Enfer en tous les cas.

Les grands intellectuels médiatiques dénoncent à tour de télévision les méfaits du puritanisme et du communautarisme américains, tombeau de la démocratie selon eux. Tous ces mythes et ces fanfaronnades ne seraient que des sujets de plaisanterie sur le provincialisme français, toujours bien vivant, si leurs auteurs ne s’inspiraient d’articles écrits par la droite américaine la plus réactionnaire ; et si eux-mêmes, profitant d’une réputation qu’ils ne méritent plus depuis des lustres, ne se présentaient pas comme progressistes.

Or, ces gens sont au contraire engagés en un combat douteux contre ce qui est le plus progressiste dans la société nord-américaine. Cette dénonciation insensée de tout ce qui est américain, et en particulier de ce qui est progressiste, s’accompagne de la « défense » d’un modèle idéal, et qui est comme par hasard le modèle français. Que nous sommes les seuls à avoir. La rencontre entre droite et gauche sur ce point est très intéressante : il y a une convergence frappante, quelles que soient leurs dissensions par ailleurs, sur la nécessité et l’urgence de faire toujours et partout l’éloge de la France, patrie des droits de l’homme, de la démocratie, de l’universalisme, du Camembert. C’est faux, historiquement et factuellement (sauf pour le Camembert). Nous n’avons pas le monopole des idées généreuses, ni du reste. Mais cette manie d’auto-encensement des Français par eux-mêmes va s’amplifiant. Par exemple, l’exception culturelle, expression forgée lors des négociations du GATT, signifiait que toutes les productions culturelles étaient exceptées de l’accord ; elle est devenue, à la suite d’un contresens collectif et révélateur, « l’exception culturelle française », puis « l’exception française ».

Le sentiment de supériorité des Français n’a jamais été plus marqué [3]. Et leur coupure du reste du monde va s’accentuant. Car quand dans la presse étrangère on parle de l’exceptionnalisme français, ce n’est pas un compliment. Mais les Français l’ignorent ou s’en moquent : les critiques adressées à la France, quand bien même elles sont perçues, ne modèrent pas leur autosatisfaction, bien au contraire : elles ne font que créer un sentiment de persécution, sentiment qui renforce celui du bon droit. Accaparement des valeurs qui sont celles de toute l’humanité, définition héroïque de la nation qui résiste aux assauts de l’étranger, sentiment de solitude vertueuse et combative, jérémiades sur l’incompréhension dont on est victime : qui ne reconnaîtrait là les processus mentaux et idéologiques du nationalisme ?

Ainsi, les intellectuels médiatiques pseudo progressistes sont-il les agents, ou les échos, d’une forme de nationalisme « de gauche » : on ne défend pas Jeanne d’Arc, mais la révolution française, qui d’ailleurs n’est pas attaquée par « l’étranger », mais qui n’est pas non plus considérée comme la fin obligée de l’histoire et l’aboutissement parfait des progrès de l’humanité.

Cette forme de nationalisme « de gauche » - de moins en moins différent du nationalisme de droite - est accompagnée d’une attaque contre les groupes contestataires : les minorités ethniques, les femmes, les homosexuels, accusés de vouloir détruire l’unité nationale et l’universalisme républicain. On peut faire deux analyses de ce phénomène : soit que cette attaque est le véritable but de politique intérieure poursuivi par cette démarche nationaliste ; soit que le nationalisme et l’attaque contre les « minorités » constituent un tout indissociable, la contraction de l’identité nationale sur une norme de plus en plus étroite, et la lutte contre les dissidents de l’intérieur, bref la frilosité culturelle et le repli identitaire étant caractéristiques du nationalisme.

Quoiqu’il en soit, quel est cet universalisme dont ces défenseurs de l’identité française se targuent et qu’ils prétendent protéger contre ce qu’ils appellent les tentations communautarismes des groupes dominés (ce qui est ironique quand on pense au communautarisme de dominants que constitue ce repli identitaire) ?

Le faux universalisme ou le masculin neutre

Ce modèle, qui se dit universaliste, est en réalité un faux universalisme.

1) Il a érigé le genre dominant en modèle - facile puisqu’il était le seul ; dans un deuxième temps, sommé par le genre dominé de lui faire une place, il lui dit : « Entrez et faîtes comme chez moi », il demande au dominé de se conformer à son modèle, d’être comme lui. C’est évidemment impossible ; car les hommes ne sont des hommes que dans la mesure où ils exploitent des femmes ; donc les femmes ne peuvent pas, par définition, faire comme les hommes :

 parce qu’elles n’ont personne à exploiter

 parce qu’il faudrait qu’elles cessent d’être exploitées elles-mêmes pour pouvoir être à égalité avec les hommes

 parce que si les hommes n’avaient plus de femmes à exploiter, ils ne seraient plus des hommes.

Donc par définition, les femmes ne peuvent pas être les égales des hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, car « tels qu’ils sont aujourd’hui » présuppose la subordination des femmes ; c’est pourquoi la peur de certaines féministes différentialistes que l’égalité signifie l’alignement des femmes sur le modèle masculin est infondée [4].

2) Ce faux universalisme reproduit la structure du système de genre dont il fait d’ailleurs partie, ou dont il est - dans sa forme juridique notamment - un des constituants. Dans le système de genre, les deux genres non seulement ne sont pas égaux mais hiérarchisés, l’un étant le positif et l’autre, par définition son contraire, le négatif ; mais de plus, outre que l’un représente le bien et l’autre le mal, ces deux genres n’ont pas autant de place l’un que l’autre dans la définition de l’humain : les femmes sont spécifiques, tandis que les hommes sont généraux, les femmes sont différentes tandis que les hommes sont simplement normaux. Ce qui est normal puisqu’ils sont la norme. Cette vision du monde, l’idéologie de genre, imprègne toutes les institutions formelles et informelles, à commencer par le droit. C’est cette vision du monde et les institutions qui la fondent et l’incarnent qui sont défendus par ceux qui refusent l’accès à la citoyenneté des femmes, au nom de l’universel, c’est-à-dire de la normalité.

3) Ce modèle, présent dans la plupart des systèmes socio juridiques et politiques occidentaux, est la base qui est proposée pour l’égalité entre les sexes : c’est le modèle de l’égalité formelle. L’égalité formelle, ignorant l’exploitation patriarcale, ne la met pas en cause, et aboutit à un modèle que j’ai appelée « l’équité ». On sait que l’équité c’est ce qui est juste, et ce qui est juste n’est pas forcément égal [5]. Cette philosophie, adoptée par le gouvernement français dans son rapport à l’ONU pour la Conférence mondiale de Pékin de 1995, dit en substance aux femmes : une fois que vous aurez fait tout le travail à la maison, et à condition que vous l’ayez fait, vous aurez l’entière liberté de vous consacrer à un travail payé ; mais ne vous attendez pas à être rémunérées autant que des hommes qui après tout peuvent mieux se concentrer sur leur carrière ; et comme en plus ce sera fatiguant, on vous conseille de ne travailler qu’à temps partiel. L’équité ne lève pas l’exploitation des femmes, qu’elle ne reconnaît pas ; mais elle leur permet de payer leur dû de différentes façons : en surcroît de travail ou en argent, ou en une combinaison des deux. C’est l’exploitation à la carte.

C’est cette égalité formelle, génératrice d’équité, c’est-à-dire d’une juste inégalité qui est maintenant défendue par les partisans de l’intégration à la française, ou de l’universalisme républicain. Ils proposent l’intégration des exclus, dont les femmes, par le seul moyen de l’absence de discrimination explicite - l’égalité formelle.

4) De surcroît, ils opposent cette absence de discrimination, qu’ils jugent suffisante, à l’action positive, qu’ils jugent discriminatoire.

L’opposition entre non-discrimination et action positive repose sur un sophisme ou une confusion : on décrète que pour obtenir une société égale, il faut faire comme si elle l’était. Or, faire comme si elle l’était quand elle ne l’est pas, c’est perpétuer l’inégalité. C’est mettre sur la même ligne de départ des gens qui n’ont pas les mêmes ressources, et faire semblant de s’étonner en constatant qu’à l’arrivée ils n’aient pas réalisé les mêmes performances.

Beaucoup de ces libéraux, au sens politique, s’offusquent du fait que, pour arriver à la non-discrimination, les individus opprimés se constituent en groupe. D’abord, ce ne sont pas les individus discriminés qui se sont constitués en groupe, mais les discriminants qui les ont constitués en groupe ou en catégorie. Ensuite, puisque c’est en tant que membres de ce groupe qu’ils sont discriminés, ce n’est qu’en luttant ensemble qu’ils pourront espérer être, à terme, considérés comme des individus. Mais les libéraux voudraient que les individus opprimés en tant que membres d’une catégorie spécifiée par le groupe dominant, se présentent néanmoins, au départ de la lutte, comme ils voudraient être à l’arrivée, c’est-à-dire comme des individus.

C’est faire bon marché du caractère nécessairement dialectique de tout combat pour l’inclusion dans l’universel, c’est à dire pour la capacité à être considéré dans sa singularité de personne et non en tant que femme, Noir, etc.

Les femmes ont des intérêts communs : même si l’on définit ces intérêts comme consistant en la disparition des catégories de genre, l’accomplissement de ce but nécessite dans un premier temps la prise de conscience de cette communauté d’intérêts et donc le regroupement. Ceci est vrai de tout groupe dominé et désireux de ne plus l’être, que pour cesser de constituer une catégorie passive, il doit d’abord se constituer en catégorie active politique. Concevoir le but d’abolir les catégories de genre comme contradictoire avec le moyen de constituer une communauté politique de genre, est absurde logiquement, car cela consiste à dire : « pour arriver quelque part, faisons comme si nous y étions déjà ». (Mais ce n’est pas absurde politiquement, car suivre ce conseil, c’est s’assurer de n’arriver nulle part, ce qui est bien le but recherché par ceux qui le donnent).

5) L’universalisme à la française fait peser sur les groupes dominés un soupçon de visées communautaristes ou séparatistes.

Pourtant l’universalisme n’est pas, en toute logique, l’antonyme du communautarisme, mais l’antonyme du particularisme, en tant qu’il défend des droits égaux et semblablespourtousparoppositionà des droits catégoriels. Or cet universalisme ne peut exister :

 si les femmes (ou tout autre catégorie) sont en dehors du droit commun - et elles le sont encore dans beaucoup de domaines : par exemple l’opposition privé / public n’est que la mise en oeuvre de droits différenciés et inégaux selon le sexe et l’âge [6] ;

 si le sujet de droit du droit commun, c’est à dire du droit censé s’appliquer à tous n’est pas vraiment neutre ni universel, s’il est en réalité, que ce soit dans la lettre de la loi ou par la doctrine ou la jurisprudence, spécifié - or, le sujet de droit, implicite ou explicite, c’est l’homme : sa figure particulière est censée incarner le général, et comme on l’a dit plus haut, il est le normal et la norme.

Par rapport aux exigences de cette norme et donc du droit commun, les femmes, qui ne sont pas des hommes, seront forcément déficientes ou défavorisées même en l’absence de discrimination explicite, et même si elles ne sont pas soumises à un droit spécial. L’égalité des droits, l’universalisme vrai, ne peut s’accomplir qu’en mettant en cause la spécification cachée du sujet de droit universel, en révélant sa nature sexuée, ethnicisée, et de classe ; et en remplaçant ce sujet de droit par un individu qui puisse être tous les individus - qui prenne en compte tous les individus. Il n’est pas question de recenser toutes les idiosyncrasies possibles, mais de mettre au coeur du droit la personne humaine et son accomplissement, ses besoins, quels qu’ils soient. Quand une femme doit, pour être indemnisée, prouver qu’un homme aurait pu avoir la même maladie, voilà une version de l’égalité qui montre bien en quoi l’égalité dite formelle est une imposture : car ici le prétendu universel a non seulement en fait mais en droit un référent.

Or la spécification du sujet de droit ne va pas disparaître d’elle-même : elle ne disparaîtra que si on travaille activement à l’éliminer.

Conclusion

L’universalisme n’existe pas encore : c’est un projet [7]. Et sa réalisation passe par la dénonciation du faux universalisme : il en découle que le principal obstacle à la réalisation de l’universalisme est constitué par ceux qui prétendent qu’il existe déjà.

D’une part parce qu’ils s’opposent à la dénonciation du faux universalisme ; d’autre part parce que ce faisant, et c’est d’ailleurs leur but, ils maintiennent la règle commune, censée être universelle, telle qu’elle est : c’est-à-dire en réalité catégorielle, ayant pour référent le sujet dominant, le mâle adulte et blanc, une règle qui par définition défavorise et exclut les catégories dominées.

Enfin parce que ceci a pour résultat possible que ces catégories dominées, lasses d’être systématiquement, c’est-à-dire par un effet de système, discriminées par un droit censé être universel, peuvent être tentées par l’établissement de règles semblablement catégorielles pour elles-mêmes ; peuvent, désespérant de trouver la justice dans la règle commune, y renoncer et demander le bénéfice de droits spécifiques.

Je pense qu’à terme ces droits spécifiques, dans la mesure où ils laissent intact un droit commun défavorable pour les dominés, ne peuvent pas apporter à ceux-ci la véritable égalité ; et les droits spécifiques qu’ont les femmes en ce moment en France leur sont préjudiciables, même quand ils semblent être en leur faveur [8].

Il n’y a qu’en France que la revendication de participation au politique prend la forme de la revendication de parité : qu’elle demande comme moyen le changement de la loi.

Ailleurs des exigences moindres sont posées et satisfaites : les quotas sont le pain quotidien de l’action positive en Scandinavie par exemple, où une politique volontariste à tous les niveaux de l’Etat tente d en finir avec la marginalisation de la moitié de la population.

Comment alors ne pas mettre cette radicalité de la demande en rapport avec la résistance acharnée de la société française à l’abandon du masculin comme norme, même au niveau de la langue [9] ? Est-ce un hasard si cette revendication se produit en France et non au Québec, où l’existence des femmes dans les ministères, les blocs opératoires et les ateliers d’artiste n’est pas cachée à longueur de « masculins neutres » ?

Comment ne pas mettre en rapport cette revendication avec l’arrêt scélérat de la Cour constitutionnelle, qui, non sollicitée, s’est saisie elle-même de la proposition de quotas et a osé les condamner au motif que cela « créerait des catégories au sein de la république » ? Comme si ces catégories n’existaient pas, et n’avaient pas de fondement juridique, n’étaient pas crées en grande partie par le droit lui-même, dans ses dires et dans ses silences ?

Comment ne pas mettre en rapport le fait que le déni acharné de l’oppression des femmes se déguise en défense de l’universalisme, et le fait que ce n’est qu’en France qu’on doive justifier la participation politique des femmes par un argumentaire différentialiste ?

Si la version française de l’universalisme, interdisant l’action positive, force les femmes à inscrire les femmes et les hommes comme deux espèces distinctes dans la Constitution, la défense jusqu’au-boutiste de leurs privilèges par les dominants aura eu des résultats paradoxaux : ici de transformer en abysse la fêlure qu’il s’obstinent à nier. Et comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, le faux universalisme aura chassé le vrai.

P.-S.

Ce texte a été rédigé en janvier 1996, et exposé le 14 mai 1996 devant Gisèle Halimi et Roselyne Bachelot, représentant l’Observatoire de la parité.

Références des ouvrages cités en note

Delphy, Christine (1991). "Penser le genre : quels problèmes ?" In M.C. Hurtig et al., Eds., Sexe et genre, Paris : Editions du CNRS.

Delphy, Christine (1993). "L’affaire Hill-Thomas et l’identité nationale française". Nouvelles Questions Féministes, 14, 4.

Delphy, Christine (1994 ). "Le baquelache en france". Nouvelles Questions Féministes, 15,2.

Delphy, Christine (1995a). « Egalité, équivalence et équité : la position de l’Etat français au regard du droit international ». Nouvelles Questions Féministes,16, 1.

Delphy, Christine(1995b). « L’état d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée » Nouvelles Questions féministes, 16, 4.

Delphy, Christine (1995c) "Rapports de sexe, genre et universalisme", interview par Myriam Lévy et

Patrick Silberstein , Utopie Critique, 2ème trimestre.

Notes

[1Varikas (1995)

[2Delphy 1991

[3Delphy 1993

[4Delphy 1991

[5Delphy 1995a

[6Delphy, 1995b

[7Delphy 1995c

[8Delphy, 1995b

[9Delphy 1994