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Pour une écologie politique des lieux de mémoire

Réflexions sur la guerre des statues, des plaques et des noms de rue

par Pierre Tevanian
17 octobre 2021

Les lignes qui suivent reviennent, en ce jour de commémoration du crime d’octobre 1961, sur une question qui ne cesse de revenir dans le débat public, de l’affaire Maurras à l’affaire Pierre Loti, de l’affaire Colbert à l’affaire Napoléon. Elles sont extraites du dernier chapitre du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, intitulé : « Pour en finir avec la raison d’État mémorielle ».

Les politiques de la mémoire, en particulier celles qui se polarisent en positif ou en négatif sur des « lieux de mémoire » (à créer, parce qu’ils manquent, ou à déboulonner, parce qu’ils offensent), peuvent être inscrites dans le champ de la politique de l’habitat, au même titre que le droit à un logement décent et salubre ou que le droit à environnement non pollué. Elles s’inscrivent dans l’ensemble des luttes pour un droit égal de toutes et tous à un espace-temps vivable, habitable, en revendiquant plus précisément un égal accès aux lieux de mémoire consolants, et une égale protection contre les lieux de mémoire outrageants. Par lieux de mémoire consolants, il faut entendre des monuments et des noms de rue ou d’établissements publics qui nous souhaitent la bienvenue là où nous sommes, qui que nous soyons, quels que soient nos sexes, nos races, nos classes ou nos sexualités. À titre d’exemple, la statue de Solitude (figure de la résistance des esclaves de Guadeloupe), inaugurée le 26 septembre 2020, est la première statue de femme noire à Paris, sur près de 700 statues de rue, ce qui fait de notre capitale un lieu qui ne souhaite pas – ou pas vraiment, pas franchement – la bienvenue aux femmes noires.

La lutte contre la violence symbolique ne saurait toutefois se réduire à un travail d’« ouverture à la diversité ». Ce travail, nécessaire bien sûr, n’a de sens que s’il ne se cantonne pas à des figures consensuelles comme celles de Louis de Funès, Lino Ventura ou Haroun Tazieff (premiers noms suggérés par la commission Blanchard, missionnée à l’automne 2020 par le président Macron pour « trouver 300 noms » [1]), s’il assume la nécessité de célébrer aussi des « vies de combat » (pour reprendre le titre du beau livre d’Audrey Célestine, présentant soixante portraits de « femmes noires et libres » [2]), et enfin s’il accompagne une autre transformation de l’espace public, que les dominants sont beaucoup moins enclins à concéder (et que l’actuel président, en particulier, a expressément, catégoriquement, fanatiquement rejetée) : la fameuse « annulation », l’effacement, le déboulonnage des lieux de mémoire insultants – ceux qui, bien au-delà du mépris et du déni d’existence, signifient expressément, frontalement et brutalement à certain·e·s qu’ils ou elles ne sont pas « chez eux ». C’est en résumé une écologie politique des lieux de mémoires qui doit être pensée et pratiquée, qui déboulonne les statues de Colbert comme on arrache des mauvaises herbes ou comme on désamiante des immeubles. Les chantiers sont différents, le but final est le même : rendre habitable, et respirable, le monde humain.

Tout ceci vaut bien entendu pour les lieux de mémoire au sens propre, c’est-à-dire pour des formes de commémoration matérialisées dans l’espace (monuments, plaques, noms de rues ou d’établissements publics), mais aussi pour des modes d’inscription temporels plus que spatiaux : l’organisation du calendrier, avec ses fêtes, ses jours fériés, doit elle aussi manifester plus ostensiblement une prise en compte égalitaire de toutes les mémoires. Il en va du culte des ancêtres comme du culte des dieux : de même qu’une véritable laïcité (si laïcité est bien le nom d’une politique publique égalitaire en matière de liberté de culte) implique une égale facilité à pratiquer sa religion pour toutes les communautés religieuses, et donc des jours réellement fériés pour les principales grandes fêtes juives, arméniennes, orthodoxes, musulmanes, et pas seulement catholiques [3], de même il convient de férier, par exemple, la journée du 24 avril. Ce congé permettrait non seulement aux Arménien·ne·s de se sentir reconnu·e·s, pri·se·s au sérieux, considéré·e·s, et de consacrer leur journée à la commémoration du génocide après avoir consacré celle du 6 janvier à la célébration de Noël, mais elle permettrait aussi au reste de la communauté nationale de s’approprier enfin cette histoire, de la penser et d’en tirer quelque chose. Enfin, puisque le président Macron fait mine de redouter la division et les « séparatismes », il est temps de le redire avec force : c’est l’absence de reconnaissance, et l’absence d’espaces et de temps communs pour la commémoration, qui produit de la séparation – les Juif·ve·s et Tsiganes se retrouvant seul·e·s, chaque année, le 23 janvier, les Arménien·ne·s le 24 avril, les Noir·e·s le 10 mai, les Algérien·ne·s le 8 mai et le 17 octobre, et ainsi de suite.

Notes

[1Voir Julien Duffé, « Emmanuel Macron veut des noms de rues reflétant la diversité », Le Parisien, 13 décembre 2020.

[2Audrey Célestine, Des vies de combat. Femmes, noires et libres, Paris, L’Iconoclaste, 2020. Parmi les figures arméniennes qui de la même manière mériteraient d’être célébrées plus massivement et ostensiblement, on peut citer Missak Manouchian, bien entendu, mais aussi des figures plus méconnues en dehors de la communauté arménienne, comme Zabel Essayan ou Soghomon Tehlirian, le « justicier » qui exécuta en 1921 Talaat Pacha, principal responsable du génocide de 1915.

[3Le calendrier actuel ne fait que tolérer la prise de congés, chez les élèves, les étudiants ou les salariés qui en font la demande.