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Pas une voix pour l’extrême droite, mais combien de voix contre ?

Retour sur une invraisemblable et terrifiante perte des réflexes antifascistes

par Pierre Tevanian
17 avril 2022

Le texte qui suit propose une analyse du discours tenu par Philippe Poutou le soir du 10 avril, en réaction aux résultats du premier tour des élections présidentielles, mais l’attaque n’est – hélas – pas personnelle : elle vise des artifices rhétoriques présents aussi bien chez Lutte Ouvrière et à La France insoumise, et même dans un syndicat comme Solidaires. Toutes ces organisations de gauche, qui furent pour la plupart radicalement antifascistes lors de précédents scrutins, en 2002 notamment lors du duel Chirac / Le Pen, en appelant à faire barrage, semblent en effet, à dix jours d’un second tour de tous les dangers, avoir abandonné purement et simplement cette position, que le NPA résumait en 2002 par un slogan très clair : « Battre Le Pen dans les urnes et dans la rue », au profit d’un très ambigu – et en tout cas minimal – mot d’ordre asséné fièrement : « Pas une voix pour Le Pen ! », ou « Pas une voix pour l’extrême droite » – cela alors même que le barrage, pour la première fois, devient vital, les fascistes ayant de très réelles chances de conquérir la présidence et donc tout l’appareil d’État.

Pour un candidat qui s’est souvent vendu – et souvent avec talent – comme celui du parler-vrai, contre la langue de bois, les pudeurs mal placées, les euphémismes et les enfumages du sérail politique, bravo ! C’est pour cette raison entre autres que je me penche sur le discours de Philippe Poutou, et aussi parce que son organisation a su mener dans le passé, beaucoup plus que Lutte Ouvrière par exemple, de véritables combats antiracistes et antifascistes. On tombe donc d’assez haut, et l’on tombe très bas. Mais au delà de son cas, on l’a dit, les griefs formulés dans les lignes qui suivent s’appliquent tout autant aux actuelles positions exprimées par Nathalie Arthaud, Jean-Luc Mélenchon ou encore la centrale syndicale Solidaires, qui tous se sont ralliés à ce lamentable credo : « Pas une voix pour l’extrême droite ! ».

Voici donc le texte intégral de la déclaration de Philippe Poutou, ou du moins de la seconde partie de son discours, qui aborde la question du second tour, et de la menace fasciste – menace singulièrement édulcorée, on va le voir immédiatement :

« Le score de Le Pen et la crise politique qui confirment le rejet des partis traditionnels de gauche et de droite, nous montrent l’urgence de reprendre nos affaires en main, de nous mobiliser. Et ce n’est pas d’un "front républicain" conduit par Macron dont nous avons besoin, mais de construire une large mobilisation contre Le Pen, Zemmour et tous leurs alliés. »

Prodiges et vertiges de la langue de bois : une opposition factice est construite entre mobilisation anti-lepéniste et front électoral autour du bulletin de vote Macron. Les mots sont importants : Poutou ne dit pas que ledit front républicain, ou le vote Macron, peu importe comment on le désigne, ne suffit pas à nous débarrasser durablement du racisme et du fascisme. Il ne dit pas qu’il faudra aussi, par ailleurs, par la suite, à plus long terme, des mobilisations d’un autre ordre et selon d’autres schémas (par exemple aux côté des étrangers, avec ou sans-papiers, de facto exclus du processus électoral). Philippe Poutou ne dit pas qu’il ne faut « pas seulement » voter Macron, « mais aussi » construire d’autres mobilisations, il dit qu’il ne faut « pas » de front républicain autour de Macron, « mais » des mobilisations. Ce « pas, mais » tout court, sans modalisation, revient à dire : « pas du tout, mais seulement ». Il ne faut pas du tout de front électoral autour du bulletin Macron, mais seulement des mobilisations. L’idée même d’un front républicain autour de Macron est ainsi posée comme antinomique de celle de mobilisation, exclusive – comme si, en d’autres termes, aller voter pour Macron, afin d’écarter Le Pen de la présidence de la république, ne relevait pas de la mobilisation, n’avait pas droit à cette glorieuse qualification, ne possédait aucune valeur, aucune importance, aucune nécessité politique. On peut retourner ces phrases dans tous les sens, elles ne peuvent être comprises qu’ainsi : aucune mesure spécifique, d’urgence, ne s’impose lorsqu’une fasciste, soutenue par un autre fasciste, est à 49% dans certains sondages, donc en mesure d’accéder au pouvoir d’État.

« Quel que soit le résultat du second tour, nous devons nous préparer à défendre nos intérêts et nous battre dans les entreprises et les quartiers, contre l’exploitation et toutes les formes d’oppression. »

Là encore nous sombrons dans un relativisme ahurissant. Ce « quel que soit », assorti de cette référence nébuleuse à « l’oppression sous toutes ses formes », vient dissoudre toute la singularité, toute la radicalité, toute l’exceptionnalité de la violence raciste et fasciste dont sont porteurs la candidate Le Pen, son parti, ses alliés, ses troupes militantes, son programme. À lire ces phrases, l’idée qui ressort est que la situation des classes populaires, des Français issus de l’immigration, des étrangers, des minorités de genre et de sexualité, serait à peu de choses près la même « quel que soit » le résultat des urnes. Que le combat à mener serait équivalent, comparable. Qu’il serait dans les deux cas pareillement possible. Singulier aveuglement quant à la nature du fascisme en général, quant à ses différentes déclinaisons historiques, et quant au programme bien connu de la candidate Marine Le Pen, qui en contient de nombreuses prémisses.

« Le week-end des 16 et 17 avril doit être marqué par des manifestations massives dans tout le pays contre l’extrême droite et les politiques libérales et autoritaires qui le nourrissent. »

Nous voici de nouveau dans le plus total relativisme, sans qu’aucune hiérarchisation des périls ne soit établie entre l’extrême droite fasciste et lesdites politiques libérales – associées par un simple « et » , sans le moindre « surtout ».

« Une mobilisation qui doit commencer dès demain dans les quartiers populaires, sur les lieux de travail, dans la jeunesse, partout où c’est possible. Dimanche 24 avril, beaucoup voudront faire barrage au RN en votant Macron. Nous partageons la volonté de rejeter le danger mortel pour tout progrès social et pour l’ensemble des droits que représenterait l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen, tout particulièrement pour les populations immigrées et d’origine immigrée ou les personnes LGBTI. Notre consigne de vote est claire : pas une voix ne doit aller à l’extrême droite. »

Et revoici la langue de bois et – qu’on me passe l’expression, je n’en vois pas d’autre – le foutage de gueule : dans la plus classique tradition de la démagogie gouvernementale, il est dit en substance que le NPA partage les préoccupations des antifascistes viscéraux qui vont voter contre Le Pen avec le seul bulletin qui le permette (le bulletin Macron), puis que le même parti, tout en comprenant cette démarche ne va pas la mettre en oeuvre ni la soutenir ! La consigne de vote qui s’ensuit n’est donc, justement, pas claire du tout : on commence par dire qu’on partage une volonté de faire barrage puis on appelle à tout autre chose, qui se situe bien en deça : non pas voter contre la fasciste, pour s’assurer qu’elle soit battue, mais simplement ne pas voter pour, donc ne pas collaborer activement à son triomphe. Pour le dire autrement : on évoque les voix pour Le Pen (en disant qu’on ne doit en donner aucune), mais on fait silence sur les voix contre : on s’abstient de dire qu’aucune voix ne doit manquer contre la candidate fasciste – à l’heure, donc, où ladite fasciste est sur le point de l’emporter. Comme si cette éventualité, ni plus ni moins que celle de l’accès des fascistes aux commandes de l’appareil d’État, n’était qu’un point de détail, pouvant être laissé à la discrétion de chacun.e, en dehors du champ de ce qui doit être collectivement pris en charge, c’est-à-dire pensé, porté et activé par le parti !

La suite est d’ailleurs éloquente, en termes de « clarté » dans la consigne de vote :

« Pour autant nous ne donnerons pas de consigne de vote en faveur de Macron, car c’est un pompier pyromane dont les politiques sont une des causes de la montée du RN. Macron n’est en rien un rempart contre l’extrême droite qui a progressé durant son quinquennat. »

On a bien entendu, ou bien lu ! Et on ne rêve pas : nous ne sommes pas en train d’échanger sur une stratégie de lutte à long terme pour l’enrayement de la fascisation et l’éradication du racisme, mais en train de formuler une « consigne de vote » à deux semaines d’un second tour, alors que, répétons-le, une coalition fasciste est en passe d’accéder à la présidence de la république. Là encore, le message est limpide : dire dans un tel contexte que le candidat alternatif (Macron) n’est « en rien » un rempart contre l’extrême droite est tout simplement un mensonge et une faute criminelle. Il se trouve que, quelles que soient les turpitudes du président Macron, y compris en termes d’extrême-droitisation du pays, le vote Macron est, factuellement, au moins à court terme, au moins pour les cinq années à venir, le seul acte qui contribue à écarter la fasciste de la présidence. Le dénier est un mensonge, qui revient en outre à implicitement désavouer le vote-barrage Macron, alors même qu’on affirme en « partager » les motivations.

« Pour faire reculer durablement ce péril, il n’y a pas d’autre solution que de lutter, contre l’extrême droite mais aussi contre toutes celles et ceux qui, comme Macron et tous ceux qui l’ont précédé, ont mis en place ou veulent imposer des mesures antisociales. Cela passe aussi par la reconstruction d’un projet d’émancipation pour les classes populaires. »

Cette conclusion pousse encore plus loin le confusionnisme. Il n’y a pas d’autre solution, nous est-il dit, que de lutter contre l’extrême droite « mais aussi contre Macron et tous ses prédécesseurs ». Une fois de plus, la gravité singulière et exceptionnelle de la situation présente et des perspectives futures est totalement diluée dans des catégories génériques et abstraites – ici les « mesures antisociales ». Une fois de plus le combat contre l’extrême droite n’est évoqué que pour aussitôt être supplanté par celui contre Macron, sans aucune précision quant aux différences de nature entre les différents adversaires, et de temporalités entre les différents combats. À aucun moment dans cette déclaration il n’est dit qu’il faut d’abord écarter le péril fasciste (ce qui implique de voter le 24 avril contre sa représentante) et qu’il faut ensuite reprendre le combat contre la politique antisociale de Macron. Nous sommes au contraires noyés dans une nuit où tous les chats sont gris, où tous les périls sont équivalents, où toutes les luttes sont simultanées – et où, de facto, en combattant tout à la fois, on ne combat plus rien de ce qui doit l’être.

Reste à espérer que dans le peu de temps qui reste avant ce second tour, Philippe Poutou et ses camarades, mais aussi Jean-Luc Mélenchon et les siens, mais aussi l’ensemble des forces de gauche, sortent de leur torpeur et de leur pusillanimité, qu’ils renouent avec des réflexes antifascistes qui dans le contexte présent n’ont rien d’obsolète, c’est le moins qu’on puisse dire, et qu’ils renoncent à l’immense tartuferie de ce « Pas une voix pour l’extrême droite », asséné fièrement, torse bombé, en faisant mine de croire que personne n’a remarqué l’entourloupe.

Ce n’est pas assez clair ?, répondent-ils, la mine patibulaire, quand on les interpelle, mais la réponse est non. Que vous faut-il de plus ? ajoutent-ils volontiers. La réponse est connue, par eux comme par nous toutes et tous. Il faut simplement que ces responsables politiques arrêtent de jouer aux imbéciles, ou de nous prendre pour des imbéciles. Il reste une petite dizaine de jours pour qu’ils prennent leurs responsabilités et se haussent à la hauteur de la situation, de sa gravité, et du sérieux, de la rigueur, du courage qu’elle exige. Sans quoi l’histoire les jugera, plus que sévèrement, comme elle a plusieurs fois déjà, dans le passé, jugé tous les politicards qui ont joué avec les mots, rusé avec les principes, et capitulé devant le fascisme.