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Pierre écoute un disque de slam… et vomit

À propos d’un détournement de cadavre signé Abd Al Malik et intitulé « Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes »

par Pierre Tevanian
14 février 2009

La presse peut s’émerveiller : Abd Al Malik rend hommage à Gilles Deleuze ! Non, ce n’est pas une blague...

On parle bien d’Abd Al Malik, le slammeur préféré d’Eric Zemmour [1], le chantre de la France qui se lève tôt et « ne se plaint jamais », dont le dernier titre, C’est du lourd, professe, dans une langue qui se veut « jeune » et « populaire », un éloge hallucinant du travail , de la famille et de la patrie.

Et de Gilles Deleuze (1925-1994), le philosophe du désir et du « devenir révolutionnaire », celui qui a écrit que la guerre du Golfe était « une guerre immonde », celui qui a soutenu les luttes des détenus dans les prisons, celui qui a soutenu sans faille le peuple palestinien face à l’occupation israélienne.

Ça se trouve dans le dernier album du slammeur, Dante, et ça s’appelle

« Gilles écoute un disque de rap… et fond en larmes ».

Avant que Gilles n’écoute son disque de rap – et, donc, fonde en larmes – il nous faut d’abord faire connaissance avec le personnage. D’où quelques couplets introductifs qui nous présentent, dans la langue simplette, limite débile léger, qui est la marque de fabrique d’Abd Al Malik, une sorte de Gilles Deleuze for dummies (Gilles Deleuze pour les nuls) :

« Gilles, il est pas laid, il a les cheveux mi-longs et il est plus tout jeune, ça se voit, il aime pas les animaux, non, mais il est tapi chez lui comme un chat, avec des livres… ».

Nous sommes ravis, dans ce premier couplet, d’apprendre que Gilles Deleuze a vécu vieux et qu’il avait les cheveux mi-long. Mais au fait, quel est l’intérêt de la chose ?

Nous apprenons aussi que « ça se voit » quand quelqu’un n’est plus tout jeune. Certes, mais ce constat n’est pas non plus bouleversant par sa nouveauté.

Abd Al Malik regarde un DVD de Deleuze... et s’endort

Nous devinons surtout qu’Abd Al Malik a visionné un (passionnant) DVD de Claire Parnet : « L’Abécédaire de Gilles Deleuze », dans lequel le philosophe, effectivement assez âgé, les cheveux « mi-longs », est assis « chez lui », parle de son rapport aux animaux et confesse qu’il n’aime pas les chats. Abd Al Malik a donc visionné l’Abécédaire, mais enfin, comme on dit, on s’en tape un peu.

Nous soupçonnons aussi qu’Abd Al Malik a dû s’endormir devant l’Abécédaire, puisque Deleuze y exposait longuement ce qui le passionnait chez certains animaux (et de cela, qui est la chose intéressante du chapitre « A comme Animal » du DVD, Abd Al Malik ne retient rien dans sa chanson), en expliquant bien qu’il ne détestait pas « les animaux » en bloc, mais seulement les animaux domestiques, notamment les chats (il n’est donc pas très gentil de rendre hommage au « vieil homme » en le comparant à l’une des espèces animales qu’il détestait le plus).

Mais tout cela n’a que peu de gravité et d’importance. Plus gênant peut-être, bien que pas gravissime non plus, est l’enchaînement de lieux communs auxquels Abd Al Malik réduit la pensée deleuzienne :

 « Il sait toujours reconnaître le beau dans le langage, surtout quand il déplie et redéploie de façon neuve ce qui a toujours été là… »

 « C’est vrai qu’il se pose beaucoup de questions, Gilles »

 « Gilles, il s’en fout d’être beau, il dit que l’important c’est de rester toujours fidèle à soi… »

Rien n’est en effet plus éloigné de la pensée de Deleuze, telle qu’il l’expose aussi bien dans ses livres que dans l’Abécédaire, que le cliché du philosophe qui « se pose beaucoup de questions » (la philosophie n’est pas réflexive mais créatrice de concepts, répétait Deleuze) ou que l’idée selon laquelle « tout » est toujours-déjà donné, et seulement à redécouvrir (Deleuze a au contraire passé son temps à souligner que tout s’inventait et que la philosophie comme l’art consistaient à créer du « nouveau »). Rien n’est plus éloigné surtout de la pensée de Deleuze que cette injonction new age à « rester toujours fidèle à soi-même » : Deleuze récuse dans l’Abécédaire la notion de « fidélité », et a passé son temps à théoriser la « trahison » [2], la « dépersonnalisation » et le « devenir-autre que soi » (« devenir-femme », « devenir-minoritaire », « devenir-animal », « devenir-imperceptible ») [3].

Autre lieu commun sans intérêt :

« Il a su rester un mec simple ».

Suivent quelques démonstrations d’érudition, dénuées de toute portée et de tout intérêt, si ce n’est celui, narcissique (pas très « mec simple », donc), de nous signifier qu’Abd Al Malik sait des choses. Et plus précisément qu’ Abd Al Malik connaît Spinoza, Paul Verlaine, Michel Foucault, Félix Guattari, et sait que Gilles Deleuze les appréciait :

 « Dans une autre vie il a parlé le hollandais et s’est appelé Spinoza »

 « Mais au fait, savez vous qu’il habitait la rue Nollet, la rue où Verlaine buvait plein d’absinthe et de vodka ? »

(Non, mais on s’en tape un peu)

 « Il le sait, comme son pote Félix, son gars Michel, car pour lui ce sont des gens qui pensent droit »

Notons en passant que « penser droit » est ce que Gilles Deleuze a passé toute son existence à éviter de faire, lui qui n’a cessé de valoriser la bifurcation et le « rhizome », et dont le tout dernier mot dans l’Abécédaire (Abd Al Malik a dû s’endormir, c’est maintenant certain) est un éloge – peut-on être plus clair ? – du « zig-zag ».

Ces démonstrations gratuites d’érudition, cet étalage de références culturelles prestigieuses, ce name-droping, suscitent à vrai dire un certain malaise. Il est vrai que n’importe qui, noir ou blanc, riche ou pauvre, peintre, chanteur ou slammeur, peut très bien s’enthousiasmer sur Gilles Deleuze et vouloir partager son enthousiasme, pourquoi pas dans une chanson ?

Il est vrai aussi que le besoin d’afficher à outrance des références culturelles prestigieuses peut être perçu comme une réaction de défense, voire de révolte, contre un certain discours dominant qui dénie aux classes populaires et aux jeunes issus de la colonisation toute capacité de connaître, comprendre et apprécier un philosophe comme Gilles Deleuze.

Mais l’impression qui prédomine, quand on écoute le morceau d’Abd Al Malik, est ni celle d’un simple hommage à un philosophe apprécié ni celle d’un défi adressé à la caste des intellectuels professionnels, mais celle, beaucoup plus déplaisante, d’une volonté de distinction aux dépens des prolétaires, indigènes et autres « jeunes de banlieue ».

En somme, quand on entend

« Gilles écoute un disque de rap »,

on entend aussi, en sous-texte :

Abd Al Malik lit des livres de philo

et donc :

Abd Al Malik est un bon immigré, un bon noir, un bon banlieusard, civilisé, « évolué » comme on disait dans les colonies. Pas comme « tous les autres » (cf. Faysal Riad, « Un truc de malade »), pas comme ces foules de racailles incultes et basses du front qui peuplent nos banlieues.

Interprétation malveillante ? Soupçon exagéré ? Méchanceté gratuite ?

La suite montre hélas que non.

Gilles a donc acheté un disque de rap

« Il est comme un bête curieuse, c’est ce qui l’a poussé à acheter ce disque de rap, je crois ».

Voilà donc où Abd Al Malik voulait en venir. Malgré les longs couplets introductifs en forme d’hommage, Gilles Deleuze n’est pas traité par Abd Al Malik comme une fin mais comme un moyen : il ne s’agit pas d’écrire un morceau pour Gilles Deleuze, afin de lui rendre hommage, mais d’utiliser Gilles Deleuze, ou plutôt son nom [4], son prestige, son autorité, son capital symbolique, pour légitimer un discours sur autre chose – en l’occurrence sur le rap.

Et c’est là que Pierre cesse de rire et commence à avoir mal au ventre. Il n’y a certes rien en soi de répréhensible à citer un auteur en déformant sa pensée. Deleuze lui-même, en bon nietzschéen, passait son temps à dire qu’il se contrefoutait des instrumentalisations et des contresens, et qu’il était dans l’ordre des choses qu’une idée se déforme et se re-signifie en fonction des forces qui s’en emparent. L’important, ajoutait-il, est de savoir quelles forces s’en emparent, pour quel usage, et avec quelle créativité.

Et le problème est bien là : à quoi sert le nom de Gilles Deleuze dans le texte d’Abd Al Malik ?

À ça :

« Il s’apprétait à écouter un disque de rap classique, au sens de consternant, égo-tripé, bourré de clichés victimaires, de lieux communs et d’attitudes pseudo-gangsta, mais à ce moment là de l’histoire il ne le savait pas encore ».

Ce qu’en revanche nous savons déjà, pour notre part, « à ce moment là de l’histoire », c’est qu’Abd Al Malik détourne un cadavre, celui d’un grand philosophe mort il y a quatorze ans, pour l’enrôler dans une bien déplaisante croisade :

« C’est vrai qu’on a les poètes qu’on mérite, pensa-t-il, mais après avoir écouté, quand la platine s’arrêta, il éclata en sanglots ».

Fin de la chanson.

Le message est donc clair : ces petites racailles basanées, non contentes de « se lever tard dans la journée », de « se gratter les bourses » et de « dealer du ke-cra » (cf. « C’est du lourd », l’autre manifeste réactionnaire d’Abd Al Malik), non contentes d’être des voleurs, des violeurs et des voileurs de femmes, sont en plus coupables du crime des crimes, du crime contre la pensée que symbolise, par métonymie, le crime de lèse-Deleuze.

Abd Al Malik détourne un cadavre... et crache sur les siens

Ils glandent, ils volent, ils cassent, ils brûlent, ils agressent et en plus, les salauds, ils font pleurer Gilles !

On pourra objecter qu’Abd Al Malik a bien le droit de critiquer un rap caricatural, fait d’ « ego-trip », de poses « pseudo-gangsta » et de clichés, puisque ce rap existe bel et bien. Sauf que :

 c’est tout le rap, ou l’essentiel du rap, voire l’essence du rap qui est ainsi dénigrée par notre slammeur, puisqu’il pose l’équation : « rap classique » = « rap consternant » ;

 l’adjectif « victimaire », utilisé pour qualifier les « clichés » et les « lieux communs » de ce mauvais rap, est lui-même l’un des plus gros clichés, l’un des lieux communs les plus réactionnaires de l’époque, qui ne sert qu’à une chose : disqualifier a priori tout discours vindicatif, revendicatif ou simplement critique contre l’ordre dominant [5] ;

 Abd Al Malik sait très bien que l’« ego-trip », même dans ses formes les plus excessives et caricaturales, obéit à une rationalité et remplit une fonction réparatrice pour une catégorie de la population sans cesse incitée par les discours dominants à se dévaloriser, se dénigrer, se mépriser elle-même.

Bref : de même que « C’est du lourd » n’opposait, au sein de l’immigration, que quelques individualités méritantes (« le père de Majid », « ceux qui ont su rester dignes sans basculer dans le ressentiment ») à « tous les autres » (accusés de « se lever tard » et de « se gratter les bourses »), « Gilles écoute… » oppose le « rap classique », forcément « consternant », à un mystérieux rap nouveau, hérétique, utopique ou à venir, trop minoritaire ou exceptionnel en tout cas pour que « Gilles » ait pu en avoir connaissance.

En fait, on l’aura compris, quand on entend :

« Gilles écoute un disque de rap – classique (donc consternant) – et fond en larmes »,

il faut entendre :

« Ah, si seulement Gilles avait vécu assez longtemps pour entendre les disques – novateurs (et pas victimaires du tout) – d’Abd Al Malik ! Il n’aurait pas fondu en larmes ! ».

Ou, plus simplement :

« S’il était encore en vie, Deleuze adorerait Abd Al Malik »

Et ça, pour le coup, ça s’appelle un ego-trip – et pourquoi pas ? Mais il n’était pas indispensable, pour s’ego-triper, de détourner un cadavre , ni surtout d’en rajouter sur les tonnes de crachats qui se déversent quotidiennement sur les rappeurs, les « racailles » et autres « jeunes à casquettes ».

On a des poètes qu’on ne mérite pas, pensa Pierre, et après avoir écouté, quand la platine s’est arrêtée, il est parti vomir un coup.

Notes

[1Authentique : notre éditorialiste raciste et hétérosexiste national a récemment confessé, sur le plateau de l’émission « On n’est pas couchés », son admiration pour le « fond » du discours d’Abd Al Malik.

[2Cf. notamment dans son livre Dialogues, co-écrit avec Claire Parnet

[3Cf. notamment L’Anti-Œdipe et Mille plateaux, co-écrits avec Félix Guattari

[4Son prénom, en l’occurrence.

[5Cf. Christophe Gaudier, « À quoi sert “la victimisation” »