L’Appel dit :
« Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans s’y réduire, la politique coloniale. (...) La figure de l’« indigène » continue à hanter l’action politique, administrative et judiciaire ; elle innerve et s’imbrique à d’autres logiques d’oppression, de discrimination et d’exploitation sociale. (...) La République de l’Egalité est un mythe. »
L’Appel... ? Je veux parler de L’Appel des indigènes de la république, rendu public en janvier 2005 à l’initiative de plusieurs associations et de militants engagés dans les luttes de l’immigration et des quartiers [1]. A sa manière, Dominique de Villepin n’a rien dit d’autre en décrétant l’état d’urgence pour briser la révolte des cités populaires. Cette loi d’exception est, en effet, directement puisée dans l’arsenal législatif colonial. Adoptée en 1955 en pleine guerre d’Algérie, elle est à l’origine du couvre-feu instauré à Paris en 1961 qui a débouché sur le massacre de centaines de manifestants algériens. En 1984, Laurent Fabius, alors Premier ministre, l’impose à son tour en Nouvelle-Calédonie pour mater la rébellion kanak. Le 23 février 2005, quelques mois avant le grand fracas des quartiers populaires, le parlement votait massivement - droite et gauche [2] - une loi réaffirmant « le rôle positif de la présence française outre-mer notamment en Afrique du nord ». Il ne s’agit guère de coïncidences. L’instauration de l’état d’urgence couronne une politique profondément enracinée dans l’histoire coloniale.
Je plante rapidement le décor. La scène se déroule dans un quartier « sensible », à forte concentration de populations issues de l’immigration : Clichy-sous-bois. Personnages principaux et « de couleur » : trois adolescents - Muttin, Zyed et Bouna. L’un d’entre eux est sans-papiers. Personnage principal sans couleur : un ministre de l’Intérieur - Nicolas -, candidat à la présidentielle de 2007. Figurants : une brigade de police. Accessoires : matraques et autres objets contondants. Probablement, des menottes. L’action : poursuivis par des policiers, alors qu’ils retournent tranquillement chez eux après un match de football, les trois adolescents se réfugient dans un transformateur EDF. L’un d’entre eux - Muttin - est grièvement brûlé ; les deux autres - Zyed et Bouna - meurent électrocutés. Le ministre de l’Intérieur les présente d’abord comme des délinquants, après avoir parlé de « racailles ». Quelques mois plus tôt, il avait également lancé cette autre provocation : « Il faut nettoyer les quartiers au Kärcher » (...)
Face à l’émeute qui embrase les cités pendant plus de trois semaines, la machine répressive se déploie. Gendarmes et CRS investissent l’espace des quartiers. Plus de quatre mille interpellations, des centaines de jeunes condamnés à des peines de prison ferme et l’expulsion annoncée des étrangers (la « double peine »). Le lexique politique retrouve des accents guerriers. On parle de « reconquête » du territoire, de « pacification » des banlieues. Quelques manifestants menés par un maire UMP entonnent la Marseillaise. Une manière de dire « la patrie est en danger » face aux jeunes issues de l’immigration. La gauche socialiste n’est pas en reste. Assimilant, la révolte à « une guérilla urbaine d’un genre nouveau », Julien Dray et Delphine Batho craignent une « reddition de la République ». [3]
La « racaille » est musulmane, présuppose-t-on. Pour ramener la « paix civile », les imams sont invités à la table de la République laïque. La loi de Dieu est convoquée au secours du code pénal. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, arrive à la rescousse ; l’UOIF [4] accourre une fatwa à la main :
« Il est interdit à tout musulman recherchant la grâce divine de participer à quelque action qui frappe de façon aveugle des biens privés ou publics ou qui peuvent attenter à la vie d’autrui. Contribuer à ces exactions est un acte illicite. » [5]
S’il n’est ni arabe ni musulman, le « casseur » est supposé noir ; et, s’il est noir, c’est que son père est polygame ! La polygamie est directement responsable des « violences urbaines » assurent ministres et députés de droite ; elle ne permet pas d’éduquer les enfants selon les normes de la société « organisée » - comprendre « civilisée » - ; il faut abandonner le laxisme du regroupement familial.
C’est précisément la politique que dénonçait l’Appel des indigènes de la république :
« Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des “quartiers” sont “indigénisée”, reléguées aux marges de la société. Les “banlieues” sont dites “zones de non-droit” que la République est appelée à “reconquérir”. Contrôles au faciès, provocations diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient tandis que les brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République, on accuse nos parents de démission alors que nous savons les sacrifices, les efforts déployés, les souffrances endurées. Les mécanismes coloniaux de la gestion de l’islam sont remis à l’ordre du jour avec la constitution du Conseil français du Culte Musulman sous l’égide du ministère de l’Intérieur. »
Les mêmes raisons qui ont provoqué la révolte des quartiers populaires expliquent l’impact de l’Appel des indigènes auprès de nombreux jeunes issus de l’immigration. En quelques semaines, trois mille signatures, individuelles ou associatives, ont été recueillies, parmi lesquelles quelques élus courageux et des militants « minoritaires » du Parti communiste, de la LCR ou de la CNT (seuls, en tant que parti, les Verts ont soutenu l’Appel). Des collectifs se sont formés en Ile de France et dans différentes villes (Lyon, Marseille, Tours, Lille, Toulouse, Nantes...). Des enseignants ont constitué un « Collectif des profs indigènes ». Le 8 mai 2005, malgré l’hostilité de la plupart des appareils politiques, des syndicats et des médias, plusieurs milliers de personnes ont défilé à Paris de la Place de la République à l’Eglise Saint Bernard. Deux espaces symboliques : la République de l’inégalité, pour point de départ, et le centre d’un combat majeur pour l’égalité, la lutte des sans-papiers, pour débouché. Issus dans leur grande majorité de l’immigration, originaires d’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles et d’ailleurs, jeunes et chibanis, femmes et hommes, associations aussi diverses que l’ATMF, le CMF, la FTCR, la Coordination nationale des sans papiers, les comités de solidarité avec la Palestine ou le Togo, les résidents des foyers Sonacotra et tant d’autres, se sont rassemblés pour protester contre la politique coloniale, post-coloniale et néo-coloniale de la France et, plus largement, contre toutes les formes de domination d’un peuple par un autre (...).
De même que l’état d’urgence policier a été opposé à la révolte des cités, un état d’urgence intellectuel, médiatique et politique a été opposé à l’Appel des indigènes. Avec les mots de la politique, les indigènes sont sortis de leurs réserves. Au double sens du terme. Ils n’ont brûlé aucune voiture ; ils ont incendié l’antiracisme consensuel et paternaliste. Ils ont parlé pour eux-mêmes. Acte impardonnable. Aventurisme irresponsable. Immaturité. Transgression irraisonnée. Mettre la République au banc des accusés suscite stupeur et colère. La gauche nationale-républicaine, la gauche sociale libérale, la gauche de la gauche, trépignent : « Les indigènes divisent ! » hurlent-ils à l’unisson, quand les indigènes se contentent de ramener au jour des clivages refoulés. Les indigènes ne divisent pas ; ils sont la division. Ils sont divisés entre une histoire qui n’est déjà plus la leur et une histoire qui ne veut pas d’eux. Leur existence même divise la France. On dénonce le « nouveau racisme » des Indigènes de la république, leur « antisémitisme », leur « islamo-gauchisme », leur « communautarisme », leur « violence ». Les moins frileux, à gauche, sont affligés par les « excès », les « maladresses », les « amalgames », la « confusion » des notions employées, le caractère « victimaire » de l’Appel. On s’inquiète de son manque de clarté sur la question sociale, le racisme anti-Juif, le sexisme, l’universalisme. Pourquoi ne pas nous avoir « consulté » ? Pourquoi ne pas nous avoir associés ? Pourquoi, en vérité, ne pas nous avoir laisser parler à votre place !? Vous exagérez !« On dit toujours de quelqu’un qu’il exagère quand il décrit une injustice à des gens qui ne veulent pas en entendre parler », écrit Albert Memmi dans sa préface au livre - splendide - de James Baldwin, La Prochaine fois le feu [6]. La prochaine fois le feu...
L’affaire du voile avait déjà révélé les lignes de fracture ; l’Appel récidive. Il met le doigt là où ça fait mal et farfouille dans la plaie en jubilant : la République est coloniale. Il ne se contente pas de regretter les discriminations et le racisme ; il dit : le racisme est dans la République. Il ne lance pas un SOS à la gauche ; il lui révèle ses propres cul-de-sac. Mais, la gauche a mieux à faire : mobiliser en faveur ou contre la constitution européenne, tisser et retisser des passerelles dans la perspective des élections de 2007. Les indigènes, eux, n’ont guère le choix. Ils ne peuvent entrer en politique que par effraction. S’ils parlent, c’est pour dire l’indicible. Ils n’hésitent pas à bousculer les calculs politiciens des uns et des autres ; ils refusent de subordonner leurs propres revendications aux enjeux des « recompositions » électoralistes. Cette conjoncture n’est pas notre conjoncture. Votre « agenda » n’est pas notre « agenda ». Nous aussi avons mieux à faire : inventer une politique de la racaille !
C’est l’objectif du Mouvement des indigènes de la république. Il voudrait, avec d’autres, contribuer à l’émergence d’une expression politique et organisée de la colère des populations issues de l’immigration. Le pari ne sera peut être pas tenu tant les écueils sont nombreux et puissantes les forces de résistance de la société postcoloniale. Une année à peine après la publication de l’Appel, il est bien trop tôt pour faire le moindre pronostic. Le Mouvement des indigènes résistera-t-il à l’épreuve de sa « structuration » ? Saura-t-il faire de sa diversité - et de ses contradictions - une richesse ou se perdra-t-il dans la « gestion » infinie de ses propres conflits ? Parviendra-t-il à préserver sa radicalité initiale ou succombera-t-il aux forces de normalisation du champ politique ? Je ne saurais le dire. Mouvement improbable et indispensable à la fois, il faut pourtant le faire. Cette idée, je vais m’attacher, ici, à la défendre.
Si je parle de l’intérieur du Mouvement des Indigènes de la république [7], je ne prétends nullement me faire le porte-parole de l’ensemble de ses membres. Il s’agit pour moi de contribuer à la controverse indigène tout en réagissant aux critiques qu’a suscité l’Appel, sans chercher cependant à masquer les lacunes et les tensions qui traversent ma propre réflexion. On remarquera aussi que je n’emploie pas le « nous » impersonnel ou de « majesté », ni le « ils » ou « elles » du sociologue (que je ne suis pas - comme Aimé Césaire, « j’ai une spécialité : je suis Nègre » [8]). J’utilise alternativement « je », « nous », « ils », « elles », « vous », « eux », parce que j’écris de l’intérieur et de l’extérieur ; j’écris de l’intérieur même des paradoxes de la politique antiraciste ; j’écris, selon l’expression à la mode, sur la frontière.
Mais, à propos de frontières, je me dois d’ajouter ceci : je suis en France depuis peu. Issu d’un Etat désormais indépendant mais toujours puissamment déterminé par son ancienne métropole en termes économiques, politiques et culturels, j’ai franchi, il y a à peine trois ans, la frontière tuniso-française. Comme on pourra le constater, soit dit en passant, j’ai emporté dans mes bagages mes archaïsmes politiques et mon lexique éculé. Je viens d’un pays où la citoyenneté n’existe pas. A l’instar de l’ensemble de mes compatriotes - cette « poussière d’individus » disait Bourguiba, formé à l’école de la République ! - j’ai toujours été privé de ces droits élémentaires qui en sont constitutifs : la liberté d’expression, la garantie de l’intégrité physique, le droit d’association et d’organisation, le droit de vote. Vulnérables et sans droits sont les Tunisiens, sinon celui de risquer l’enfermement ou de demander, la honte aux tripes, la protection des « Démocraties » contre le dictateur qu’elles... protègent. Si le sort me destinait à demeurer durablement au « pays des droits de l’homme », l’idée d’être privé, encore et toujours, de ces mêmes droits ou d’une partie d’entre eux me fait horreur. Sur cette rive de la Méditerranée, comme sur l’autre, je suis un indigène ; sur cette rive comme sur l’autre, je n’ai pas d’autre choix que de participer au combat contre l’indigénat. D’où, ce livre...