Paul se leva d’un trait. La fureur l’envahit, il balança sa chaise d’un revers de manche et poussa la table devant lui la petite table ronde. Paul se rua vers le téléphone. Le souffle chaud d’un enfant suffit à écrouler un château de cartes. N’est-ce pas cela le hasard du jeu ? Il avait abattu Paul. Mais voilà, le visage du hasard du jeu s’était tout à coup multiplié. Il n’avait plus cette existence qui se fondait dans un moule unique aux reliefs toujours les mêmes et stricts.
Deux questions l’obsédaient : le moule du masque n’était-il pas l’instrument d’un jeu où la révolte ne se jouait pas avec des pics et des baïonnettes, mais avec des crayons de couleurs. Et si les crayons de couleurs ne peignaient que différemment le même modèle, se pouvait-il qu’il existât d’autres moules, d’autres modèles ? Ses amis n’étaient-ils pas des concurrents à sa mesure ? Le feu au cul, il s’enflamma au téléphone.
Basile fixa Pierrot :
« T’as vu l’type ! On aurait dit qu’il perdait son frère !
- Regarde plutôt par terre, il a fait tomber une carte, c’est un journaleux !
- Comment ça, un journaleux ? Oh, mais c’est qu’t’as raison mon Pierrot, c’est bien… et P’tit Louis qui va pas tarder. »
La jeune fille réapparut enfin à son tour. En la voyant, Basile s’empressa de changer le registre de sa tchatche. Il mit les voiles sur ce type qui venait de traverser le Pacifique à la rame. Il se mit à faire l’albatros et des paysages grandioses défilèrent de sa bouche. Elle releva la tête comme pour écouter une conversation imaginaire :
« Tiens, un documentaire animalier ! ».
Elle grilla une tige en s’accoudant avec une nonchalance désabusée. Un boulevard s’ouvrait entre ses seins. Basile y déchiffra un feu vert possible. Son for intérieur vrombissait comme une jaguar au démarrage. Il avait remarqué l’attention que la meufe portait à son flot de paroles, à son charme, croyait-il, dont les effets se manifestaient toujours à retardement chez les femmes. La vicieuse lâcha des bouffées de cigarette comme les indiens qui font des signaux de fumée. Il se tint prêt à la serrer au virage :
« Vous voulez votre café maintenant ? Il est prêt, je vous l’amène !
- Nan, j’en veux pas ! » qu’elle couina en braquant son corps comme pour éviter une gifle.
La fierté de Basile tomba comme un pare choc. Son sang ne fit qu’un tour et il lui fit son constat à l’amiable :
« Tu te prends pour qui ? Des putains de ton genre, j’en ai levées des plus coriaces ! Au doigt et à l’œil qu’elles tenaient le chemin droit ! »
Elle ne répondit pas, écrasa nerveusement sa cigarette dans le cendrier. Elle se tourna de profil, son sourcil zébrait son front d’un grand Z noir, le crayon fin.
Des appels de phares sur le rideau de la porte d’entrée la délivrèrent d’un embarras qu’elle ne pouvait plus supporter longtemps. Soulagée, elle souffla. Elle se leva, réajusta sa jupe rouge, fendue entre ses cuisses, sous laquelle frémissaient ses jambes de statue, ciselées de fleurs en soie noire de Chine. Elle fit une pirouette sur ses talons aiguilles et frappa Basile d’un regard vengeur. Pierrot, le gros vicelard, mit une pièce dans le juke-box. Un pasodoble fit retentir ses chœurs de cuivre. Olé ! Basile bomba le torse comme un Manolete qui ne perd jamais la face. Olé ! Et, avec le cynisme que portent les usuriers sans scrupule, il la rappela à l’ordre :
« Ça fait douze francs, avec le téléphone ! »
Il avait des yeux qui ne riaient pas du tout. Il avait serré les poings. Sans se faire prier, elle lui régla son compte :
« Reste à ta place, peau de vache, tu fais du surplace ! »
Elle se saisit de la tasse de café toute chaude et la lui balança dans les yeux. Olé ! Sur ce, elle prit la fuite. Une BMW l’attendait. Une portière s’ouvrit. Elle monta dans la voiture et claqua la portière.
« Alors, tu l’as trouvé ce putain de Paul ? » demanda Mimoun.
« Tout ce que je peux te dire, c’est de démarrer tout de suite, j’ai eu une embrouille avec le patron ! »
Le bolide s’exécuta aussitôt.
« Pourquoi tu m’as fait poireauter dans ce bar de nazes ? Y’avait même pas ton zigue… Une galère encore !!! Vas-tu enfin m’expliquer ce qui se passe ? T’arrives à l’improviste à la maison, tout trempé, des gnons dans la gueule et v’la qu’on me prend pour une vraie pute !
- Quoi, ces dealers de came, ces assassins ! »
Il pila devant un feu vert. La voiture fit demi tour dans un crissement de pneus. James Brown hurlait dans les enceintes de son auto radio :
« I got you ! Yeah ! And I feel good !… »
La môme s’inquiéta :
« Qu’est-ce que tu fais ? Où vas-tu ?
- Écoute, Tara Lee, j’peux pas tout te raconter maintenant, mais il faut que tu me fasses confiance. On a affaire à des mecs sans scrupules.
- Quels mecs ?
- Ceux qui ont voulu me tuer et qui ont déjà envoyé quelqu’un à l’hôpital ! Je ne sais pas mais il y a quelque chose qui me dit que… T’en fais pas, fais confiance à ton Mimoun, j’ai la baraka de Veste de Paille, le saint ancêtre fondateur de notre famille. Tu sais, il a marché sur l’eau, il a guéri des lépreux…
- Alors vas-y, mais ne me raconte pas des histoires à dormir debout. Tout ce que je sais c’est que la galère se réincarne à chaque fois en toi ! Cela, même un non-bouddhiste est obligé de le croire. »
Mimoun stoppa le véhicule à quelques mètres du bar de façon à ne pas être repéré. Il prit une paire de gants de cuir sur le tableau de bord et, avant de sortir, il embrassa tendrement sa belle Tara Lee :
« Reste dans la caisse et prends le volant. Surtout ne bouge pas, j’vais pas me salir les mains à leur taper dessus. »
Des lunettes noires cachaient ses yeux. Il retroussa les manches de sa chemise. « It’s a man’s man’s man’s world… » Il se saisit d’une barrière métallique qui indiquait une déviation. Il la lança contre la vitrine avec rage. Les lettres de « Au bords de l’Ourcq » s’éparpillèrent sur le bitume. La barrière avait dégagé les tables et les chaises. Elle avait surpris Pierrot qui passait une compresse sur les yeux de Basile. Le héros frappa la porte d’un grand coup de pied. Pierrot se jeta derrière une table renversée. Paul hurlait toujours au téléphone malgré le vacarme et la musique. Basile jura par tous les diables :
« Ah ! Fils de pute ! Tu viens casser la baraque, hein ?! Ça se passera pas comme ça, charogne ! T’es bien né d’une chèvre et d’un chacal ; rien que pour ça j’vais t’faire la peau. »
Basile s’esquiva sous le comptoir et réapparut avec un fusil à canon scié entre les mains. Dans un réflexe de survie, Mimoun se saisit d’un lourd cendrier de verre et, tout en se jetant à terre, lança le projectile vers Basile qui pointait l’arme vers lui. Il arma son chien, reçut le cendrier à la tempe et une explosion creva l’atmosphère.
Paul, qui allait sortir des toilettes, ayant enfin raccroché le fil, se prit en plein le cœur le tir manqué de Basile.
Mimoun était allongé, il n’avait pas vu Paul partir en fumée. Mais, derrière lui, il vit la camionnette de P’tit Louis se garer devant les débris de la vitrine. Les gros bras qui l’avaient déjà poursuivi sortirent, étonnés du carnage qu’ils découvraient. Profitant de la diversion, il cavala de toutes ses forces vers Tara Lee.
« Attrapez le, laissez le pas s’faire la belle, j’le veux vivant ! »
Les gros bras, bons chiens de chasse, se lancèrent à sa poursuite. Mimoun plongea dans la voiture qui démarra en trombe.
Le lendemain matin, avec le gang du Canal de l’Ourcq, Paul fit l’événement à défaut de l’avoir trouvé. Sur tous les plateaux de shows parlés, ses faux amis, affligés, vinrent pleurer sur son triste sort, rappelant qu’il était mort au champ d’honneur, pendant son travail de journaliste, comme Molière sur l’estrade du théâtre. Ils lui rendirent un vibrant hommage en diffusant le tube de sa chanteuse de rock. Quant à Fatouma, elle ne pleura pas en direct. Les faux amis soulignèrent enfin les conditions de travail dangereuses de la profession.
En attendant, Mimoun était toujours journaliste stagiaire. Mais peu importe, puisque lui aimer Tara Lee et elle aimer lui.
Fin