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Pour Alice Coffin

Et pour un livre qu’il faut lire en entier, au-delà de la (super) page 39

par Sylvie Tissot
22 octobre 2020

Dans notre société patriarcale, « il nous faut des cottes de femmes […], des escouades et des brigades pour nous défendre », écrit Alice Coffin. Et d’enchaîner sur la nécessité, pour nous protéger encore plus efficacement, de faire un vrai travail mental : sortir les hommes de nos esprits et de nos représentations, les éliminer de nos lectures et de nos habitudes.

Tout un programme qui ouvre d’immenses perspectives : ne pas être façonnées par des visions masculines du monde, ne pas tenir pour normale l’invisibilité des femmes et des lesbiennes (et leur dévalorisation quand elles font, malgré tout, une apparition), se construire d’autres valeurs que la force et la violence, l’ambition et la suffisance.

Tout un programme assez excitant, je dois dire.

Ces quelques phrases ont pourtant fait hurler un certain nombre d’hommes, qui manifestement se sont arrêtés à cette fameuse page 39, sans même en lire la fin où Alice Coffin, magnanime, écrit : « Plus tard, ils pourront revenir ».

Le mal était fait : à demi asphyxiés, ils avaient déjà dévalé l’escalier pour chercher un peu d’air frais, scruter les rues alentour, jeter un œil aux librairies près de chez eux, et vérifier ainsi que le monde était encore tel qu’ils l’aiment : masculin - et de fait il l’est !

Pas encore complètement rassurés, ils sont remontés à pas lents, n’osant rouvrir le fameux livre, ni même en relire le titre : Le génie lesbien.

Qu’ont-ils fait de ce livre ? Mystère. On sait en tous cas qu’ils ne l’ont pas lu. Mais il a dû hanter leurs nuits, peuplées de méchants cauchemars où des petites filles sans robe grandissaient dans des familles sans patriarches, où des femmes occupaient les tribunes, tenaient le micro, volaient la vedette.

Alors les traits défaits et tout colère, ils sont allés dans les médias, ils ont écrit des articles, et surtout ils se sont déchaînés sur les réseaux sociaux. Alice Coffin serait une séparatiste dangereuse, dévorée par la haine (des hommes), destructrice du (bon) féminisme.

Ils sont aussi allés chercher des femmes pour leur dire qu’elles les aaaaiiiimmmmeeennnt ! (et ce fut un grand réconfort).

Alors je me suis dit : mais ce livre, c’est comme une action de La Barbe, en fait.

La Barbe est un groupe féministe dont les militantes (dont Alice Coffin, qui en fait partie depuis de nombreuses années) s’infiltrent dans des lieux de pouvoir masculins pour en dénoncer l’entre-soi. C’est fait pacifiquement, avec humour, et c’est très efficace. Les insultes immédiates (« Salopes », « Connasses », « On veut voir vos seins ») et parfois l’attaque physique confirment que l’irruption est insupportable. Il est insupportable pour ces hommes de voir leur emprise contestée, et surtout insupportable de la voir étalée au grand jour. Et par des femmes.

La grande mécanique masculine du pouvoir doit rester secrète. On garde le soutien à la cause des femmes pour le spectacle et les grandes déclarations à la télé. Pour la thune quand ça rapporte, et pour la frime quand ça fait cool.

Le livre d’Alice Coffin a suscité exactement la même panique. Comme une action de la Barbe, elle parle de la machine de guerre des hommes, de leurs violences incessantes, et des manières infinies, pernicieuses et silencieuses de garder le pouvoir.

Et elle s’en prend du coup plein la gueule. Les insultes misogynes et lesbophobes déferlent.

Comme d’habitude, il faut décrypter les commentaires ignobles sur Alice Coffin comme une pure et simple projection. Ils disent vrai, mais sur eux-mêmes :

 L’extrême violence et l’indécence des propos (comparer, comme le fait Pascal Bruckner, le féminisme d’Alice Coffin à un projet d’« extermination », comme « on en a connu au vingtième siècle » : vraiment ?), c’est eux.

 Le séparatisme (ce confinement grotesque dans une culture française soit-disant libérée, mais à la ramasse sur tout et qui ne fait rêver personne), c’est eux.

 La victimologie (le pauvre homme blanc hétérosexuel « crucifié » !), c’est eux.

 Les mensonges et les approximations, c’est eux (il faut quand même entendre le même Pascal Bruckner vanter le féminisme « d’avant », celui « qu’il a connu », comme si le mec avait fait toutes les manifs du MLF).

Alors je me suis dit qu’il ne fallait pas parler d’eux, mais plutôt du livre, et de tout ce qu’il y a de chouette dans ce livre.

Le génie lesbien, c’est d’abord l’expression d’un engagement sans faille, indéfectible et à cet égard admirable et communicatif, pour l’activisme, ses actions choc, ses slogans géniaux, son effervescence, et le sentiment à nul autre pareil d’être, à plusieurs, en train d’essayer de changer le monde. Alice Coffin raconte les actions de La Barbe, les interviews qu’elle a faites aux Etats-Unis avec des militant-es féministes et LGBT, la rencontre à l’Elysée pour revendiquer l’accès à la PMA pour toutes, l’organisation des Conférences européennes lesbiennes.

Et à chaque fois on a envie d’y être.

Ce livre propose aussi une réflexion passionnante sur cette manière très française de disqualifier un certain journalisme en l’accusant de « militantisme ». Ce journalisme n’est d’ailleurs pas tant « engagé » qu’intéressé par des questions que les rédactions dominantes n’osent pas aborder, et qu’elles censurent en évitant soigneusement certains mots ou en les mettant à distance par d’énormes guillemets.

« Les journalistes ont une peur panique de désigner certaines oppressions par leur nom. Ils craignent de passer pour des militants. Il y a, par exemple, une incapacité à employer directement les mots « raciste », « homophobie » ou « sexiste » dans un titre. Ce sera bien plus volontiers « jugée sexiste par les internautes », « accusé de racisme sur le web » », écrit Alice Coffin page 77.

J’adore aussi la description des chaînes d’info page 33.

« Dans les ascenseurs ou les couloirs qui mènent au plateau, ça pue la testostérone. Cette odeur d’assurance et de fainéantise mêlées, de mépris et de bêtise mélangés. […] Le système des chaînes d’info est le produit de ces comportements. Ils génèrent ces séquences d’hommes brassant du vide et racontant n’importe quoi. Ces spécialistes de rien qui commentent sans savoir, tranchent sans travail, ont sculpté ces rendez-vous de l’info dans leur paresse, leur je-m’en-foutisme et leur boursouflure ».

C’est aussi un livre qui, s’il est écrit par une personne, résonne de multiples voix, celles de toutes les « lesbiennes d’intérêt général » croisées le long du chapitre éponyme. Alice Coffin nous balade de la série L Word aux activistes lesbiennes du monde entier, en passant par le Pulp via le beau texte de Yuri, et des tas de livres, de films, de déclarations, de moments, de militantes, d’amies, de chercheuses, d’écrivaines, d’actrices et de réalisatrices.

Toutes ces références forment un petit monde qui fait plutôt envie.

D’ailleurs, parmi ces films et ces livres dont nous parle Alice Coffin, on sait qu’on va pouvoir trouver de quoi passer de bons moments pendant les soirées du couvre-feu – plus qu’avec Cnews, les bouquins de Pascal Bruckner ou l’œuvre complète de Roman Polanski (vision d’horreur).

De ce monde-là, joyeux, passionnant, plein d’optimisme et de vie malgré tout, le livre d’Alice Coffin fait bel et bien partie.

P.-S.

Le livre d’Alice Coffin a été publié chez Grasset.