Partie précédente : En finir avec l’antiracisme d’Etat
Face aux évidences premières de l’antiracisme officiel, quelques vérités simples peuvent être rappelées, et servir de principes directeurs pour un antiracisme conséquent. Elles ont toutes en commun d’être paradoxales et radicales, au sens premier de ces termes : contraires non pas à la logique ou au bon sens, mais à la doxa – l’opinion communément admise – et radicales au sens où elles appréhendent le problème à sa racine. Nous commencerons ici par réfuter trois lieux communs de l’antiracisme d’Etat : le racisme n’est en réalité pas une peur de l’inconnu, mais une peur du « bien-connu » ; ce n’est pas la différence qui provoque le racisme mais, à l’inverse, le racisme qui construit la différence ; enfin, la peur de l’autre n’est pas une pulsion naturelle que la culture doit contenir : c’est une construction culturelle, qui ne peut donc être déconstruite que par une contre-culture.
Le racisme n’est pas une peur de l’inconnu, mais une peur du « bien-connu »
Quiconque en effet réfléchit à des situations concrètes au lieu d’opiner par habitude au dogme de la peur de l’inconnu – quiconque par exemple observe de très jeunes enfants découvrant le monde qui les entoure – est contraint d’admettre que l’inconnu suscite en réalité une gamme d’affects très diversifiée, qui va de l’appréhension ou la méfiance à la curiosité, l’amusement, la sympathie, la fascination, l’admiration ou l’enthousiasme… La peur radicale, agressive et exclusive de tout autre affect s’appuie au contraire sur la certitude d’avoir affaire à un objet menaçant, laquelle ne peut reposer que sur un savoir. La phobie raciste est en d’autres termes la peur de ce qui est déjà connu – et identifié à ce titre comme menaçant.
Qu’il s’agisse d’un savoir authentique, fondé sur des faits réels et des raisonnements logiques, ou d’un pseudo-savoir, fondé sur des fantasmes et des sophismes, est une autre question – et de fait, la phobie raciste se distingue des peurs ordinaires par le fait que rien de réel ni de rationnel ne la justifie. Mais toute peur suppose un objet de peur connu, bien ou mal.
Et s’il n’est pas totalement infondé de caractériser le racisme par l’ignorance, il faut en tout cas préciser que nous n’avons pas affaire à de la simple ignorance, mais plutôt à cette double ignorance dont parlait Socrate [1] : l’ignorance ignorante d’elle-même, l’ignorance redoublée par l’illusion de détenir un savoir. Le « simple ignorant » qui, tel Socrate, « sait qu’il ne sait pas » – et reconnaît par exemple qu’au fond, il ne connaît pas l’Islam – n’a pour sa part aucune raison de développer une quelconque phobie – en l’occurrence l’islamophobie. C’est bien à un savoir, fût-il erroné et fantasmatique, que s’adosse la certitude qu’il y a dans tel ou tel objet – par exemple cet Islam auquel se rattachent nombre d’immigrés et d’enfants d’immigrés – de quoi justifier la suspicion, la crainte et des mesures préventives.
Si l’origine du racisme était la peur de l’inconnu, les bouddhistes le subiraient davantage que les musulmans, et les Islandais davantage que les Algériens, puisque les Algériens – ou l’Islam – nous sont historiquement beaucoup plus familiers que les Islandais – ou le bouddhisme. Face à des maghrébins ou des musulmans comme face à Noirs ou des Asiatiques, le cerveau d’un Français est tout sauf une table rase : il est au contraire encombré d’une multitude de savoirs qui circulent et se transmettent de génération en génération, de toute une pseudo-science trafiquée, tronquée et idéologisée, de toute une culture coloniale [2] qui donne à chacun l’assurance d’être en terrain connu. L’un des énoncés les plus caractéristiques du discours raciste est d’ailleurs : « Je les connais ! ».
Ce n’est pas la différence qui provoque le racisme, mais le racisme qui construit la différence.
La différence sur laquelle se focalise le regard raciste est en effet construite. Elle n’existe pas en elle-même, ou plutôt : elle existe – il y a bien des gens à la peau plus foncée, il y a bien des patronymes arabes, il y a bien des femmes qui portent un foulard – mais noyée parmi une infinité de différences et de ressemblances – de physionomie, de classe sociale, de genre, de métier, de caractère, de goûts esthétiques ou de choix politiques – et rien n’oblige a priori notre regard à se focaliser sur cette différence particulière davantage que sur une autre, ou que sur une ou plusieurs ressemblances. L’ouvrier algérien peut par exemple être perçu aussi bien comme un ouvrier que comme un Algérien ou comme un musulman, comme un voisin affable ou au contraire taciturne, comme un syndiqué ou un non-syndiqué, comme un amateur de football ou de musique et de mille autre manières.
En d’autres termes, si nous imaginons un état initial dans lequel le racisme n’existerait pas – ce que nous devons bien faire si nous prétendons identifier l’origine du phénomène – nous ne trouvons aucune raison objective de diviser le monde en différentes races, cultures ou religions plutôt qu’entre hommes et femmes, riches et pauvres, progressistes et réactionnaires, grands et petits, gros et maigres, amateurs de football et amateurs de musique – ou suivant tout autre critère arbitraire. Nous ne trouvons aucune raison de présupposer que les appartenance raciales, culturelles ou religieuses sont les plus déterminantes pour les individus, au point d’effacer toutes les autres appartenances et de supplanter tous les autres classements possibles [3].
La différence sur laquelle se focalise le regard raciste est en somme insignifiante – ou plutôt : elle est ni plus ni moins signifiante que tous les autres attributs qui font que chacun, français ou étranger, blanc ou non-blanc, chrétien ou musulman, est à l’égard de chaque autre différent sous certains angles et ressemblant sous d’autres. L’extraction d’un unique attribut et son essentialisation – c’est-à-dire sa transformation en propriété essentielle et déterminante de l’individu, éclipsant tous les autres attributs – suppose une certaine orientation du regard, qu’on nomme précisément racisme.
La peur de l’autre n’est pas une pulsion naturelle que la culture doit contenir : c’est une construction culturelle, qui ne peut être déconstruite que par une contre-culture.
Ni l’altérité ni son caractère effrayant n’ont en effet rien de naturel. C’est toujours la culture – à entendre dans son sens le plus large, incluant aussi bien l’art que les lois, décrets et circulaires ou les productions savantes et semi-savantes, comme les enquêtes journalistiques ou les discours professoraux – qui oriente les regards, les focalise sur un attribut unique, essentialise cet attribut et investit cette essence d’une valeur négative. C’est elle, par exemple qui produit conjointement l’altérité radicale d’un foulard et sa négativité :
– Pour qu’un simple morceau de tissu couvrant les cheveux devienne un « voile », que ce voile devienne « islamique » et que ce « voile islamique » devienne aux yeux de tout un chacun l’attribut essentiel des femmes qui le portent – au point que celles-ci soient nommées « femmes voilées », voire « voilées » tout court, et que les regards se fixent de prime abord sur leur foulard plutôt que sur les mille et un autres traits physionomiques ou vestimentaires tout aussi ostensibles que chacune donne à voir à chaque seconde de son existence – il faut que les regards aient été conditionnés par des paroles multiples, insistantes et autorisées, nous indiquant que ce foulard est important et que c’est bien là, et pas ailleurs, qu’il y a quelque chose à voir.
– Et pour que cette altérité radicale provoque la répulsion plutôt que l’attirance, la curiosité ou l’amusement, il faut que ces mêmes paroles l’aient dramatisée en imposant une interprétation unique et univoque du foulard. Il faut en d’autres termes qu’une voix faisant autorité – celle de la majorité et/ou celle des connaisseurs, bref : celle de « la société » et de « la culture » – nous ait indiqué non seulement où nous devons regarder mais aussi ce que nous devons y voir : « aliénation », « fanatisme », « patriarcat », « oppression », « violence »…
Cette construction culturelle du « voile islamique » comme altérité menaçante peut être datée :
– Elle débute dans le cadre colonial, notamment avec le Sénatus-consulte de 1865 fondant le sous-statut des colonisé-e-s sur leur appartenance à un corpus théologico-politique jugé pervers [4].
– Elle se poursuit par la diffusion d’une imagerie de l’homme voileur et de la femme voilée – notamment par le biais des cartes postales, des illustrés et de la cinématographie.
– Elle se cristallise dans des mises en scène publiques de dévoilement des femmes algériennes [5].
– Elle est enfin réactivée quelques décennies plus tard à l’occasion de débats nationaux sur « le voile à l’école » – principalement en 1989, 1994 et 2003 .
Pseudo-islamologie, pseudo-enquête sur les « réseaux islamistes », pseudo-témoignages « de terrain » sur l’imposition du voile dans les banlieues françaises ou sur le « désarroi » des enseignants face à la montée de l’obscurantisme et des « revendications identitaires » [6] : les formes de cette réactivation ont été aussi diverses que massives et j’ai pu démontrer, à partir d’une mesure croisée du « bruit médiatique » et de « l’évolution de l’opinion » sur la période 2003-2004, que la campagne politique et le battage médiatique avaient précédé et provoqué la phobie du voile et la « demande » prohibitionniste [7].
Il en va de même pour la judéophobie ou la négrophobie que pour la voilophobie et l’islamophobie : la profusion de paroles, d’écrits et d’images dans lesquels ces racismes s’incarnent constitue en elle même le meilleur démenti à l’hypothèse d’une naturalité de la peur de l’autre. Car si toutes ces peurs étaient si naturelles, elles iraient sans dire : une telle prolixité, une telle débauche de productions littéraires, scientifiques ou journalistiques, n’auraient aucune raison d’être.
Une mission antiraciste peut donc être dévolue à la culture, mais à condition de ne pas fétichiser cette dernière en la présentant comme antiraciste par essence et en renvoyant le racisme du côté de l’inculture. Là encore, le cas du racisme antimusulman est particulièrement éclairant : mon étude des sondages d’opinion sur « le voile à l’école » [8] m’a permis d’établir que la phobie à l’égard des filles voilées était beaucoup plus développée dans les franges dites « cultivées » de la population (lectrices de livres et de magazines, spectatrices de « débats de société » dans lesquels se transmet, sous des formes sublimées et distinguées, le nouveau sens commun islamophobe) que dans des franges plus « incultes » – ou baignant du moins dans une autre culture. La tâche à accomplir est donc un travail interne, visant à déconstruire une culture dominante fondamentalement raciste et à construire une contre-culture authentiquement antiraciste [9].