À l’occasion d’une interview sur Europe 1 (9 février) annonçant la Conférence Nationale du Handicap, la secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, s’est dite favorable à « l’accompagnement de la vie sexuelle des handicapés ». Près de 10 ans après un premier rapport défavorable, les membres du Comité Consultatif National d’Éthique vont être amenés à se prononcer à nouveau sur la légitimité d’une telle activité. Une seule consigne à l’exercice : cette assistance sexuelle ne doit pas être de la prostitution. « Est-ce que vous imaginez que j’ai envie d’ouvrir un réseau de prostitution ? » ajoute la secrétaire d’État plus loin dans l’interview.
La question de l’assistance sexuelle n’est pas nouvelle. On en parle un peu dès les années 1980, encore plus à la fin des années 1990, et c’est un véritable « boom » discursif auquel on assiste au début des années 2000, après la mise en place de formations en Suisse et le vote de la loi handicap 2005. Poussée par les principales associations françaises du handicap, la mise en place d’une assistance sexuelle « officielle » pour personne handicapée devient l’alpha et l’oméga des revendications politiques et militantes autour de la thématique « handicap et sexualité » — ce qui occulte par la même occasion des années de travail menées par les associations de santé communautaire autour des questions de VIH-Sida, de contraception ou de stérilisation forcée (cf. Conseil National du Sida, Les oubliés de la prévention, 1997).
L’assistance sexuelle aux personnes handicapées est une réalité depuis longtemps. À ceci près que ces acteurs.trices ne sont pas forcément appelé.e.s des « assistant.e.s sexuel.le.s ». Certain.e.s se nomment « pute », « prostituée », « accompagnant.e sexuel.le », « masseur.se », etc. Ils et majoritairement elles existent déjà, et ont une fonction : aider des personnes — ici, avec un handicap — qui ont une difficulté dans leur vie sexuelle. La présence d’une tierce personne peut alors s’avérer utile — à l’instar d’un valide qui, hors institution, irait voir un.e coach, un.e psy, ou un.e prostitué. L’assistance sexuelle est une activité à la définition floue : elle peut prendre des formes diverses (aide à la masturbation, massage, pénétration, paroles, etc.), et change d’un « client » et d’un « assistant » à l’autre. C’est à la fois un travail du sexe, et un travail de « réhabilitation » émotionnelle et corporelle.
Il est possible d’avoir un regard critique sur ces nouveaux professionnels du développement personnel et de la sexualité. La sociologue Éva Illouz [1] affirmait récemment que ces derniers n’interrogeaient pas la « cause » structurelle du mal-être des individus. D’autres s’y opposent selon deux régimes d’argumentation. Le premier, représenté en France par l’association Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir (FDFA) qui affirme être contre l’assistance sexuelle, avec les mêmes arguments que ceux qui prônent l’abolition de la prostitution, à savoir la marchandisation excessive des corps, et l’exploitation du corps des femmes à destination des hommes. Autre positionnement : l’assistance sexuelle serait considérée comme un retour du modèle médical du handicap (où l’on agit avant tout sur l’individu) aux dépens d’un modèle social du handicap. C’est notamment le cas de Zig Blanquer et Pierre Dufour [2] ou du collectif CHLEE (Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation) [3].
Mais certaines personnes handicapées déclarent avoir « besoin » ou « envie » de ce service [4]. Il existe donc d’un côté une demande d’assistance sexuelle, et l’autre côté une offre, composée de « prostituées », « escorts », et, depuis le début des années 2000, des « assistants sexuels » autoproclamés (qui proposent leurs services via des sites Internet) ou formés par des associations et collectifs — une réalité, par conséquent, que, quelles que soient les critiques, fondées ou non, on ne peut pas nier.
Pourquoi, par conséquent, « débattre » soudainement, alors que depuis 2015, au moins, l’assistance sexuelle existe, au vu de tous-tes, sans susciter d’interventions publiques, que ce soit pour l’interdire ou pour la réglementer ? Et surtout pourquoi le faire de cette manière, biaisée, partielle et, pour tout dire, assez hypocrite ?
Un des problèmes réside dans la place accordée à la prostitution. La secrétaire d’État déclare ne pas vouloir « organiser un réseau de prostitution ». C’est plutôt logique pour un gouvernement abolitionniste, qui vient de mettre en place la pénalisation des clients. Or, une grande partie de l’assistance sexuelle contemporaine est justement une forme de prostitution spécialisée, à savoir la satisfaction d’un « besoin sexuel » (le terme est utilisé tel quel dans la jurisprudence) contre rémunération. Ne pas organiser un service de prostitution reviendrait donc à éliminer toute une partie de l’assistance sexuelle, pour la réduire à une forme d’éducation corporelle ou émotionnelle. Si on retient cette conception de l’assistance sexuelle, c’est d’une tout autre activité dont on parle, qui doit donc doit être (re)définie : comment ? Et sur la base de quelles expertises ?
Mais une autre question apparaît. Pourquoi aborder la thématique « sexualité et handicap » sous cet angle de l’assistance sexuelle ? Parler aujourd’hui dans les médias de « la sexualité des personnes handicapées » équivaut à parler de l’assistance sexuelle. La sexualité des personnes handicapées, et son a priori nécessaire assistance, y sont décrites comme des sujets tabous, dont il faudrait parler à tout prix, à l’exclusion de tout autre.
« Débattre » des politiques de la sexualité — y compris celles à destination des personnes handicapées — est un sujet essentiel. On peut parler, par exemple, des inégalités sociales de santé sexuelle. Les études [5] montrent qu’il est plus que nécessaire d’améliorer la prise en charge des violences sexuelles, mais aussi l’accessibilité des centres de santé sexuelle et gynécologique ; de favoriser un meilleur accès à la contraception, aux protections contre les MST-IST ; ou encore, permettre une éducation sexuelle adaptée et non normative, à tous moments de la vie.
Autre débat important : les inégalités sociales de possibilité de maîtrise de son autonomie au quotidien. Une vraie politique du handicap et de la sexualité supposerait de réfléchir à une dimension essentielle, à laquelle les débats sur l’assistance sexuelle accordent peu d’importance : la place de l’institution et des établissements. Le fait de vivre en institution diminue en effet drastiquement les possibilités d’avoir une vie sexuelle, mais aussi plus globalement une vie sociale (qui est une des conditions de l’accès à une vie sexuelle). Le célibat est beaucoup plus fréquent parmi les personnes handicapées vivant dans les institutions. Par exemple, 88 % des hommes de 30 à 49 ans ayant au moins une déficience et vivant en institutions se déclarent célibataires, contre 23 % hors institution, et 22 % en population générale [6].
« Accompagner la vie intime, affective et sexuelle » suppose donc de saisir la question dans son ensemble, et pas uniquement par cette porte d’entrée unique de l’assistance sexuelle. L’assistance sexuelle est finalement un micro-objet, qui ne répond qu’à une demande d’une partie infime des « personnes handicapées » en France. Comme l’ont montré de nombreux travaux militants et scientifiques des disability studies (les études sur le handicap), de même que l’hétérosexisme exerce une influence sur les vies et les sexualités des populations LGBTQ, le validisme – et plus particulièrement la représentation du corps valide comme « naturellement » désirable [7] — pèse sur et contraint celles des personnes handicapées [8].
Ce validisme est une des raisons pour laquelle on constate un intérêt souvent malsain pour la thématique « sexualité des personnes handicapées ». À une certaine époque de l’histoire, on l’a trouvé dangereuse, non désirable. Et en ce moment, elle est considérée comme curieuse, au point qu’une simple déclaration à la radio suscite la publication de presque 100 articles et reportages en quelques jours - articles et reportages le plus souvent navrants de voyeurisme. Envisager la question « handicap et sexualité » sous la forme unique de l’assistance sexuelle est une forme de validisme. Envisager cette même question sans prendre en compte les inégalités sociales de santé sexuelle et de sexualité en est une autre.