Accueil > Des livres importants > « Politique des espaces urbains. Penser, classer, administrer la pauvreté »

« Politique des espaces urbains. Penser, classer, administrer la pauvreté »

Un numéro de la revue Actes de la recherche en sciences sociales

par Franck Poupeau, Sylvie Tissot
14 septembre 2005

Le numéro 159 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales vient de paraître. Intitulé « Politique des espaces urbains. Penser, classer, administrer la pauvreté », il a été coordonné par Sylvie Tissot et Franck Poupeau. Le texte qui suit présente le numéro, il est suivi d’un résumé des cinq principaux articles.

Comment analyser les politiques urbaines et leurs recompositions les plus récentes ? Un certain nombre de travaux portent depuis quelques années un regard plus critique sur les catégories massivement utilisées aujourd’hui pour analyser et traiter les problèmes urbains (« ghettos », « mixité sociale », « quartiers sensibles »), et questionnent les effets des dispositifs territorialisés de l’action publique. Ce numéro part toutefois du postulat que le travail sociologique ne saurait se contenter de pointer du doigt les dysfonctionnements de l’action publique, d’en dénoncer les ratés, ou encore se cantonner à un bilan ou une évaluation déplorant la mise en oeuvre défectueuse d’idées justes. Les articles réunis ici visent plutôt à montrer ce qui produit ces catégories tout en analysant ce qu’elles produisent dans la réalité sociale. Et pour cela, au-delà d’une analyse des discours, les auteurs s’engagent dans une histoire sociale de la réforme urbaine et de ses catégories, alliant aux enquêtes dans les champs administratif, politique ou de l’expertise une attention aux modalités de leur réception à des échelles diverses (politiques centrales, communes, habitants d’un quartier).

Ce numéro entend ainsi contribuer à la connaissance des transformations récentes de l’action sociale, dont certaines tendances sont déjà bien analysées : individualisation de l’action publique, avec des dispositifs axés sur la réinsertion des individus, sur la valorisation de leurs « compétences » et sur la rectification de leurs « trajectoires » ; psychologisation induite par le travail sur le « lien social », la restauration du « dialogue », de la « confiance » et de la « communication ». La lutte contre le chômage, les politiques d’éducation, d’insertion ou encore de prévention ont connu des transformations très semblables : nourries, comme ces dernières, du paradigme de l’exclusion, les politiques de logement et les politiques urbaines sont également construites sur un certain déni des ressorts structurels de la pauvreté.

Mais penser et administrer la pauvreté à partir des questions de « mixité sociale », de « ghettos » et de « quartiers sensibles » ne comporte pas seulement le risque d’occulter les mécanismes de domination, que celle-ci soit économique, sociale ou raciste. Alors que les classes populaires sont soumises aux effets des transformations du marché du travail, du système scolaire et de l’habitat (chômage et précarisation, relégation scolaire dans un contexte de massification, stigmatisation de sa fraction issue de l’immigration), cette occultation pose les bases d’un regard misérabiliste. Et surtout le fait que ces catégories soient indissociablement territoriales et ethniques, qu’elles visent des populations (« immigrés », « jeunes » issus de l’immigration) autant que des espaces, alimente une vision homogénéisante de populations qui seraient irréductiblement différentes, et à ce titre justiciables de dispositifs et de mesures spécifiques.

Revenir sur le rôle joué aujourd’hui par ces classifications, notamment dans les politiques du logement et les politiques de la ville, vise à saisir des processus comme la stigmatisation de la jeunesse populaire, la discrimination selon l’origine ethnique, la réduction ciblée des services publics sous l’impulsion de réformes dites « modernisatrices », ou encore les projets de nouvelles institutions de gestion des pauvres (comme les asiles réclamés aujourd’hui par certains pour les clochards).

Cette transformation de l’État social, aussi profonde soit-elle en Europe, ne peut pourtant pas s’analyser comme une simple entreprise de démolition, voire de pénalisation de la misère sur le modèle américain. Souvent promus par d’anciens militants associatifs ou politiques issus de Mai 68, alimentés par une série de mots d’ordre progressistes, ces catégories et ces dispositifs ont suscité de multiples initiatives réformatrices, apparues dans des conjonctures particulières, et qui produisent des effets spécifiques. Pour comprendre le rôle qu’ont joué les politiques du logement et les politiques urbaines dans la redéfinition de l’État social, les théories du « contrôle social » et du « quadrillage du territoire » ne semblent pas non plus pertinentes : dans une situation de pauvreté croissante, de saturation du parc social et d’impuissance des agents centraux de l’État, il y a loin du fantasme d’une gestion rationalisée des populations à sa mise en place effective. Les enquêtes présentées ici engagent des démarches résolument empiriques, cimentées par un parti pris épistémologique fort (qui distingue aujourd’hui les travaux sociologiques sans doute tout autant que les écoles de pensée) : s’appuyer sur des matériaux recueillis sur des terrains localisés, parfois au terme de longues enquêtes ethnographiques, à même de dégager des logiques globales.

De ces travaux se dégagent trois histoires, dont la combinaison explique les recompositions récentes en termes de classement et d’administration de la pauvreté. La première histoire est celle de la réforme de l’État : montée du référentiel néo-libéral, promotion du marché et du management comme modèle de fonctionnement des services publics, disparition d’une réforme urbaine pilotée après la Seconde Guerre mondiale par un État central au profit d’agents diversifiés (élus, experts) en situation de compétition. La deuxième histoire est celle de la gauche française, communiste comme socialiste, et des transformations qui l’ont traversée durant ces vingt dernières années : abandon du paradigme marxiste et recomposition idéologique autour de nouveaux mots d’ordre moins conflictuels, inspirés pour certains de la vague critique de Mai 68 (participation, citoyenneté, société civile, modernisation, proximité ou encore mixité sociale), mais aussi rapports ambigus et souvent impensés avec les classes populaires et l’immigration. Enfin, l’histoire coloniale se donne à voir à travers la diffusion de catégories et de dispositifs renouvelés de gestion des populations, en dépit des principes républicains d’indifférence aux origines. Contrairement à la vision selon laquelle les politiques de l’habitat auraient ignoré ou seulement traité à la marge les populations migrantes, on verra dans ce numéro qu’elles ont fait l’objet d’une attention constante, sur la base de critères d’appréhension plus ou moins rationalisés, mais qui postulent dans bien des cas une spécificité quasi « naturelle » de ces populations.

Résumés

Du « bastion » au « ghetto ». Le communisme municipal en butte à l’immigration, par Olivier Masclet

Comment la surreprésentation des immigrés dans les quartiers populaires a-t-elle peu à peu été érigée en « problème » ? On peut en rendre compte en étudiant comment la thématique de la « mixité sociale » a pris forme, d’abord dans les municipalités communistes puis dans l’ensemble des villes de banlieue où les grands ensembles ont été construits. Confrontées à la reprise de l’immigration après la Seconde Guerre mondiale, les municipalités communistes ont cherché à défendre la rénovation de leur territoire contre l’installation jugée trop importante des immigrés. La « lutte contre les ghettos », qu’elles popularisent, exprime d’abord leur dénonciation des logiques étatiques et patronales qui sont à l’origine du rassemblement des étrangers dans les communes ouvrières. Cette mobilisation montre au demeurant que la rénovation urbaine des villes ouvrières contribue à dresser de nouveaux obstacles à l’intégration des immigrés qui, localement, sont privés de la légitimité du statut de travailleur. Si cette thématique se resserre dans les décennies suivantes sur le seul objectif d’un « équilibre des populations » dans les cités HLM, c’est qu’elle est désormais portée par un ensemble de maires plus large, qu’unissent la présence des grands ensembles dans leurs communes et la volonté de réduire les effets négatifs associés aux transformations de leur peuplement. Ainsi les causes des « problèmes » des habitants des quartiers, principalement liés aux processus de précarisation sociale, sont-elles peu à peu évacuées au profit de la seule dénonciation de la concentration spatiale des pauvres et des immigrés.

Des « Français musulmans d’Algérie » aux « immigrés ». L’importation de classifications coloniales dans les politiques de logement en France, par Françoise de Barros

Cet article traite des effets sociaux particuliers résultant de l’importation en métropole d’un personnel administratif chargé de l’encadrement « social » des Algériens dans les Préfectures à partir des années 1950 (les administrateurs civils des services d’Algérie devenus « conseillers techniques aux affaires musulmanes » (CTAM)) non à l’égard des Algériens eux-mêmes, mais à l’égard des interlocuteurs « métropolitains » de ce personnel colonial. Dans la mesure où l’un des principaux modes d’encadrement des Français musulmans d’Algérie réside dans des dispositifs spécifiques d’hébergement, ces interlocuteurs sont en particulier constitués des administrations communales et des élus municipaux. Les objectifs de logement mais aussi de production d’informations sur les modes de logements des Français musulmans d’Algérie amènent ainsi les CTAM à diffuser auprès de ces interlocuteurs métropolitains leurs modes spécifiques d’appréhension des Algériens. Lorsque la fin de la guerre d’Algérie confère aux Algériens un statut d’étrangers et rend impossible le retour des CTAM en Algérie, ces derniers étendent leurs activités antérieures à l’ensemble des étrangers, leur appliquant les mêmes catégorisations qu’aux « indigènes algériens » qui en font désormais partie. Cette extension à de nouvelles populations est rendue possible autant par le remplacement de la catégorie d’« étranger » par celles de « migrant » et « d’immigré » que par sa réalisation dans le cadre de politiques de résorption de l’habitat insalubre qui, en s’institutionnalisant au début des années 1970, absorbent les pratiques des CTAM qui cherchent à y poursuivre leur carrière.

Une « discrimination informelle ? ». Usages du concept de mixité sociale dans la gestion des attributions de logements HLM, par Sylvie Tissot

La notion de « mixité sociale » est devenue en France un des mots d’ordre de l’action publique. La mixité sociale est par exemple l’objectif explicite de dispositifs visant à gérer de façon concertée les attributions de logement social : c’est le cas des chartes communales du logement, signées, comme dans la ville de Montreuil en 1997, par les organismes HLM, la municipalité et la préfecture. Ce type de dispositifs contribue, dans bien des cas, à organiser et à légitimer une sélection des candidats qui fonctionne par la mise à l’écart d’un certain type de ménages, souvent pauvres et issus de l’immigration post-coloniale. L’existence de ces dispositifs ne s’explique pas seulement par le consensus croissant qui existe aujourd’hui sur les bienfaits de la coexistence, dans un même espace, de populations diversifiées, et sur la nécessité d’organiser cette coexistence par une politique de peuplement. Ce type de gestion s’explique aussi par un jeu d’intérêts dans lequel le recours au principe de mixité sociale constitue une arme dans la lutte pour le contrôle du système d’attribution de logements. Toutefois, dans ce contexte de concurrences aiguisées, la catégorie de mixité sociale s’institutionnalise sous la forme d’une norme « faible ». Catégorie d’amalgame et de brouillage, catégorie faiblement objectivée, elle est devenue l’outil de pratiques discriminatoires qui s’opèrent sur le mode secret de l’arrangement plutôt que sur un mode complètement rationalisé.

« Adapter » les services publics aux habitants des « quartiers difficiles ». Diagnostics misérabilistes et réformes libérales, par Yasmine Siblot

Les politiques dites de « modernisation » menées en France depuis le milieu des années 1980 visent en premier lieu à libéraliser les services publics ou à les gérer selon un mode managérial. Un volet complémentaire caractérise ces politiques, celui de l’« adaptation » des services publics dans les quartiers dits « défavorisés ». Une expertise a ainsi été commandée pour conforter le discours institutionnel sur la nécessité de services « spécifiques » face à une population « exclue ». La confrontation des conclusions de cette expertise avec une enquête dans un quartier labellisé « en difficulté » montre leur caractère misérabiliste et biaisé. L’étude ethnographique des relations des habitants aux institutions publiques montre en effet que si ces relations sont marquées par des formes de domination, ces habitants s’appuient sur des ressources diversifiées et des formes de « débrouille » pour faire face aux administrations. Elle permet en outre de cerner l’importance des dimensions généralistes des services publics, et des relations avec les agents subalternes dans l’atténuation de ces formes de domination. Cette confrontation conduit à souligner en quoi les réformes dualistes que légitiment ces rapports peuvent déstabiliser les processus intégrateurs que les relations aux services publics peuvent générer pour les habitants.

Offrons leur l’asile ! Critique d’une représentation des clochards en « naufragés », par Emmanuel Soutrenon

Paru en 2001 dans la collection Terre Humaine (Plon), le livre de l’anthropologue psychanalyste Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, rencontre vite un succès peu commun dans le domaine des sciences humaines, qui rappelle à certains La Misère du monde. Systématiquement cité dans l’univers académique, l’ouvrage est encensé dans les médias et reçoit un écho considérable dans le milieu des experts et des professionnels de l’exclusion. Mobilisant des observations et des entretiens menés au cours de 15 ans d’immersion dans le monde de « la cloche parisienne », le livre dépeint le clochard sous le versant d’une altérité absolue, lui attribue une « folie spécifique » - le « syndrome de désocialisation » - et en appelle à une prise en charge centrée sur une « fonction asilaire ». Pour des raisons engageant tant le savant que le politique, cette publication appelle un examen attentif. Elle prolonge et explicite en effet un ensemble de thèses très présentes parmi les responsables de « la lutte contre la grande exclusion » telle qu’elle est définie, depuis une dizaine d’années au moins, jusqu’au niveau gouvernemental. Le caractère éminemment discutable du mode - empirique et théorique - de production des thèses défendues dans Les Naufragés laisse dès lors apparaître le socle foncièrement essentialiste sur lequel reposent les thèses « néo-asilaires » aujourd’hui très prégnantes dans l’univers de « l’urgence sociale ».

Septembre 2005

Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, « Politique des espaces urbains. Penser, classer, administrer la pauvreté ». Diffusion Seuil. 14 euros.