Il s’était levé tôt ce matin là. Dispo mais pas frais. Ses yeux rougis se forçaient à vaincre la lumière des véhicules qui roulaient en sens inverse, pleins phares, sous une pluie battante, serrée et désordonnée une fois qu’elle frappait le sol pour rebondir en bourrasques aveuglantes sur le capot et le pare-brise.
La nuit finissait de bailler mais restait sombre. Sa peau bleu foncé, dégoulinante et sans étoiles s’étalait large devant lui, parmi des zones urbaines de plus en plus rares et de vastes plaines vides dont il ne devinait même pas l’étendue. Des bataillons de nuages grouillaient, effaçaient toutes traces de repère et jetaient sans pitié la lueur indistincte de leur malédiction.
Pourtant, entre des halos de lumière que dispensaient au delà des bords de l’autoroute les réverbères, des clochers d’églises entourés de vieilles bâtisses obscures avec des toits violets le surprenaient tout à coup derrière des rangées de peupliers. Tantôt, des châteaux d’eau en béton et crasseux l’effrayaient plus qu’ils ne lui montraient le chemin avec leur tête en forme de soucoupe volante. Ils survolaient des déserts de blé et de maïs où clignotaient, comme les phares à la pointe des ports, à travers les filtres brouillés de la pluie et de la lumière éparse, les lanternes rouges des tracteurs et des moissonneuses batteuses.
Paul avait largement dépassé l’endroit où il devait se rendre. La nuit que le soleil tentait de chasser à la force des bras striait maintenant le ciel bas de lignes horizontales roses. Des éclairs les brisaient dans un fracas de pierre. Ces instants de clarté éphémère lui faisaient espérer la fin de cette pluie car ses yeux le dévoraient de douleur. Mais les ombres des nuages, des grands arbres et des panneaux illisibles se reflétèrent de plus belle sur le bitume inondé de l’autoroute comme la clameur d’une foule anonyme et insaisissable. Il ne repérait plus que la ligne blanche comme simple indication. Et il insulta la terre entière derrière son pare-brise balayé par un inutile essuie-glace.
Paul aurait bien aimé qu’on le dérange à un autre moment même si ça en valait la peine. Il avait passé une soirée dingue dans une boite branchée où il s’afficha en compagnie de Fatouma IV, une chanteuse de rock qui faisait le tabac du moment. Elle avait sorti un tube, la presse « kiffa » grave sur elle et une grappe de paparazzis ne lui lâcha plus le derrière pour avoir un flash spécial.
Paul avait croisé notre enchanteresse au hasard d’une soirée huppée déglingue où tout le monde se jouait de la flûte entre deux rails de poudre magique. Ensuite, il se mit en tête de réaliser un documentaire sur son ascension. Après plusieurs rendez-vous de travail, il sut l’attirer entre les quatre coins de sa vie triste et de nomade, sans femme et sans enfant. Ils vécurent le début d’une belle opérette. Et la veille fut l’apothéose : la saltimbanque avait décroché son premier disque d’or et le journaleux avait recueilli ses premières émotions.
C’était une récompense particulière qui lui procurait devant ses confrères une satisfaction absolue et sans bavure, plus importante que l’argent dont il n’avait d’ailleurs jamais manqué. Il savait que ses confrères n’hésitaient pas à rire de son prochain documentaire où il dirait qu’elle joue du rock alternatif pour ne pas dire qu’elle faisait de la merde. Mais un canon comme elle lui offrait toujours l’occasion d’une parade à la médiocrité. Ce n’était donc à ses yeux que des jaloux qui bavaient devant ce qu’ils ne toucheraient jamais. N’auraient-ils pas fait de même ? N’auraient-ils pas, eux aussi, donné leur vie en pâture sur les écrans et les tabloïds, fait de leur vie leur propre film ?
Et, dans la pénombre de leur chambre, après tout le tralala mondain de la soirée, au moment de fêter en solo leur union de l’amour et des affaires, il fallut ce coup de fil fatal de Mimoun Guélaille Veste de Paille. Paul avait plusieurs lignes téléphoniques. Il les avait toutes mises en veilleuse, sauf une, celle des plans d’enfer. La boite vocale s’écria :
« Get up on the good foot ! »
Pouvait-on se permettre de ne pas répondre à Veste de Paille, ce petit malin qui fourre toujours son nez là où ça fracasse ? Surtout qu’en ce moment, il était sur l’affaire de la rumeur de Bondy. Tous les jours, on avait des versions différentes et personne n’avait pu trier entre le vrai et le faux. C’était le feuilleton quotidien, tout ce qui pouvait se passer ailleurs de par le monde était perçu à travers l’humeur suscitée par l’épisode du jour. La rumeur avait donc grossi avec ses variantes charriant dans son sillage des commentaires contradictoires, emprunts de délires et d’ignorance : celle de Mimoun serait-elle la bonne ?
En tout cas, il se passerait quelque chose. Pour un journaliste stagiaire, ce petit Mimoun avait déjà su lever habilement quelques bons lièvres. Il connaissait la garenne de la Seine-Sous-Delly comme sa poche, avait su tisser en quelques mois une toile d’araignée d’informateurs qui avaient bien joué jusque là leur rôle de rabatteurs et il savait se lever de bonne heure pour piéger ce difficile gibier très prisé qu’est l’information. Les souvenirs de l’affaire du « pendu de la préfecture », celle du scandale des HLM ou du « sadique de l’école Jules Ferry », sans parler de l’affaire « JR de Barbès » et celle de la mort mystérieuse de Mohamed Travolta, le grand voyant de radio Couscous-Paëlla-Choucroute, affluèrent à sa mémoire.
Paul devait une fière chandelle à cet anonyme qui se trouvait être la simple vedette de son quartier. Pour le féliciter, il le félicita, les mots lui vinrent sans compter, ce qui n’empêcha pas Paul, sur la place publique, d’attribuer à lui seul les mérites de tant d’éclaircissements salutaires.
Il finit par décrocher le combiné :
- « J’espère pour toi que tu as de bonnes raisons de…
- Viens, maintenant, c’est chaud mon frère, c’est chaud ! »