Enthousiasmé par l’ouvrage Education populaire et féminisme, et avec l’envie de faire connaître ce travail, je suis allé fin 2016 rencontrer 5 des 11 auteures : Alexia M., Annaïg Mesnil, Emilie Viard, Katia Storaï et Tiffanie D. [1]. Attablé près d’une cheminée chez l’une d’entre elles, je leur ai indiqué les directions auxquelles j’avais pensé pour notre rencontre – les agressions sexuelles, l’antiféminisme de « gauche », leur approche de l’éducation populaire politique, etc. – et cela s’est très rapidement transformé en une suite d’interventions riches en détails, mêlant l’ensemble de ces thématiques. Voici le résultat, en deux parties, remanié sur la forme pour plus de lisibilité. La 1ère partie concerne surtout le récit du travail entrepris dans leur réseau d’éducation populaire. La 2ème partie apporte des compléments plus généraux mais non moins importants.
On va commencer avec la présentation du réseau, son activité et ce qui vous a amené à écrire ce livre.
– Alors le réseau La Grenaille au moment du début de l’écriture du livre c’est une chose, et aujourd’hui c’en est une autre. Au moment de l’écriture, ce sont 4 structures qui sont sous forme de Scop – statut coopératif – et qui sont dans une relation de filiation initiale avec Le Pavé (situé à Rennes). Dans la Grenaille il y a un désir partagé de se réapproprier et de réinventer des pratiques d’éducation populaire politique. Les moyens utilisés sont : la formation professionnelle, l’animation et l’accompagnement de collectifs et de syndicats, ou la diffusion de conférences gesticulées [2]. Ça représente entre 15 et 20 salarié-e-s selon les moments.
En 2014, il y a eu auto-dissolution [3] du Pavé et la refondation ensuite de 2 structures issues de cette étape : Le Contrepied et la Trouvaille. Le premier, sous le statut « Scop », a gardé la même activité qu’avant. Et La Trouvaille, comme collectif d’éducation populaire sous la forme associative, a choisi en tant que « labo » d’éducation populaire d’accompagner des groupes et des structures dans des expériences, savoirs et stratégies communes pour l’égalité.
Le Contrepied a choisi de sortir du réseau en 2015. Donc malgré ce changement, il y a toujours aujourd’hui 4 structures : La trouvaille à Rennes, L’engrenage à Tours, L’orage à Grenoble et Vent debout à Toulouse.
– Ce réseau, La Grenaille, a été formalisé en 2012. Au sein de ce réseau les structures se réunissent dans 2 « instances » distinctes. Une d’elles s’appelle Fête à conflits, c’est une instance organisationnelle qui cherche à faire vivre l’autogestion du réseau et à prendre les décisions collectivement. L’autre instance, on l’a appelée Université d’été, c’est plutôt une instance de débat de fond.
Et on peut dire que notre démarche a pris naissance lors d’une Fête à conflits, en juillet 2012, dans les Cévennes, où il y avait un enjeu de structuration du réseau.
– Lors de cette Fête à conflit de l’été 2012, on était hébergé-e-s dans une super baraque, avec un beau terrain pour y poser des tentes. Des hébergements étaient aussi prévus dans les chambres, mais « à l’arrache ». Comme le premier jour il pleuvait, plusieurs d’entre nous n’ont pas trop eu envie de se mettre en tente, et on s’est resserré-e-s dans les chambres. Il y avait quand même de la promiscuité, et aussi du désir de se retrouver, de discuter, et de se coucher tard.
– Dans la 2ème nuit, l’une de nous, Judith, est allée se coucher. En fait, elle partageait avec un des hommes salariés du réseau une sorte de mezzanine avec un seul matelas mais avec 2 couchages différents. Et en dessous au rez-de-chaussée d’autres copains et copines dormaient. Et voilà, durant cette nuit-là, Pierre a agressé sexuellement Judith. Le matin, Judith est partie de la chambre discrètement avant le réveil de tout le monde. Elle a attendu que les copains et les copines se réveillent pour aller voir rapidement l’une de ses collègues et pour lui dire ce qui était arrivé.
Il s’avère que le réseau travaille se rencontre aussi dans d’autres espaces. De sorte que 2 semaines après l’agression, les membres de la Scop où bosse Judith – elle inclue – devaient se réunir avec Pierre et ses collègues, pour fabriquer une conférence gesticulée ensemble. Et il y avait donc une urgence pour Judith de réagir. Elle en a parlé rapidement à encore une autre collègue. Pendant cette Fête à conflits, il y a eu un peu une sorte d’étouffement aussi ; tout le monde faisait comme si de rien n’était, Judith et Pierre inclus : elle continuait d’animer un groupe de discussion avec lui, avec plusieurs heures ensemble le soir pour préparer les débats du lendemain.
Judith ne souhaitait alors pas rendre publique l’agression. Et la seule chose qui a été actée à son initiative, c’est que, accompagnée d’une collègue informée, elle aille parler à Pierre pour qualifier les faits en termes d’« agression sexuelle », lui dire que c’était insupportable et qu’il devait en parler à ses collègues, parce que de toute façon le regroupement prévu pour faire une conférence gesticulée n’aurait pas lieu. Fallait qu’il assume. Ce n’était pas à Judith de s’éclipser.
Ce qui a été fait ?
– Oui Judith accompagnée d’une collègue a pu lui parler pour qualifier les faits l’avant dernier jour de la Fête à conflits, et pour lui demander d’assumer cette situation. Lui, à partir du moment où tout le monde est parti, il a rencontré ses collègues. Mais il a d’abord fui et disparu dans la nature. Ce qui a provoqué l’inquiétude de tout le monde. Ensuite, il est réapparu et a dû émettre quelques justifications sur son absence. Des justifications très euphémisantes !! Pourtant, dès le lendemain matin de l’agression, il avait envoyé des SMS à Judith où il reconnaissait le caractère d’agression sexuelle. Il le reconnaissait et avait une conscience des faits.
Après cette fête à conflit, l’information se diffuse un petit peu auprès de certain-ne-s collègues mais on peut pas dire qu’il y ait de prise en charge institutionnelle à l’échelle du réseau, si ce n’est une tentative dans la structure où Pierre travaille.
– Le 3ème jour de ce même rassemblement, on avait prévu différents groupes de travail dont un notamment sur le « projet politique » du réseau. Et ce ne sont que des femmes qui se sont retrouvées dans ce groupe. De fil en aiguille, on a parlé des conditions de travail, des enjeux ou de nos gosses. Le fait de se retrouver qu’entre femmes nous a autorisé à nous raconter des trucs sur nos conditions matérielles de travail notamment en tant que femme. Ça nous a donné du désir pour un groupe de discussion non-mixte de femmes. Et les ¾ de ces femmes présentes à cette rencontre-là n’étaient pas du tout au courant qu’il y avait eu une agression sexuelle 2 jours avant.
Et comment vous expliquez le fait qu’il n’y avait justement que des femmes dans ce groupe « projet politique » ?
– On va dire qu’il y avait d’autres groupes décisionnels importants qui étaient plus genrés masculin, par exemple « le budget ». Et puis, dans le réseau, il y avait comme des sous-groupes : les universitaires, les gestionnaires, etc.
Ce qui était « marrant » c’est que celles qui se sont retrouvées le 3ème jour dans ce groupe « projet politique » n’étaient pas forcément les filles les plus à l’aise. Il y avait là plutôt celles que certains ont qualifiées de « boulets politiques » [sourires ironiques]. On était quelques « boulets politiques » : on ne parlait pas spécialement marxisme, on n’avait pas de langage assez précis, …
– Enfin bref, à la fin de cette Fête à conflits, au moment du départ le dernier jour, juste avant le ménage, il y a eu un groupe non-mixte un peu improvisé d’une demi-heure et suggéré par les femmes du groupe de travail « projet politique ». Une petite demi-heure, assises sur un muret.
Et là, vraiment, c’est une surprise de voir que cette petite demi-heure ait pu choquer autant les collègues hommes du réseau. Ils ont crié et dénigré cette rencontre informelle : tout d’un coup il fallait coller au programme alors que pour plein d’autres choses on a toujours travaillé en ré-adaptant et en tenant compte de tout ce qui pouvait surgir. Mais bizarrement là…
Et pourtant, c’était une improvisation politique à plusieurs, une dizaine de femmes. Ça a été qualifié de « putsch » ! Avec l’idée derrière que ce n’est « pas démocratique » puisque « vous ne respectez pas le programme ». C’est devenu le fameux « putsch ».
C’est pour moi un événement fondateur. Je me suis dit : « Tiens c’est marrant, ça aurait été un groupe de syndicalistes, d’ouvriers dans une entreprise, ces collègues n’auraient jamais qualifié ce moment-là de putsch. Qu’est-ce qui fait que notre groupe est inadmissible pour eux ? ». Car en plus, c’est ce genre de modes d’organisation qu’on portait collectivement en formation, et qu’il fallait organiser…
– J’étais vraiment sidérée de leur réaction. Mais au-delà, ce qui m’a marquée dans cette petite demi-heure à 10, c’est quand même qu’on est toutes reparties en se disant « Oh ! faut continuer ça ! ». On découvrait la non-mixité politique, au sein du réseau.
– Quand le réseau s’est constitué, les rapports sociaux de sexe n’étaient pas ou peu abordés dans le Pavé. Suite à l’essaimage [4], l’arrivée d’autres collectifs avec des colorations plus fortement féministes a amené ces questions-là, même s’il n’y avait rien de très formel …. Et en amont, il y avait déjà eu des discussions très conflictuelles, autour de postures très viriles de formateurs. La légitimité de la lutte féministe n’était pas reconnue.
– Suite au groupe non-mixte qui avait eu lieu sur le muret, il y a eu une grosse réponse de condamnation et d’agressivité des collègues masculins. J’ai dû passé 12 heures de train à justifier ce choix-là. Il a fallu répondre à tous les collègues du Pavé un à un. Il y a eu une réponse très agressive dans certaines équipes : 10 femmes assises pendant une demi-heure pour parler de leur condition, ça crée un vent de protestation, et y compris de la part d’autres femmes
Quelles ont été les étapes pour en arriver à « travailler » cette agression sexuelle ? Vous parliez de tentatives d’étouffement.
– Oui. Pour la majorité de nos ex-collègues, l’agression sexuelle qui a eu lieu pendant la fête à conflit n’a jamais été un analyseur pour aller vers de la transformation de pratique, avec du droit, comme nous on a pu l’imposer après dans le travail, notamment du bouquin. Les démarches ont été : d’isoler et d’individualiser, voire d’incriminer l’agressée. Et il ne fallait surtout pas relier ce qui s’était passé à tous les rapports de genre.
A L’engrenage, en septembre 2012, on commence à se dire qu’il faut systématiser des temps sur les rapports sociaux de sexe. On considère de plus en plus qu’on ne peut pas envisager la participation ou la démocratie sans en parler. Parallèlement, il y a aussi des échanges de mails du groupe non-mixte concernant l’organisation d’une journée commune pour toutes et tous sur le patriarcat à la prochaine Université d’été. C’est une idée qui avait déjà été émise pendant le fameux moment non-mixte sur le muret. On discute de la proposer et de la faire adopter lors de la Fête à conflit suivante, de janvier 2013. Et ça prendra un certain temps à être validé par des « modalités démocratiques ».
– Pour d’ailleurs être ensuite remis en question individuellement dans les couloirs, avec une certaine agressivité. On s’est fritté la gueule pour faire valider le projet.
Le fait qu’il y ait des relations plus ou moins affectives était aussi un moyen ou une arme pour les hommes afin d’empêcher ou d’éviter la dynamique ?
– Oui, c’est sûr. La camaraderie est un des ressorts pour nous garder dans le giron. C’est l’espace de l’intime, où dès que tu te retrouves seule, c’est ce sentiment-là qui est activé. C’est un ressort, mais il y en a d’autres. Et en décembre 2012, pendant la journée de formation interne au Pavé sur « Construire l’égalité femmes-hommes dans l’éducation populaire » avec Questions d’égalité, on a réalisé (et un de nos collègues gars aussi je pense) que nos collègues étaient sur des positions hyper-sexistes, antiféministes et clairement déclarées. Déjà, on n’a pas eu droit au contenu prévu par la formatrice car un des gars du Pavé a asséné qu’on savait « tout ce qu’il y a à savoir sur les violences faites aux femmes ».
A cette formation, on s’est mangé à peu près toutes les stratégies d’occultation antiféministes : la remise en question systématique des chiffres, des démonstrations « argumentées », la symétrisation, etc. On était 4 hommes et 2 femmes à cette journée complète et on a eu au mieux ¼ d’heure de temps de parole à nous 2.
– C’est dans des moments comme cette formation que le conflit est visible, et on constate une continuité entre toutes les répressions : celles dans le train pendant 12 heures, celles pendant les essaimages effectués seulement par les hommes du Pavé où on en prend plein la gueule, avec une logique d’entreprenariat viriliste : « Faut y aller ! », « Sors-toi les doigts du cul ! » (La formule est pas de moi !) … Mon sentiment c’est que quand même les pratiques patriarcales et virilistes spécifiques au Pavé étaient fondatrices [5] dans cette structure et plus influentes dans le réseau car c’est elle qui a essaimé les autres coopératives. Il y avait d’autres hommes aux pratiques contestables disséminés ailleurs mais ceux-là étaient au moins plus contraints par une façade idéologique proféministe.
Vu que Le Pavé est la structure « père », et qu’elle comprend ceux qui occupent une place de fondateurs, de dirigeants, avec un retentissement certain, on est arrivées à cette Fête à conflits de janvier 2013 avec la peur au ventre. Et proposer cette journée sur le patriarcat pour l’Université d’été suivante et surtout, la mettre à l’arbitrage général, on savait que là, il y avait besoin d’un rapport de force pour réussir à faire passer le truc.
Comment ça s’est passé collectivement alors ?
- Il y a eu cette Fête à conflit en janvier 2013 où Judith et Pierre sont là comme si de rien n’était. Aucune protection n’est organisée pour elle. C’est elle qui « gère » et s’arrange donc pour ne pas dormir sur place. Les choses sont contenues.
La prise en charge des conséquences de l’agression au sein du réseau a été particulièrement féminine mais pas exclusivement.
Dans la structure de l’agresseur comme dans celle de l’agressée, les collègues sont au courant. Les femmes collègues dans la Scop employeuse de l’agresseur ont mis en place des modalités pour essayer de gérer le merdier. L’équipe va tenter une période probatoire, d’observation, qui portera notamment sur sa posture de formateur en lien avec les comportements de domination masculine, plusieurs critères de surveillance vont être élaborés : l’un des critères était qu’il arrête de « sortir » avec des stagiaires – ce qu’il n’a pas fait [6].
– Là, on a vraiment privatisé le problème et substitué la surveillance au droit.
– En fait, il y avait une grande méconnaissance du droit dans le réseau, que ce soit le droit du travail comme le droit pénal …. Pour exemple, un syndicaliste du réseau, quand il a été interpellé par la Scop employeuse de l’agresseur, a quand même dit qu’on ne pouvait pas agir avec « le droit du travail » sur cette agression, que l’unique réponse était que l’agressée porte plainte. Tu vois le gars il s’y connaît...
– Le problème c’est qu’on l’écoutait à l’époque ! C’est quand même un peu dommage.
Ça signifie que les allié-e-s que vous avez pu trouver n’étaient pas spécialement dans le réseau. Vous avez monté ce collectif non-mixte qui a été dynamisant, mais il a fallu que vous alliez chercher à l’extérieur du réseau d’éduc’ pop’ pour faire avancer la lutte, pour faire en sorte que l’agression ne reste pas étouffée ?
– A la suite du groupe non-mixte sur le muret, il y a des démarches individuelles. Il y a aussi la formation au Pavé qui est déjà passée, et à L’engrenage on propose une formation « éducation populaire et féminisme », toujours avec Questions d’égalité. Un certain nombre de femmes s’organisent pour aller effectivement piocher dans des savoirs extérieurs. En tous cas, suite au groupe non-mixte, il y a plein de petites démarches individuelles. Et en gros ça touche la structure du réseau à partir de la Fête à conflits de janvier 2013. Et quand on se retrouve, là quand les filles elles arrivent, trop énervées, on est toutes à se serrer les coudes : on fait du groupe non-mixte informel, clairement. On fait des plans, on se répartit dans les groupes, on s’organise. Et c’est là qu’on a vécu les premiers moments conscients de peur physique : c’est la première fois de ma vie où j’ai tremblé devant un collègue de la structure. On était passé de la camaraderie à la menace. Et les copines des autres structures l’ont bien mesuré. La répression avait fait son effet.
C’était quel type de menace ?
– Il y a eu une sorte de rumeur qui est montée avec des menaces vis-à-vis de celles d’entre nous qui à tour de rôle étaient les interlocutrices de ce groupe non-mixte. C’est aussi passé par des actes, en tête à tête, extrêmement menaçants sur le plan physique, verbal et non-verbal. Très vite, on nous a reproché de mettre en concurrence les rapports sociaux capitaliste et les rapports sociaux de sexes, le prétexte étant qu’on ne pouvait pas consacrer du temps aux questions féministes car on ne l’avait pas fait pour le capitalisme.
Autre stratégie : après qu’on a réussi à faire acter la journée de formation sur le patriarcat pour l’Université d’été suivante, des hommes viennent te voir en tête à tête pour la remettre en question. Tu vois ça divise ou ça essaye de le faire, malgré une décision actée collectivement. C’est d’ailleurs sans doute pour ça que toutes les femmes du réseau n’étaient pas dans notre groupe non-mixte.
J’ai l’impression que le bouquin, ça a été presque un parcours de politisation en termes féministes.
– Je ne sais pas… Souvent on nous envoie ça sur « vous étiez pas féministes avant » et certains de nos collègues hommes les plus sexistes, ou les plus déterminés on va dire, nous mettaient des notes en féminisme. En fait, on était toutes féministes avec des formes d’engagement, de conscience de classe, différentes ; nos témoignages dans le livre le montrent clairement [7]. Par la lutte qu’on a faite, notre féminisme s’est plutôt affûté, il s’est incarné dans une expérience collective d’oppression. On n’était pas dans la théorie de nos formations, on était en train de vivre collectivement en tant que classe de femmes des oppressions qu’on pouvait aussi traiter, sur lesquelles on pouvait agir.
Et ça s’est vu dans l’organisation de cette journée de formation qui arrive en juillet 2013, où 3 d’entre nous prennent en charge sur du temps personnel – non-rémunéré – d’organiser les contenus de cette formation d’une journée pour toutes et tous. Et elles font appel au groupe non mixte femme pour se retrouver la veille de l’Université d’été. Là, celles qui ont préparé l’intervention expliquent ce qu’elles ont prévu pour le lendemain, et elles s’essayent avec nous. On réfléchit ensemble pour qu’elles ne soient pas isolées devant les retours de bâton qu’elles vont prendre. Il y a une organisation : toutes ne sont pas là mais on se prépare à la répression.
Pour moi à ce stade, enfin si on regarde ça un peu de l’extérieur je crois qu’on est encore dans une démarche pédagogique, on n’est pas encore dans une démarche de montée du rapport de force. On se dit encore qu’il y a un « défaut d’instruction ».
– On prépare un exposé plutôt théorique, avec une sorte de compilation de textes qui sont pour nous des références et qui correspondent le plus avec nos pratiques d’éducation populaire. Pendant la préparation de l’exposé, on a vu un lien direct entre les lectures de sociologues féministes sur la question de la classe des femmes [8] et tout le boulot de conscientisation qu’on fait dans l’éducation populaire. Et il y a eu un parallèle méthodologique hyper fort sur comment cette théorie féministe a nourrit une pratique d’éducation populaire qu’on avait déjà – inspirée de Paulo Freire et des enquêtes conscientisantes – confère le livre pour savoir ce que c’est. [rires] Ces sociologues féministes validaient une pratique et une réflexion qu’on appliquait déjà.
En tous les cas, en janvier 2013 on a réussi à faire valider une journée de formation obligatoire pour tou-te-s programmée pour l’Université d’été qui arrive quelques mois plus tard. C’est à ce regroupement là qu’il y a selon moi le premier temps réel de travail politique de fond au sein du réseau. Car jusqu’alors il s’était construit plutôt sur une base commerciale, fonctionnelle et mutualiste basique – alors qu’il a commencé en 2010 !
On prônait partout dans nos pratiques d’éducation populaire un travail sur les trajectoires, le récit de vie, mais en fait jamais on n’avait analysé nos propres trajectoires, comment les points de vue de chacune et chacun ne se valaient pas, et comment tout ça avait des conséquences sur l’organisation autogestionnaire du travail, en termes de répartition des tâches, visibles et invisibles.
Quel a été le point de basculement entre la démarche pédagogique et le rapport de force ? C’est l’accumulation des violences ?
– Qu’il y ait autant de violence pendant la journée sur le patriarcat, autant de répression !
Il faut savoir qu’en 2013, à cette Université d’été, il y avait nos collègues du réseau mais aussi des invité-e-s (conférenciè-re-s gesticulant-e-s, etc.). Ça signifie qu’environ 35-40 personnes sont présentes, dont des gens qu’on ne connaît pas et qui ne sont pas forcément dans des pratiques d’éducation populaire.
Et après la « journée patriarcat », il y a 3 jours d’atelier sur 3 thématiques différentes aux choix : patriarcat, mouvement social et échange de pratiques.
– On avait organisé le premier jour de la « journée patriarcat » en 2 temps, avec des pauses pour que les gens puissent intégrer. Un premier temps où en petit groupe on avait des textes à lire et à discuter de façon incarnée, puis un 2ème temps où il y avait un exposé plutôt théorique, sur 3 heures avec 3 parties : le patriarcat, les courants féministes et les rapports sociaux (et l’intersectionnalité). On avait sciemment choisi de ne pas travailler sur la façon dont notre réseau était traversé par ces questions-là. Cet aspect devait être abordé dans l’atelier des 3 jours suivants. On avait des craintes sur les retours qu’on allait recevoir. Alors, pour ne pas se faire couper la parole, on avait interdit les questions pendant l’exposé. Et rien qu’à entendre les prises de paroles et les questions qui ont suivi la première journée, et l’étiquette de « pouvoir occulte » qui a été portée sur les organisatrices, tu te dis que là la pédagogie ne sert à rien.
– Après, je ne dirai pas qu’on est passé complètement du pédagogique au rapport de force. Je pense qu’on a démarré le rapport de force depuis longtemps mais que par contre on a continué comme tous les mouvements sociaux à vouloir faire œuvre de pédagogie, parce que c’est logique de commencer par-là. Mais je pense qu’on avait conscience, d’après les réactions, que ce serait forcément du rapport de force. Le fait de se voir avant, d’anticiper les questions dans la formation, de s’entraîner avant les interventions, de chercher à contenir les violences masculines, c’est déjà l’organisation du rapport de force. La pédagogie et le rapport de force sont tout le temps intriqués. Quand par exemple on se prend « pouvoir occulte » dans la gueule et qu’on anticipe ce truc-là, on est déjà dans une forme de rapport de force, et à l’échelle de tout le groupe. Et c’est bien parce qu’ils perçoivent qu’il y a ce rapport de force qu’ils l’appellent « pouvoir occulte », parce qu’ils ont bien conscience qu’il est en train de se tramer quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas.
– A cette Université d’été, après la « journée patriarcat », tu penses bien que Judith va dans « l’atelier patriarcat » ! A ce stade, l’agression n’est pas du tout collectivisée, elle est encore secrète. D’ailleurs, je pense que Judith comme Pierre ne savent pas qui est au courant de quoi.
L’atelier en mixité a commencé par une enquête conscientisante. Judith y a raconté à un collègue l’agression subie l’année précédente. De cet échange, elle s’est dit que c’était peut-être le moment ou jamais de travailler sa « situation concrète insatisfaisante [9] ». Elle l’a donc proposée à d’autres qui ont trouvé ça pas déconnant. [rires]
Et à partir de là, on a réajusté : plutôt que de partir comme prévu sur plein de situations concrètes insatisfaisantes, on s’est concentrées sur l’agression. On a passé 3 jours à 15, en mixité, à travailler cette situation-là.
Et là du coup, la mixité a été positive ?
– On a utilisé l’entraînement mental [10] pour travailler cette situation, avec la volonté d’en sortir une analyse structurelle : quelles conditions ont été réunies pour favoriser l’agression. On a organisé une prise de parole non-mixte : Judith parlait en première pour expliquer les faits, ensuite les faits ont été amendés par les plus proches témoins femmes, ensuite il y a eu une troisième prise de parole des femmes un peu plus éloignées pour compléter, et enfin les hommes pouvaient parler, mais avec interdiction de reformuler, de synthétiser les propos des femmes précédents. On avait donc prévu des consignes de protection en tenant compte de cette mixité. Ça les a calmés déjà, mais pas tous.
– Il y a eu quand même des moments où il y a eu des tentatives de reformulation. Par exemple, le moment mythique où un homme propose que, pendant la pause collective, il prémâche le travail et fasse une synthèse des problèmes par thèmes. Le groupe a accepté cette proposition. Au retour de la pause, il n’y avait plus le terme agression, tous les trucs sont reformulés avec des euphémisations. Heureusement qu’on était les unes à côté des autres et qu’on a pu échanger des regards ; et, on a fait « Stop ! ». Il y a eu plein de choses de cet ordre-là.
– La première question posée par un homme a été « Est-ce qu’il avait bu ? » ou « Est-ce qu’il avait pris de la drogue ? »
– La mixité de l’atelier n’était pas simple du tout. Et en plus, il y avait les autres qui existaient : le merdier qu’on remuait éclaboussait tout le groupe, 20 personnes en plus, dont l’agresseur. Il y a eu alors toute une série de réactions de victimisation par certains hommes qui considéraient être privés des débats et des conséquences ; ils déploraient aussi que les femmes ne soient pas disponibles pour faire le travail de transmission ; les hommes de l’atelier patriarcat, eux, n’ont pas reçu ces reproches.
Judith pour éviter que la version des faits ne soit transformée et ne grossisse en dehors du groupe qui traitait la situation, a fait des séances de mise au point, par groupe de 4-5 personnes. Et là, il y a eu un festival de réactions déplacées : « comment c’est possible ! », « on va lui péter la gueule ! », etc. Certains hommes qui recevaient l’information se sentaient dans une situation de malaise profond, voire en crise.
– Finalement, ces réactions font ressortir le fait que notre réseau s’était construit (autour du Pavé) avec l’idée qu’il n’y avait pas de rapport de domination en son sein. Le réseau s’est toujours pensé en dehors du capitalisme, en dehors du sexisme… Et pourtant, on s’en est pris plein la gueule.
Vous vous êtes penchées sur ce qui a favorisé l’agression. Rapidement, quels sont les éléments que vous avez identifiés ?
– Il y a tout un fond : l’esprit « famille », « couple libre », « à l’arrache », le côté « on est des libertaires, des gauchistes, on n’a pas besoin de confort, on peut dormir ensemble », ou encore l’entreprenariat viril dont on parlait, qui empêche qu’on parle des rapports sociaux de sexe. Il y a aussi la carence de connaissances en droit, doublée d’une certaine critique de l’idée de Justice…
… bourgeoise.
– Ouais c’est ça. Et aussi la critique de la « Justice d’état » et de la notion de sanction. C’est une question qui a aussi fait conflit au sein de notre groupe non-mixte. C’était comme si notre réseau ne voulait pas interdire, sans même se demander au bénéfice de qui. Dans notre modèle d’autogestion, tout devait pouvoir se résoudre par la discussion, et là typiquement, on avait une situation qui ne pouvait pas se résoudre par elle.
Et puis une autre difficulté, c’est que les activités s’enchaînaient, on avait peu de temps pour parler politique, analyser et se former ; il y avait des salaires à faire rentrer. Et dans la Scop employeuse de Pierre, si lui était très vite licencié pour faute, c’était presque un monde qui s’effondrait pour les autres salarié-e-s. Comme il n’y avait pas de vision et de solidarité collectives dans le réseau dans la prise en charge, tu fais revenir les mêmes réflexes de dépolitisation du problème. C’est comme quand le vent souffle, tu tiens ta baraque comme tu peux.
– Il y avait des formes de sexisme très fortes dans les pratiques, avec une organisation sexiste sur la répartition des mandats, sur une certaine posture de formateur composée de drague vis à vis des stagiaires. Et il y avait des formes de droit de cuissage. Là-dessus, il y a eu une levée de boucliers quand on a commencé à vouloir interdire les rapports sexuels entre formateurs et stagiaires. On a fait le constat qu’aucune d’entre nous – formatrices – nous n’avions été dans cette situation….
… Le hasard avait encore bien fait les choses.
– [rires] Aucun stagiaire ne nous avait plu ! Et surtout, on n’est pas draguable ! [rires]
– Pour revenir aux propositions de l’atelier mixte de l’Université d’été, on en est arrivé à la phase où on élabore des propositions de transformation. On voulait se donner les moyens, à des niveaux différents : mise en place de nos obligations d’employeur avec une commission d’enquête interne pour aboutir à une sanction, comme le demande le droit en cas d’agression sexuelle.
Et une autre mesure validée : si l’agressée décidait de porter plainte, les structures prendront en charge économiquement les besoins de déplacement ou que sais-je.
– Il y a eu aussi la systématisation de temps non-mixte et la possibilité pour les femmes, pendant les regroupements ou les formations, de se retrouver dans des chambres non-mixtes si elles le désiraient. Donc des conditions matérielles de travail correctes, qui ont mis du temps à être validées. En plus de la commission d’enquête, on rentrait vraiment dans du « détail matériel ».
– Ce n’est pas du détail, je peux te le dire ; c’est de la protection sociale [Oui, mais c’est sur différents niveaux]. Etre sure d’avoir une chambre où tu ne vas pas subir les attaques sexuelles de tes collègues, ne plus être obligée de se retrouver dans des couchages mixtes, ne pas être confrontée à des invites sexuelles répétées comme c’est arrivé à plusieurs femmes du réseau ; c’est vraiment de la protection sociale. C’est du droit qu’on a créé. [Oui]
– Si je me trompe, la commission d’enquête était la seule chose que le groupe – les 15 qui avaient travaillé sur l’atelier patriarcat – n’a pas mis en négociation. C’était quelque chose qu’on allait mettre en place immédiatement, dès la rentrée. Il y avait ça, et aussi la rédaction d’une « brochure » de… quelques pages [rires] qui a débouché sur le livre Education populaire et féminisme.
Et c’était bien gentil d’avoir fait une liste de résolutions, mais après il a fallu tout mettre en œuvre : commission d’enquête, le livre, etc… Tout ça a modifié l’intérieur des structures et ce qui allait advenir par la suite.