Dans son effort surhumain pour maintenir le cap de sa carriole dans le tracé de la route, Paul retrouva quelques satisfactions en allumant la radio qui diffusait les premiers flashs d’information de la journée.
« Mimoun a bien fait de m’avoir prévenu. » s’encouragea-t-il. Il n’entendit rien de nouveau sur l’affaire de la rumeur de Bondy qui, disait-on, faisait frémir nombre de notables que l’on soupçonnait des pires malversations.
À ce moment-là, ses mains tremblèrent d’excitation sur le volant. Il accéléra même sa vitesse. Un pressentiment le poussait à arriver le plus rapidement possible sur les lieux de l’événement. Ses doigts se pressèrent de plus en plus nerveusement. La voiture vacillait par moment sur la route glissante.
Sa chance tournait enfin à plein régime. Mais elle pouvait céder sous l’effet d’une fuite éventuelle qui pouvait parvenir à l’oreille indiscrète d’un confrère, et du coup lui ravir ce à quoi il rêvait depuis tant d’années.
Sur cette route brouillée qu’il empruntait, il s’imagina un instant que des milliers de concurrents s’envolaient peut-être vers le même but que lui, avec peut-être les mêmes sensations secrètes, mais tous contre lui. Paul se mit alors à doubler chaque voiture qui lui barrait la route.
Avant de quitter son domicile, il avait tout préparé. Dans le cas d’un bon tuyau, l’exclusivité des premières interviews était programmée pour le milieu de la matinée, à la radio, dans une émission d’information dirigée par son grand ami Philippe. Puis, toujours par l’intermédiaire de son grand ami, la télévision accueillerait pour le grand journal de la mi-journée les premières larmes, les premières colères, les premières réactions d’hommes politiques et le ton froid des premières conclusions d’enquête. On pourrait enfin mesurer l’étendue du séisme qui allait frapper l’opinion ainsi que la vraie valeur de celui qui l’avait provoqué par une enquête sans faille et en béton.
Paul se disait que, cette fois aussi, mais dans une affaire bien plus importante, il ne se contenterait pas des dépouilles décomposées des événements que les médias puissants abandonnent chaque jour, une fois désossés, dans l’arène des affrontements publics. Rien ne pouvait plus le tenir éternellement cloué au pilori des infortunes du monde dont il ne voulait plus subir les défaites perpétuelles.
Enfin, il gagnait la raison, d’ailleurs largement adoptée en public à cette époque de la révolution de la rigueur qui suivait l’état de grâce de mai 81, qu’il fallait être « responsable », « gérer » comme un grand garçon qu’il n’était déjà plus, mettre bien sur la même ligne les débits et les crédits. Les rêves étaient à mettre au placard pour mieux ressortir les costards, les temps à nier le rêve comme fondement premier de toute réalisation humaine. Y aurait-il donc une façon de bien rêver pour que cela ne tourne pas au cauchemar ?
Paul ne se posait même pas la question. En ce temps de rigueur orchestrée par le ci-devant trouvère du roi Yves Montand, le doute n’était plus permis, seul comptait le tableau de chasse de la réussite personnalisée, fondue parfois dans un mythe, matérialisé par un lieu saint et célébré par des foules de fidèles en transe. Comme quoi des pratiques, dénoncées comme les plus archaïques qui soient, que l’on se plaît en général à attribuer aux sociétés dites primitives, peuvent revêtir les formes les plus diverses et se laisser voir comme la nouveauté réincarnée.
Paul ne voulait pas admettre que l’expression « être responsable », et responsable high tech par dessus le marché, illuminait toute l’absurdité de son passé qui se révélait insignifiant, triste chemin de croix d’un repenti de fraîche date qui passait de commissaire du peuple à procureur de la vie publique derrière le titre de journaleux estampillé « sa’ab la profession ». L’essentiel ne consistait-il pas à garder pour soi le monopole de l’accusation légitime ? Il lui paraissait légitime que la rédemption lui ouvre les chemins de la gloire et du pouvoir. Mais n’avait-il pas confondu la rédemption et la gloire, le pouvoir et la gloire, l’ascétisme et les excès ?
La nuit se déchirait. Le jour enfin se pointait. La pluie battait maintenant ses dernières larmes sur les charbons ardents de l’horizon, comme le présage d’une journée d’été exceptionnelle. Le temps de la rédemption touchait à sa fin : ses divers anciens ou nouveaux compagnons de route pouvaient donc être des adversaires moralement à sa mesure. Paul le méritait car il savait qu’il ne suffisait pas de faire une enquête pour avoir droit à la parole, qu’on ne faisait pas une omelette sans casser des œufs. Il avait tout donné : en Afrique, au Viet-Nam, en Amériques du Sud et au Proche-Orient. Il était hors de question de s’arrêter en si bon chemin et Paul voulait saisir l’occasion de servir assez rapidement ses propres desseins de réussite. Tout à coup, il ralentit :
« Merde, merde, me-e-r-rde ! » hurla-t-il dans la voiture.
Des feux rouge et vert s’alignaient le long d’une rampe qui surplombait des petits guichets automatiques. Il venait d’atteindre le péage de l’autoroute :
« J’en était sûr, j’me suis planté, j’ai loupé la sortie principale… Mais j’ai encore du temps devant moi, calme, il faut rester calme ! ».
Il fit demi tour, avala de mauvais gré quelques kilomètres supplémentaires, prit la bonne sortie et s’engagea sur un boulevard encore éclairé d’une petite ville de banlieue. Les rues étaient désertes. À un carrefour, il aperçut enfin un café ouvert. Il lut sur la grande vitrine, où pendaient encore des guirlandes de Noël, le nom de l’établissement inscrit en grosses lettres d’un bleu républicain :
« Au bord du canal de l’Ourcq ».