Un homme d’une trentaine d’année entra. C’était Paul. Il plaqua toute son ombre sur le carrelage poisseux et humide, jusqu’aux pieds de la chaise de bar sur laquelle se trémoussait Pierrot en regardant le sol découpé de cette étrange statue. Basile fit claquer sa molaire pour tout commentaire, arrangea sa chemise et se tint droit, prêt à accueillir le premier client de la journée :
« Il est pas du coin c’t’oiseau là, j’vais l’endormir pour qu’y m’laisse quelques plumes. Y doit être toubib ou avocat, un truc comme ça, surtout qu’il porte une mallette qui a l’air d’être aussi intelligente qu’elle est grosse. »
« Quel temps dehors ! » secoua Paul, tout ébouriffé par la pluie, en ôtant son chapeau.
« Bonjour monsieur ! » clama Basile d’un souffle chaud et éthylique qui ventila direct les narines de Paul.
Il posa sa mallette de démonstrateur ambulant, chercha dans sa poche un mouchoir pour se couvrir le nez. Basile roula des moustaches et lui offrit sans attendre une serviette propre et parfumée.
« Merci, je n’en aurai pas besoin, ça ira, c’est gentil. Je voudrais juste un double café et un croissant.
- Ce sera tout ?
- Euh, oui, juste une dernière chose, à propos de…de…
- À propos de quoi ?
- Ah voilà, vous n’avez pas le Parisien ?
- Ah, c’est que je ne l’ai pas encore reçu. P’tit Louis, le marchand de journaux, a aussi p’t-être dû se prendre la sauce de travers. »
Pierrot se fendit de rire et hurla à la criée :
« C’est ma tournée, c’est ma tournée ! »
Paul, amusé, prit place au fond du bar, près d’un radiateur rongé par la rouille. Il se tourna vers la pluie qui cessa de tomber. L’odeur du café lui apporta un peu de réconfort. Il ferma les yeux, lorsque, le nez au dessus de sa tasse, une bouffée de vapeur enveloppa son visage.
« Incroyable, rageait Basile en sourdine devant son fidèle pilier, tu lui proposes une serviette et il préfère le Parisien. Tout ça pour te le rendre tout délavé une fois passé entre ses mains.
- Reluque sa tronche de tantouse, quand y s’est mit à marcher, j’ai eu le mal de mer !
- Toujours à regarder sa montre, je m’demande bien ce qu’il est en train de se raconter.
- Tiens, il ouvre sa mallette. »
Dehors, par delà la grande vitre, le ciel bleu avait enfin chassé les nuages, le soleil jurait d’insolents rayons. Paul sortit de vieux journaux. Basile mata, surpris, Paul qui, cinq minutes avant, lui demanda Le Parisien. L’envie le chatouilla de semer quelques nuages :
« M’ouais, va pas durer c’temps là ! M’est avis qu’y fait trop chaud pour pas qu’y pleuve…trouvez pas, monsieur ? Au fait, z’avez vu les mecs aux informations qu’ont mis la bombe dans la voiture ? »
Paul lança ses yeux par dessus ses lunettes après avoir jeté un œil furtif à sa montre :
« Oui, c’est terrible, terrible. Tiens, puisque vous m’y faites penser, vous n’avez pas un téléphone ? »
Paul gagna la cabine téléphonique qui se trouvait dans les toilettes réservées aux hommes. La tasse fumait seule sur la table ronde en bois de chêne et cerclée de fer blanc miroitant.
« Au fait, se souvint Pierrot, soudain hanté par tant de solitude, quand est-ce que tu m’racontes les dernières nouvelles d’la rumeur ?
- T’as raison, revenons à l’épisode du jour ! »
Au même moment, la porte teinta de nouveau dans l’air renfermé. Basile oublia son pilier et lui envoya un sacré coup de coude dans l’estomac :
« Fichtre, tonnerre de Meaux ! Chouffe un peu la marguerite qui vient s’ouvrir les pétales aux bords du canal de l’Ourcq. M’est avis que j’vais aller à la cueillette ! J’parie une tournée ! »
Une belle fille venait effectivement d’entrer. Elle fit tomber son sac à main d’écailles rouge, se fila un bas en ramassant le sac, se précipita ensuite vers le comptoir et insista, comme affolée, qu’on lui donne un téléphone. Basile roula des yeux.
« Et un crème ! », réclama-t-elle pour devancer l’éternelle réponse « réservé aux consommateurs ».
« Le téléphone ? Evidemment, par ici, dans les toilettes réservées aux femmes » indiqua-t-il avec un empressement calculé mais une sincère dévotion pour cet oiseau qui savait lire ses plus profonds instincts.
« Et un crème, mon vieux Pierrot, un crème ! J’te serre la vis un chouiya si j’te la décroche dans mon falzar !
- One again… Gros falzar… Vas-y Nénesse, mais tape pas la frime à la négresse, tu vas être marron, c’est plus de ton âge !
- Ta gueule, c’est moi le patron ! »