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Politiques du fantasme

Quelques réflexions sur le cas Yann Moix, et sur quelques compères

par Sylvie Tissot
10 mai 2020

Pour fêter, le mieux possible, en attendant des jours meilleurs, les 20 ans du site « Les mots sont importants », nous avons choisi d’accompagner la sortie de l’anthologie Mots et maux d’une décennie, paru mi mars aux éditions Cambourakis, d’une anthologie virtuelle, en ligne, à raison d’un texte chaque jour, un par année. En janvier 2019, nous revenons sur les confessions publiques d’un certain Yann Moix, concernant ses préférences sexuelles.

Mona Chollet, en relayant l’info sur twitter, l’a dit sans doute encore trop gentiment : Yann Moix est un triste sire. D’autres qualificatifs moins polis viennent à l’esprit. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre. En déballant sans retenue ses goûts (femmes asiatiques) et dégoûts (femmes de 50 ans) en matière sexuelle, le chroniqueur télé a déversé sans honte des préjugés sexistes qui, dans l’ère post #MeToo, ne passent plus complètement. Réduire les femmes au statut de pur objet (du désir masculin), frapper d’infamie celles qui ont dépassé 40 ans, faire de l’altérité ethnique un élément positif uniquement quand il est mis au service de la satisfaction des hommes, voilà qui est tout simplement violent et dégoûtant.

Pourtant les féministes peinent à se défendre quand, au milieu de cette indignation, les soutiens indéfectibles de la « liberté sexuelle » sortent du bois pour venir à la rescousse de Yann Moix. Et peu importe si, à nos yeux, ils évoquent aussi peu la liberté et les plaisirs du sexe qu’un vieil exemplaire de Playboy, une chronique de Luc Le Vaillant ou un roman de Michel Houellebecq. Ils font mouche. Les féministes se sentent atteintes, rechignant à l’idée d’apparaître comme les éternelles rabat-joie de la libération sexuelle, comme des marâtres répressives, ou comme des casse-couilles.

Car c’est vrai. Comme le dit un autre triste sire, nommé Gérard Miller (« Non à la police du fantasme ! »), « il n’y a pas de sexualité normale ». Et dès lors qu’il y a consentement en effet, y a-t-il des sexualités plus légitimes que d’autres ? Les désirs doivent-ils être hiérarchisés ? Les fantasmes qui nous animent et orientent nos attirances peuvent-ils être décryptés au regard de normes politiques ? En d’autres termes : désire-t-on et baise-t-on en féministe ?

Poser ainsi ces questions, c’est déjà y répondre... par la négative. Mais poser le débat en ces termes – et ainsi recadrer la dénonciation de propos sexistes – est problématique. C’est déjà accepter de voir la lutte contre le sexisme caricaturée, une fois encore, en éternelle machine à contrôler, inhiber, brider.

Depuis que les féministes dénoncent les violences masculines contre les femmes, un argument récurrent, souvent venu de la gauche et de l’extrême-gauche, questionne en effet ce juste combat : dénoncer un violeur racisé, est-ce que ce n’est pas raciste ? N’est-ce pas trahir la lutte des classes que de parler de l’ouvrier qui bat sa femme ? Et tout simplement « rejoindre le camp des flics » quand on va porter plainte ?

En 1977, l’avocat d’un Égyptien de vingt-sept ans accusé de viol répliqua à sa victime, soutenue alors par des militantes féministes : « Votre lutte est réactionnaire ». Et Guy Hocquenghem évoquant le « choeur hystérique des dénonciatrices », de surenchérir en fustigeant celles qui « téléphonent à la police, font saisir l’Arabe », et le « nouveau puritanisme des ligues de femmes contre le viol ».

Les féministes seraient donc du côté de la répression. Nous n’avons pas fini de nous débattre avec cette accusation – toutes occupées que nous sommes, par ailleurs, à dénoncer les instrumentalisations racistes, réactionnaires, et elles clairement répressives, qui sont faites de la cause des femmes.

On pourrait se contenter de rappeler ici que, n’en déplaise à certains gauchistes, la loi peut être protectrice. Et que l’institution policière elle-même l’est parfois quand la solidarité masculine fait disparaître tout autre recours : à la communauté, à la famille, au quartier, où le silence prévaut même quand les cris des femmes battues et des femmes violées traversent les murs des espaces domestiques.

Mais ce qu’il faut dire aussi, en réponse aux auto-proclamés jouisseurs, libertaires et autres libertins, c’est que le féminisme vise à l’épanouissement et au plaisir, ou plutôt vise à ce que cela soit possible également pour les femmes, dont la sexualité mais aussi le discours public sur la sexualité ont toujours fait l’objet de suspicion. A-t-on jamais vu une femme affirmer et afficher aussi tranquillement que Yann Moix ses préférences ? (Exceptée la romancière Catherine Millet avouant, dans le même temps qu’elle racontait sa vie dans les clubs échangistes, son entière disponibilité sexuelle). Et a-t-on entendu Yann Moix défendre pour les femmes le même droit à proclamer ce qu’elles aiment et ce qu’elles n’aiment pas ?

Ce qu’il faut dire aussi, c’est que le féminisme consiste à mener des combats multiples, qui ne passent pas forcément par les menottes des policiers (ou les sécateurs des émasculatrices) – et notamment des batailles sur les représentations, qui sont aussi des batailles du vocabulaire. Elles consistent plus particulièrement à dévoiler ce qui se cache dans la défense du droit des hommes à dire ce qu’ils veulent, quand ils veulent et où ils veulent : la défense d’un statu quo sexiste.

Aujourd’hui, indignées par les propos pathétiquement farauds d’un Yann Moix, les féministes rappellent ce fait cruel. Ce n’est pas une « irrationalité » qui informe nos désirs, comme le dit Gérard Miller pour s’en réjouir. Au risque de peiner le psychanalyste, il faut le rappeler : ce sont des logiques sociales, et parmi elles des rapports de domination. L’intimité n’est pas détachée des rapports sociaux. Contrairement à ce que disait Pierre Bourdieu lui-même, le couple n’est pas un îlot d’égalité et de réciprocité, dans lequel toute domination serait suspendue. On peut le rêver, l’espérer, on peut le garder comme horizon, auquel toute féministe et tout pro-féministe ne doivent pas renoncer. Mais cela n’existe pas.

Il se trouve – les statistiques sont elles aussi cruelles – que les hommes hétéros sont systématiquement attirés, à partir d’un certain âge, par des femmes plus jeunes. Que la mise en couple obéit aux lois de l’homogamie (c’est-à-dire qu’on trouve son-sa conjoint-e dans les mêmes milieux sociaux). Ou encore que la norme de l’homme « plus grand » que sa compagne prévaut pour former un « couple assorti », et que par conséquent les femmes sont moins séduites par les hommes de petite taille.

Bref : notre vie affective se fait l’écho des déterminations sociales – qu’il faut mieux connaître plutôt que nier si on espère en desserrer un peu l’étau. La tâche est d’autant plus difficile que ces logiques sont retraduites, dans nos fantasmes, et plus généralement dans notre inconscient, de façon brouillée. En effet, celui-ci obéit aussi à des règles propres, souvent indéchiffrables.

Si le féminisme ne se donne pas pour objectif de réorganiser les vies intimes sur un modèle pré-établi, il peut et doit contester, de toutes ses forces, les nombreux discours autorisés qui, eux, ne se privent pas de hiérarchiser les modes de vie, en faisant des fantasmes de toute-puissance masculine un idéal et un motif de fierté. Nous pouvons et devons lutter, de toutes nos forces, contre l’humiliation de celles qui ne se conforment pas aux canons en vigueur : la conjugalité, l’hétérosexualité, la « féminité », la maternité obligatoire, ou encore le fait d’être valide [1] ainsi que la jeunesse, tout aussi obligatoire, avec son corollaire, la haine de soi des femmes qui vieillissent [2].

La tâche n’est pas toujours aisée. Un ancien ami m’avait un jour confié qu’il n’avait eu des histoires amoureuses qu’avec des femmes étrangères et racisées, et qu’il ne pouvait pas faire autrement. Il l’avait dit de façon candide, mais assez fière dans le fond. C’était pour lui une preuve d’antiracisme et d’ouverture sur le monde.

Je n’avais alors pas su quoi dire, et je ne sais toujours pas bien quoi penser. C’est en entendant les propos, clairement ignobles, de Yann Moix, que ce souvenir m’est revenu. Et ce que je vois clairement aujourd’hui, c’est que ce genre d’affirmation décomplexée, voire vaniteuse, de ses goûts et dégoûts érotiques (et le refus intransigeant de les voir ne serait-ce qu’interrogés) est rarement féminine, mais bien plus sûrement masculine – et blanche.

Notes

[1Le fait pour une femme d’avoir un handicap étant soit peu apprécié chez les hommes, soit fétichisé. Merci à Elisa Rojas pour le rappel de cette dimension normative plus qu’importante

[2Voir le dernier livre de Mona Chollet sur les sorcières et aussi l’éblouissant texte de Susan Sontag qu’elle cite « The double standard of aging »