Les éditions Gallimard avaient publié, en 1994, un recueil de la poésie orale de ces femmes pashtounes. C’est en effet l’une des caractéristiques des traditions littéraires de ce peuple que l’éclosion d’un genre particulier de poésie féminine, faite de très courts textes au rythme particulier aidant à les retenir par cœur, et dont beaucoup passent dans le langage commun des hommes et des femmes, comme autant de dictons émaillant à l’occasion les discours de la vie quotidienne. Des textes très courts, donc, de simples distiques aux deux vers inégaux, le premier de neuf et le second de treize syllabes, soit au total vingt-deux syllabes : cinq de plus que pour le haïku japonais. La traduction ne peut pas rendre compte de ce rythme incisif. La langue française, maladroite, ne peut exprimer le sens qu’en allongeant l’expression. Mais la qualité de celle proposée, fruit de la collaboration de l’auteur afghan du recueil, Sayd Bahodine Majrouh, et du poète français André Velter, permet d’en imaginer la grâce.
La préface du livre ne cache rien de la violence patriarcale qui règne dans cette société, et de l’interdit public de l’amour, qui est l’une de ses expressions. Mais les textes recueillis permettent de se faire une idée de l’humanité vivante de ces femmes en burqa. Cette violence – et la révolte contre elle – est loin d’en être absente ; on y retrouve ainsi la sœur de La Maumariée de notre répertoire. Aucun toutefois n’évoque leur tenue vestimentaire. Beaucoup par contre évoquent précisément l’amour.
Le florilège qui suit, une vingtaine de textes, se suffit à lui-même ; à chacune, à chacun d’en tirer ses propres enseignements.
Pose ta bouche sur la mienne / Mais laisse libre ma langue pour te parler d’amour
Prends moi d’abord dans tes bras et serre moi / Puis tourne mon visage et baise un à un tous mes grains de beauté
Viens près de moi mon amour / Si la pudeur t’empêche de me frôler, moi je t’attirerai dans mes bras
À tes côtés je suis belle, bouche tendue, bras ouverts / Et toi comme un lâche tu te laisses bercer par le sommeil
Serre-moi fort dans tes bras / J’ai hanté trop longtemps la prison des solitudes
Viens m’embrasser sans penser au danger. Si l’on te tue quelle importance ! / Les vrais hommes meurent toujours pour l’amour d’une belle
Donne ta main mon amour et partons dans les champs / Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les coups de couteau
Tu t’étais caché derrière la porte / Moi je massais mes seins nus et tu m’as entrevue
Volontiers je te donnerais ma bouche / Mais pourquoi remuer ma cruche ? Me voilà toute mouillée
Ô printemps ! Les grenadiers sont en fleurs / De mon jardin je garderai pour mon lointain amant les grenades de mes seins
Prends moi d’abord entre tes bras, serre moi / Après seulement tu pourras te lier à mes cuisses de velours
Apprends à manger ma bouche / Pose d’abord tes lèvres, puis force doucement la ligne de mes dents
Mon pantalon couleur de feu glisse sur mes cuisses / Mon cœur me dit que tu seras là ce soir ou demain
Rassemble du bois, fais un grand feu / Car j’ai coutume de me donner en pleine lumière
Viens comme un collier tout autour de mon cou / Je te bercerai sur les coupoles de mes seins
Si tu m’aimes vraiment, mon amour, pars libérer notre terre / À jamais t’appartiendra ma bouche exquise et tendre
Mon amour ! Va d’abord venger les martyrs / Avant de mériter le refuge de mes seins
Aujourd’hui pendant la bataille, mon amant a tourné le dos à l’ennemi / Je me sens humiliée de l’avoir embrassé hier soir
Reviens percé des balles d’un ténébreux fusil / Je coudrai tes blessures et te donnerai ma bouche
Mes sœurs, nouez vos voiles comme des ceintures / Prenez des fusils et partez pour le champ de bataille