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Politique de l’histoire

À propos du « terrorisme » et de la « haine de l’Occident »

par Pascale Casanova
1er octobre 2018

En hommage à Pascale Casanova, qui vient de disparaîttre, nous republions un texte d’intervention politique qu’elle avait eu la gentillesse de nous laisser publier il y a plusieurs années – et nous renvoyons bien entendu, en plus de son oeuvre immense mais peu accessible [1] de journaliste littéraire sur France culture, à ses écrits non moins importants, et notamment ses livres : Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, La République mondiale des Lettres, Kafka en colère et La Langue mondiale.

Devenue clef de lecture incontestée de la politique mondiale, la « haine de l’Occident » relève pourtant, non d’une évidence inscrite à même les bombes, mais d’une fabrique discursive qui a ses règles et ses acteurs, et d’une conception idéaliste de l’histoire qui empêche toute réponse politique au terrorisme.

Attentats dans le métro de Londres, juillet 2005. Dans les minutes qui suivent, et comme à chaque fois qu’un événement « fait date », c’est-à-dire qu’un fait politique s’impose à tous dans sa brutalité, transcendant du même coup les limites sociales ou politiques ordinaires pour entrer dans une chronologie qui « fera » l’histoire nationale et internationale, s’ouvre, comme presque mécaniquement, le grand marché du commentaire. La grande machine interprétative, la lutte pour l’analyse la plus reprise, la plus influente, la plus tranchée, la plus provocante, se met en place immédiatement en s’appuyant sur l’univers concurrentiel de la presse. Et chaque affirmation, chaque déclaration, prise de position, interprétation des faits ne prétend à rien moins qu’à la légitimité.

La lutte est serrée, d’autant plus que l’enjeu est immense : contrairement à l’univers littéraire, par exemple, dans lequel la production des discours est vouée à une prolifération sans fin, sans hiérarchie et sans sanction, l’univers politique (au sens large) est orienté vers une pratique. Il ne s’agit pas seulement de comprendre le réel mais d’engager, de soutenir ou de dénoncer une politique en fonction d’une interprétation de la réalité : l’explication des faits qui s’imposera comme la plus légitime donnera un cadre à la politique et aux prises de décision qui tiendront elles-mêmes leur légitimité de l’accord obtenu sur l’interprétation de la réalité.

Mais, on le constate chaque jour, le grand marché du commentaire politique est prodigieusement inégal et les chances d’accès à la légitimité de ces discours interprétatifs sont elles-mêmes totalement dissymétriques. Plus les analyses des faits sont opposées aux politiques réelles et réellement mises en œuvre, plus elles sont rares, improbables et, paradoxalement, politiques. Au contraire, plus elles sont en accord avec la vision dominante du monde, plus elles dépolitisent, neutralisent, dénient l’historicité des faits.

On sait que, dans les années 1840, le jeune Marx luttait contre la conception alors dominante de l’histoire promue par les néo-hégéliens, une « histoire des idées » selon laquelle le monde sensible pouvait/devait être décrit, compris, analysé à travers des « idées » abstraites ou des concepts :

« Ces théoriciens s’en tiennent à l’histoire des idées, détachées des faits et des développements pratiques qui en constituent le fondement » [2].

Outre que cette « chimère théorique » était pour lui une forme d’ethnocentrisme national caractéristique (« Ils dénient tout caractère historique aux actions des autres peuples »), elle privilégiait un mode de pensée intellectualiste. Ce sont pourtant ces « abstractions » qui étaient proclamées « les seules raisonnables, les seules qui aient une valeur universelle ».

Il semble que, dans le domaine de l’analyse des faits et des événements politiques, nous soyons aujourd’hui revenus à une configuration politico-intellectuelle du même type. Une molle histoire des idées paradoxalement déshistoricisées et (soigneusement) dépolitisées, réduisant à des principes abstraits les motivations des acteurs de l’histoire en train de se faire, domine largement ces derniers temps le marché interprétatif et politicien. Ainsi, une « explication » essentialiste, c’est-à-dire non-historique ou, mieux, anti-historique, des motivations des poseurs de bombes se dessine un peu partout comme l’évidence même :

« Car c’est bien un combat contre les démocraties et ce qu’elles représentent — liberté de mœurs, matérialisme, statut de la femme, séparation résolue du spirituel et du temporel — que mènent les petits groupes de terroristes islamistes [...] c’est toujours le même ennemi, l’Occident, celui des Lumières. Ce sont les Lumières qui menacent la société à laquelle ils aspirent et qu’ils veulent imposer au monde arabo-musulman : une organisation dictatoriale, dirigiste, fondée sur le refus de séparer la mosquée de l’État [...] la haine de l’Occident et de la démocratie survivra à l’évacuation de Gaza »

lisait-on dans Le Monde du 27 juillet 2005. Ainsi, mû par ses seules idées abstraites, et en particulier sa haine de l’Occident, « l’islamiste » n’obéirait qu’à une rationalité minimale et archaïque, figé qu’il serait dans une vision du monde passéiste, aliénée, fermée à toute novation d’ordre politique ou religieux. Cette haine déraisonnable et absurde de l’Occident, est aussi la thèse principale de « l’islamologue » Bernard Lewis, conseiller écouté des néo-conservateurs américains et notamment de Paul Wolfowitz ; pour lui l’Islam entretiendrait une hostilité culturelle, et non pas politique, à l’égard de l’Occident parce que depuis deux siècles « ils » ont perdu leur puissance [3]. Cette très simple et très courte « histoire des idées » est diffusée un peu partout et sous toutes ses variantes :

« There is an essential distinction between us and the suicide bombers, pouvait-on lire récemment dans le Herald Tribune. The suicide bombers perpetuate gratuitous horrors. We do terrible things only when it is necessary to prevent something even worse from happening » [4]

« Nous sommes confrontés à la pire des haines » affirmait il y a quelques semaines Ariel Sharon [5], comme si, renversant le rapport de forces réel et objectif, son gouvernement était devenu simple victime passive de la haine inexpliquée et tout à fait inexplicable des Palestiniens, eux aussi mus par l’irrationalité d’un comportement de haine à l’égard des Israéliens, c’est-à-dire d’un simple sentiment abstrait apparu sans raison — au double sens d’explication et de rationalité — et sans histoire, c’est-à-dire très exactement, sans signification. « L’Occident », victime passive et innocente de la haine active, violente, impitoyable, monstrueuse de l’Islam, attaquée traîtreusement et alors même qu’elle cherche à intégrer toutes ces populations pauvres qui viennent chercher chez elle de quoi survivre, voilà donc la représentation médiatique et politique dominante.

Mais, en opérant ainsi un déni total de l’histoire réelle, c’est-à-dire des conditions sociales et historiques (notamment coloniales) d’apparition des idées et des « producteurs de pensée », comme le dit Marx, on continue à prétendre que les « islamistes » s’attaquent aux Lumières sans leur appliquer les catégories de la raison. Pourquoi est-il si rare, sur le marché de l’interprétation, de les voir considérés comme des êtres historiques ?

Pourquoi, par exemple, ne retient-on le plus souvent que l’idée d’une irréductible « différence » religieuse entre « eux » et « nous », et non pas celle, très rationnelle, d’une révolte contre ce que « nous » leur faisons ?

Pourquoi l’hypothèse d’une cohérence proprement politique (intolérable, terrifiante par son implacabilité même, mais qui n’est peut-être que la mesure précise de l’oppression subie collectivement et depuis si longtemps) est-elle constamment déniée ?

Pourquoi ne pas considérer, parmi d’autres possibilités interprétatives, que ces « musulmans radicalisés », comme dit la presse, sont entrés en guerre contre les occupations militaires (en Irak, en Arabie, dans les territoires palestiniens), mais aussi contre les humiliations collectives, les dénis d’existence, les racismes ordinaires, les alliances militaires, le « droit » international, etc. ?

Pourquoi les mots de domination économique et culturelle (et ceux qui vont avec — colonialisme, impérialisme) sont-ils si peu prononcés par ceux qui prétendent à l’interprétation légitime du « terrorisme » ?

Pourquoi l’entrée en guerre d’une partie du tiers-monde contre un état des rapports de forces politiques (et militaires) qui lui est extrêmement défavorable reste-t-elle très largement inanalysable, au moins dans les lieux de profération des analyses politiques « légitimes » ?

Sans doute parce qu’il s’agit, à court terme, de justifier les politiques engagées. C’est évidemment pourquoi Tony Blair affirme inlassablement qu’il n’y a aucun lien entre la guerre d’Irak et les attentats de Londres.

Plus profondément parce qu’une très puissante machine à inventer insensiblement un adversaire radicalement différent, unilatéralement caractérisé par sa haine, sa violence, son archaïsme et un mode de pensée brutal, c’est-à-dire prétendument irréconciliable avec le nôtre, s’est mise en marche dans tous les lieux de diffusion de la pensée. Cette machine qui se prétend rationnelle est en réalité un instrument très puissant de conservatisme et d’archaïsme intellectuel et politique. La seule véritable régression est là : dans le refus de considérer l’histoire et surtout l’évidence de la réalité écrasante des rapports de domination sous toutes ses formes.

Convenons du moins que l’un des enjeux de la lutte pour l’interprétation des événements politiques pourrait être désormais de ne plus accepter comme recevables ou discutables que les analyses qui ont l’histoire et la politique pour horizon : tenter de restituer une « logique » proprement politique et historique aux effrayantes tueries de Londres ou de Bagdad n’est pas les justifier. Au contraire. Il se pourrait bien que cela soit un moyen de les faire cesser.

P.-S.

Ce texte est paru initialement en octobre 2005 dans la revue Vacarme. Nous le republions avec l’autorisation de l’auteure.

Notes

[1Hormis quelques rediffusions sur podcasts et queiques copies sur youtube.

[2Karl Marx, L’Idéologie allemande

[3Alain Gresh, « Bernard Lewis et le gène de l’Islam », Le Monde Diplomatique, août 2005, p.28.

[4Haim Watzman, International Herald Tribune, 29 juillet 2005.

[5Le Monde, 27 juillet 2005.