« L’intégration », une mauvaise base pour (re)fonder une politique publique
Le gouvernement souhaite engager, selon ses termes, une « refondation de la politique d’intégration ». Cette ambition se heurte à deux problèmes préalables, ou plutôt elle nécessite de clarifier d’emblée deux points sémantiques à haute répercussion politique :
• Toute « refondation » suppose d’identifier précisément quelles sont les « fondations » préexistantes – s’il en existe. Or, l’histoire des dernières décennies peut faire douter qu’il existe des bases solides et claires sur lesquelles on pourrait simplement s’appuyer. Il existe de fait une pluralité de « référentiels » politiques qui cohabitent sans plus d’organisation et qui sont en concurrence. Par ailleurs, les bases sur lesquelles reposent de fait les politiques et actions publiques de ces dernières décennies posent de trop nombreux problèmes pour que l’on puisse les considérer comme susceptibles de servir de socle légitime et pertinent.
L’enjeu sera donc ici de préciser quelles peuvent être selon nous des bases et une perspective à la fois pertinentes – car adaptées aux enjeux politiques de l’époque – et praticables – car il y a bien une politique et une action publiques à conduire. Et le défi est considérable.
• Parmi les référentiels politiques en présence, celui dit de l’« intégration » est sans conteste l’un de ceux qui dominent depuis plusieurs décennies. Ce terme n’est donc ni neutre ni adapté. Il est chargé d’un poids historique et politique paradoxal, à tel point que de nos jours ce terme incarne le problème lui-même qu’il s’agit d’affronter – nous préciserons cela. Intégration est le nom d’une mésentente, qui commence par ceci : il n’y a en réalité jamais eu en France de politique d’intégration ; mais le mot a cependant été épuisé en servant de faire-valoir à une politique d’assimilation.
Pour ces raisons, ce terme est aujourd’hui impropre à représenter une volonté forte des pouvoirs publics, de renouvellement des cadres de la politique et de l’action publiques concernant la manière d’appréhender la pluralité de la société française et d’agir sur ses lignes de clivage pour développer du « vivre ensemble ». Au-delà d’une simple question de sémantique, ces enjeux sont cruciaux, parce que les mots sont importants et que ces termes ont des effets concrets. Cela constitue de fait le premier niveau de proposition que nous formulerons pour fonder une politique pertinente et praticable.
En effet, la politique publique doit être suffisamment claire et lisible en termes de « référentiel » pour permettre aux divers acteurs de se situer et de se saisir des cadres globaux. Le brouillage de référentiels et le flou des mots est extrêmement préjudiciable à une politique publique pertinente. Il est une habitude, en vogue et dans l’ère du temps, qui consiste à mobiliser ou à convoquer, chacun à sa façon, des termes supposés communs pour légitimer l’action (« république », « nation », « modèle français », etc.). L’un des problèmes de cet usage – qu’il soit stratégique ou fétichiste - est que l’invocation de ces termes ne fabrique pas du commun et ne suffit pas non plus à représenter la communauté. Les processus de clivages sont trop puissamment à l’oeuvre et depuis trop longtemps pour pouvoir être simplement cachés par des mots rassembleurs.
Et peut-être d’ailleurs, ces mots deviennent-ils paradoxalement de moins en moins rassembleurs et de plus en plus le visage même des clivages. Ces formes de brouillage et de masquage des enjeux, qu’ils soient ou non volontaires et conscients, placent les acteurs dans des contradictions douloureuses, et elles contribuent à compliquer un enjeu – celui de « faire société » - alors même qu’il s’agit de favoriser une dynamique productive de commun.
Dans cet enjeu et cette époque, le terme d’« intégration » est porteur d’une charge particulière. Historiquement, ce concept forgé en sociologie est une manière de répondre à une question politiquement cruciale : celle de la manière dont une société tient malgré des antagonismes et des processus de différenciation importants. Mais, repris dans les politiques publiques françaises depuis la fin du 20ème siècle, ce terme a connu une distorsion considérable. En effet, cette notion politique adresse, malgré ses dénégations, un message très explicite d’assimilation : on conditionne l’accès à la citoyenneté à une adaptation préalable des populations, en même temps que l’on vise les défauts supposés de ces populations, vues comme toujours-étrangères et donc sans cesse à « intégrer ».
En pratique, l’injonction d’« intégration » n’a pas de fin et les personnes et les groupes qui en sont la cible font chaque jour l’expérience d’une précarité de leur condition politique : ils ne sont jamais vraiment considérés comme légitimement et normalement français, et ils sont sans arrêt exposés au risque d’être soupçonnées de n’être « pas intégrables », d’« infidélité à la Nation », de « communautarisme », etc.
Ce schéma inquiet et soupçonneux n’est pas nouveau ; l’on sait, historiquement, qu’il resurgit en période de guerre, lorsque le sentiment d’adhésion à la nation est mis à l’épreuve de conflits internationaux, et que l’on convoque les figures tutélaires d’une France éternelle pour inciter à une identification sans condition ni raison. Ces questions, on le sait, se retrouvent de manière concrète par exemple dans les enjeux des curricula scolaires : lorsqu’il s’agit d’apprendre l’histoire et les « valeurs de la République », de nouveaux avatars d’un discours sur « Nos ancêtres les Gaulois » circulent et s’inventent, faisant croire aux enfants que la France a une fondation anhistorique [1]. Tout cela a pour conséquence d’altériser et de mettre à distance tous ceux qui ne pourraient se revendiquer « de souche » - comme le dit le discours raciste.
Même si ce n’est pas nécessairement la volonté de ceux et celles qui la portent, le message assimilationniste que recèle la politique d’« intégration » est perçu avec beaucoup d’acuité (et souvent de violence) par celles et ceux qui en sont la cible : les personnes que l’on renvoie sans cesse à être « issues de l’immigration » [2]. Nul doute que ceux et celles qui ne sont pas les cibles de ce discours, mais qui se sentent au contraire du « bon côté » de l’intégration (ceux qui ne se posent pas la question parce qu’ils se sentent « naturellement » français, ou les descendants d’immigrations antérieures qui une fois « naturalisés » français ont oublié le sort alors réservé à leurs ancêtres...), ne voient pas la violence que provoque ce message, ne mesurent pas ses effets (si ce n’est son caractère) pervers. Ils en perçoivent par contre, mais souvent avec un filtre déformant, les nombreux et tragiques effets et conséquences.
Ces effets et faits divers sont alors eux-mêmes construits par la politique publique, comme s’ils étaient la source du problème (violences, ethnicisation, revendications mémorielles, etc.). Ce ne sont en réalité que les « effets secondaires » d’un traitement particulièrement mal ciblé - si l’on ose cette métaphore médicale. C’est pourquoi une politique publique ayant la haute ambition de (re)fonder son approche - comme nous avons choisi de l’entendre – doit reprendre base, en définissant un cadre de principes autant que possible sans ambiguïtés, et en s’attaquant aux problèmes et aux processus de fond.
Quel est l’enjeu d’une telle politique publique ?
Posons que nous sommes dans un contexte où les identités et appartenances des individus ne sont pas unitaires et homogènes, mais au contraire « socialement », « culturellement », « ethniquement » et linguistiquement plurielles et multiples. En réalité, cela n’est pas le propre de l’époque ; il en a été ainsi de tous temps. Cela n’est pas non plus spécifique aux questions migratoires, car c’est plus généralement le propre des « identités » que d’être irréductiblement multiples, multiréférentielles et adaptatives. L’époque est cependant singulière, parce que la question des identités s’y exprime de façon forte, et elle est devenue plus qu’en d’autres temps peut-être un enjeu politique.
Quel que soit le rapport que l’on a avec cette question, on ne peut oublier que les enjeux de reconnaissance identitaire sont constitutifs des droits humains et des besoins sociaux fondamentaux. Prenant acte de cette situation, l’enjeu est dès lors de rendre possible l’identification à une communauté politique plurielle, c’est-à-dire une communauté concrètement caractérisée par des identités diverses et hétérogènes - que ce soit en raison d’une histoire faite d’immigration, de colonisation, ou tout simplement et plus généralement de la pluralité des identités sociales et politiques et des croyances morales qui traversent la société – mais néanmoins capable de s’identifier positivement à un « Nous ». Ce que nous nommerons un Nous inclusif et solidaire.
L’enjeu politique est donc double :
• Une question majeure est de favoriser un sentiment d’appartenance commun suffisant pour qu’existent : une mutualité des demandes et des obligations ; un souci partagé des autres membres de la communauté ; ainsi qu’une loyauté à la communauté et un engagement pour son maintien et son bien-être. Il n’existe pas de communauté sans sentiment d’appartenance, et c’est d’ailleurs un tel sentiment qui constitue et définit une communauté - ce « pathos », ainsi que le nommait le sociologue Max Weber [3].
• Un second enjeu clé, immédiatement articulé au premier, est de travailler sur les logiques, les processus et les pratiques qui empêchent cette identification positive à une communauté politique. Il est aussi, pour la même raison, de travailler sur les identités alternatives, non pas pour les éliminer ou les réduire et les contenir, comme le veut la perspective assimilationniste, mais pour permettre que se construisent des compromis pratiques. Ce second enjeu nécessite de travailler les frontières sociales, c’est-à-dire tout à la fois les divisions et les hiérarchies : inégalités sociales, processus de ségrégation et de discrimination, etc.
Travailler le sentiment d’appartenance : un Nous inclusif et solidaire
Comment susciter et cultiver un sentiment commun d’appartenance, en contexte pluriel ? Clairement, celui-ci ne peut pas reposer sur la religion ou « l’origine ethnique », du fait précisément que les religions et origines sont diverses. Mais, note le philosophe Bikhu Parekh, « une culture nationale partagée (…) amène à des difficultés semblables ». La situation française est éclairante, sur ce plan, et c’est bien le défi contemporain que de réaménager les fondations jusque-là entendues dans un sens étatico-national assez étroit.
Une référence morale est globalement nécessaire, mais avec ce problème qu’« une vue partagée de la bonne vie ne peut pas être la base d’un sentiment commun d’appartenance non plus, pour la bonne raison qu’il n’y a aucun moyen rationnel de résoudre les profonds désaccords moraux qui caractérisent toutes les sociétés modernes » [4]. Autrement dit, on ne peut fonder de façon ultime ce sentiment d’appartenance ni sur une approche ethnico-religieuse, ni sur une approche strictement nationale, ni sur une approche strictement morale. Toutes trois supposent d’imposer les croyances de certains à tous, au nom d’une présumée antériorité ou supériorité.
Reformuler la question nationale
Or, et c’est une partie importante de notre problème, en France, la réponse a cette question du sentiment d’appartenance a principalement été la tentative de promouvoir une culture nationale. L’école tout particulièrement, en a été un vecteur stratégique. Les rares tentatives de changer d’approche, comme cela a été le cas dans les réflexions sur le rôle de l’école en contexte dit « interculturel », autour du rapport de Jacques Berque (1985) [5], ont été rapidement vouées à l’échec. Elles se sont heurtées à l’hégémonie d’un discours de préséance nationale conduisant à stigmatiser l’immigration, qui a abouti au retour d’une logique nationaliste largement fondée, par implicite, sur une conception ethnique de la nation - ce que l’on peut qualifier de logique ethnonationaliste.
Si, dans l’histoire, la logique nationale a été un moteur du sentiment de communauté, aujourd’hui, dans un contexte où notre société est inévitablement plurielle et multiple, la réponse nationale est non seulement insuffisante, mais pour une part elle nous empêche plus qu’elle ne nous aide à solutionner le problème. En tous les cas, la croyance, très ancrée et fortement défendue, dans le fait que le registre national peut solutionner les défis de l’époque est aujourd’hui clairement un obstacle à la résolution du problème qui est le nôtre. On le voit sur divers plans, de la construction européenne à la définition de l’identité commune. Car, sauf à chercher à « purifier » et hiérarchiser les appartenances - de sinistre mémoire, mais cela se rejoue sous d’autres formes aujourd’hui -, le défi est bien d’inventer et de réaliser une identification collective à une communauté qui s’accepte et se reconnaît comme étant plurielle.
Est-ce à dire qu’il faille enterrer la question de la nation ? Non. Au minimum, il s’agit de la reformuler en profondeur : sur une base « inclusive », comme une « grande nation », propose Thierry Tuot [6]. C’est en tout cas une conception ouverte qu’il s’agit d’activer ou de réactiver. Comme le dit le politologue Dominique Colas, « que la démocratie s’inscrive dans les frontières d’une nation, que l’Etat soit territoire, n’implique pas qu’un lien de sang, reçu ou versé, avec ce sol, qu’une autochtonie, soit une condition d’accès à l’espace de droits et de devoirs mutuels qui la définit » [7].
Une reformulation de l’approche française de la nation est donc tout à fait possible. Et elle rendue en outre tout à fait nécessaire dans la phase de transition qui caractérise notre époque, dans laquelle doit être redéfini, comme le dit Jean Leca, un point d’équilibre entre altérité et civilité [8].
Prendre appui sur quelques principes... à clarifier et à appliquer
Comment faire ? Si des principes de justice sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants ; autrement dit, la question ne se solde pas dans les seules logiques de redistribution et dans le traitement classique de la « question sociale ». Un accord minimal est en outre nécessaire, d’une part « sur la façon dont la communauté devrait être constituée et ses affaires collectives conduites » [9] - c’est l’enjeu de la question démocratique -, et d’autre part sur des valeurs fondamentales. Nous pensons sur ce plan que les grandes références dont nous disposons à ce jour sont pertinentes et suffisantes pour ce faire, à condition de s’entendre sur leur usage. Les droits de l’homme (et de la femme et de la citoyenne) ainsi que les droits de l’enfant, peuvent constituer cette base morale d’accord politique minimal pour reformuler une manière de faire société ici et maintenant.
Ces grands principes de droits humains constituent un postulat fort et qui en outre semble pragmatiquement accepté. Mais encore faut-il se saisir de ces droits non pas seulement comme principes, mais aussi comme normes, afin de les faire progresser en pratique (quid des droits de l’homme au regard du traitement de certains groupes définis par leur « migration » ou leur « itinérance » ? quid des droits de l’enfant à l’école ?)
Par ailleurs, le concept de laïcité est également précieux pour fonder une politique publique, car, en définissant un cadre à la fois strict mais ouvert, il permet d’organiser la coexistence paisible de différences morales dans la société, tout en conservant la coopération sociale. Cela suppose par contre que ce concept ne soit pas instrumentalisé et « falsifié » [10], comme ces « laïcité positive » « restrictive » [11] récemment brandies pour s’opposer aux pratiques qui « nous » gênent ou justifier la prééminence de certaines religions sur d’autres. Se référer de la laïcité, dans le contexte actuel, nécessite donc de nous redire au préalable à quelle condition ce concept peut être un outil pour rendre possible une commune appartenance.
C’est ce qu’a fait le Conseil d’Etat, qui reconnaît la pluralité des acceptions de la laïcité, tout en en circonscrivant les usages possibles : ce terme ne peut « faire l’objet de n’importe quelle interprétation. (…) la laïcité française signifie le refus de l’assujettissement du politique au religieux, ou réciproquement, sans qu’il y ait forcément étanchéité totale de l’un et de l’autre. Elle implique la reconnaissance du pluralisme religieux et la neutralité de l’Etat vis à vis des Eglises » [12]. N’en déplaise à certain.e.s, le sens de la laïcité est de protéger a priori la liberté de croyance et d’autoriser la manifestation publique comme privée de son appartenance religieuse, dans la mesure où cela ne trouble par l’ordre public.
Concernant particulièrement l’éducation, le travail de reformulation fait par exemple par la Ligue de l’enseignement est un support important et conséquent. La Ligue rappelle qu’« historiquement outil privilégié de l’émancipation, la laïcité devient [pour de nouveaux acteurs utilisant opportunément le discours laïcard] instrument de rejet et de ségrégation sociale de certaines catégories de la population, transformées en boucs émissaires pour masquer les difficultés sociales. » Face à ce détournement qui a pour principale cible l’islam, « la seule issue positive est de sortir du "eux" et "nous", de moins parler des musulmans mais de parler plus avec des musulmans et de leur faire la place qui leur est due » [13].
Si donc, ces quelques concepts fondamentaux sont globalement déjà présents formellement dans la situation contemporaine, il s’agit d’une part d’affirmer politiquement et sans ambiguïté le sens à leur donner, et par suite de s’attacher à les rendre présents réellement. C’est-à-dire en faire des outils pratiques capables de nous aider à réguler les situations concrètes et les conflits inévitables du monde social, et non les enfermer dans un statut de fétiche, qui imposerait d’en haut l’interdiction de certains usages au détriment des droits. Seule une laïcité ouverte et réflexive peut avoir la souplesse dont nous avons aujourd’hui besoin. « Il faut courageusement, écrit encore la Ligue, faire l’examen critique des prétentions hégémoniques d’une culture dont l’universalité proclamée cache souvent des tentations uniformisantes et permettre une meilleure appropriation par tous les citoyens des bases historiques, juridiques et philosophiques qui fondent la laïcité française ».
A l’école, cela ne peut se solder dans l’affichage scolaire d’un discours de la « laïcité » qui raisonne comme une norme comportementale. Un travail proprement pédagogique est à faire, pour faire vivre et rendre utilisables ces outils conceptuels en les mettant à l’épreuve de la réalité : les droits humains comme la laïcité n’auront de sens et n’engageront chacun dans leurs usages que s’ils deviennent des principes effectifs, vérifiables en pratique, à travers les expériences sociales que nous en avons.
Cela signifie :
1. De poser et d’assurer partout une égale citoyenneté politique, par laquelle chaque membre de la communauté peut éprouver concrètement et symboliquement qu’il est l’égal des autres, qu’il a les mêmes droits, un traitement comparable, et des opportunités équivalentes ;
2. D’entretenir et transmettre, dans une éducation permanente, et donc pas seulement scolaire, les références fondamentales (droits humains, droits de l’enfant) comme étant moralement obligatoires et ne souffrant pas de compromis ;
3. De vérifier partout que ces valeurs humaines de base « tiennent » et que nous sommes capables de les mobiliser efficacement dans les situations de conflits, autrement dit de les partager en pratique pour mettre au travail et éprouver cette appartenance commune ;
4. D’assurer, pour le reste, la reconnaissance neutre voire bienveillante de l’existence non problématique pour la communauté dans son ensemble de multiples différences morales et d’intérêts : c’est en France le rôle de la laïcité, qui est en outre un outil pratique pertinent pour réguler les situations ;
5. De développer des procédures facilitant l’élaboration de compromis pratiques ou la régulation de conflits, ainsi que développer l’apprentissage et l’entraînement de « compétences sociales et démocratiques » de type coopération, débat, etc. ;
6. De favoriser un climat social pacifié et « familier », pour que chacun puisse « se sentir chez soi dans la communauté, et souhaiter en rester partie prenante », en développant notamment un discours inclusif et qui dédramatise l’altérité, et en encourageant des logiques solidaires.
Travailler sur les frontières de la société : pour une égalité concrète et vérifiable
La possibilité de s’identifier positivement à une communauté politique suppose que les expériences sociales soient suffisamment en adéquation avec les discours de principe de cette communauté. A savoir : l’égalité doit être réelle et vérifiable ; la liberté d’opinion, de religion et de croyance de même... Si tel n’est pas le cas, c’est le rôle majeur de la politique publique que d’y remédier, en rappelant les principes de droit, et en s’attaquant vigoureusement aux logiques qui produisent des inégalités et des frontières : à ces processus d’altérisation et de stigmatisation, de discrimination et de ségrégation, et plus largement aux mécanismes produisant inégalités et hiérarchies. C’est ce que nous avons nommé plus généralement : travailler sur les frontières de la société française.
Ces frontières sont, tout ensemble, extérieures – frontières nationales et, de plus en plus, européennes -, et intérieures. Car on ne peut séparer artificiellement la clôture externe d’un groupe des principes de clivages et de hiérarchies internes ; ce sont généralement les mêmes principes. Comme on le voit pour le racisme ciblant l’immigration, le déplacement progressif des frontières de la France vers l’Europe s’est accompagné de la structuration d’un « racisme européen », comme le dit le philosophe Etienne Balibar. Le nouveau discours politique et les dispositifs juridiques et pratiques conduisant à ce que les Européens ne soient plus en France des « étrangers » ne règle pas le problème du racisme, qui se reformule en triant au sein des Européens – avec le racisme visant les populations dites Roms – en même temps qu’ils se relégitime vis-à-vis des populations vues comme extra-européennes. La recomposition des frontières externes va de pair avec une recomposition des frontières internes ; et pour le dire ainsi : le traitement général de l’immigration va de concert avec le statut accordé aux « immigrés » et à leurs descendants dans le pays « d’accueil ».
Il en découle qu’une politique publique travaillant sur les frontières de la société ne se fonde pas sur l’identification de publics-cibles. Et c’est là un véritable défi, tant les politiques et les administrations sont habituées à transformer des problèmes publics en problèmes des publics. Une politique publique sur ces questions accorde une responsabilité majeure aux institutions et organisations, publiques et privées, de garantir les règles communes et de développer une réflexivité sur leur fonctionnement et leur action, afin qu’elles ne produisent pas l’inverse de ce qu’elles devraient. En conséquence, si les divers membres de la communauté politique doivent bien entendu être incités à se « retrousser les manches », la responsabilité première se joue au niveau des politiques, des institutions et des organisations (de statut juridique public et privé)... Parler de la primauté de responsabilité des organisations instituées ne veut pas dire faire sans (ou contre) les publics. Les citoyens et les publics ont ici un double rôle, crucial : celui d’être un aiguillon impératif pour vérifier que l’égalité et la liberté sont effectives ; celui d’apporter leur expertise sur le fonctionnement réel des politiques, des institutions et des organisations. Ces dernières doivent en conséquence apprendre à travailler avec les publics – et non « sur eux ».
Pour pouvoir produire une communauté dans laquelle chacun se sent suffisamment bien, reconnu et légitime pour s’y identifier « spontanément » - se sentir normalement d’ici et membre du « Nous » - la question clé sur laquelle concentrer l’action publique est : de quelles manières chacun est-il traité par la communauté, par ses institutions, par ses membres.
Autrement dit, il s’agit prioritairement de porter l’attention à la régulation voire à la sanction des expériences et situations de maltraitance, de discrimination, de ségrégation, etc. Ce sont ces situations pratiques qui doivent être à la fois la cible concrète et l’indicateur politique d’un problème de/dans la société. Ce qu’il s’agit ici de travailler, ce n’est pas la production d’un discours de fidélité à la communauté et à ses « valeurs » ou la conformation de groupes et d’individus à des normes sociales dominantes, mais bien les mécanismes et les processus produisant des frontières et des clivages rigides et illégitimes.
Et particulièrement ceux-ci :
• Altérisation, processus sociopolitique par lequel l’on produit des « différences », c’est-à-dire par lesquels on construit des groupes de populations assignées à un statut de fait « toujours-autre », qui justifie en retour de les traiter en tant qu’Autres (« Eux »)
• Ethnicisation, processus sociopolitique par lequel l’on produit de l’identification collective à une « origine » tenue pour primordiale et fondamentale. Ce processus se comprend d’abord comme le résultat d’un rapport social asymétrique et inégalitaire dans lequel un groupe justifie sa domination par une préséance supra- ou infra-historique (une « souche », des « ancêtres Gaulois »...) et définit d’autres groupes comme essentiellement différents de par leurs « origines » supposées autres. Ce processus se comprend ensuite, secondairement, comme une forme de réaction à ce rapport social asymétrique, une contre-identification qui trouve dans le discours sur les « origines » une ressource collective pour s’affirmer – cette affirmation pouvant alors prendre des formes constructives ou destructives.
• Racialisation, terme que nous préférons à celui de « racisme », parce qu’il rompt avec la logique habituelle qui incarne le problème dans des groupes-sources (« les racistes »), et parce qu’il désigne la banalité des pratiques et des processus produisant des identités « raciales » ou des groupes sociaux définis comme « races » (donc, supposés fondés en nature). La racialisation est d’abord un processus à travers lequel un groupe dominant justifie sa domination en définissant d’autres par une nature supposée à part et censée expliquer et justifier leur place subalterne. C’est ensuite, secondairement, une contre-identification possible.
• Discrimination, processus sociopolitique par lequel l’on traite en pratique différemment et inégalement les personnes vues comme membres de groupes moins légitimes ou de moindre qualité sociale et politique (ces groupes-types que le droit nomme en tant que catégories socialement ou cognitivement actives, dont l’usage dans la sélection et le traitement des individus et des groupes est prohibé). Par réduction : actes et pratiques spécifiques qui réalisent dans un contexte donné cette inégalité de traitement.
• Ségrégation, processus sociopolitique par lequel les groupes tenus de fait comme moins légitimes ou supposés de moindre qualité sociale et politique sont cantonnés à des espaces géographiques spécifiques, qui deviennent eux-mêmes les marqueurs d’une indésirabilité sociale.
• Minorisation, processus sociopolitique par lequel l’on construit des groupes hiérarchiquement subalternes assimilés à un statut politiquement, socialement et parfois juridiquement « mineur » – soit des « minorités » au sens non pas statistique mais en termes de rapports de domination. Ces processus reposent sur le fait de dénier aux personnes leurs qualités d’être parlant et pensant, et donc d’égal politique, en les renvoyant à une appartenance à un groupe minoritaire auquel ces personnes finissent par défaut par s’identifier.
Cela suppose :
1. Une politique vigilante quant à l’identification des problèmes publics et quant au maintien du référentiel et du cap global, soit une politique qui veille à ne pas renverser la question dans un problème des publics et qui se donne les moyens d’évaluer et de comprendre ce qu’elle produit ;
2. Une politique qui, en conséquence, se concentre sur la responsabilité majeure des institutions et des micro-collectivités que sont toute entreprise ou toute organisation instituée, d’adapter ses normes et ses pratiques pour veiller et agir sur les mécanismes et logiques qui (re)produisent un ordre social inégalitaire ;
3. Une politique claire quant aux normes minimales à faire respecter, rôle que doit jouer par principe et en fait le droit lorsqu’il interdit la discrimination, le traitement raciste, etc., mais aussi la laïcité en tant qu’elle limite le pouvoir des institutions et garantit la liberté de croyance et d’opinion des individus ;
4. Une politique ambitieuse, pérenne et conséquente, qui dispose des moyens humains, organisationnels et financiers pour pouvoir se déployer systématiquement ;
5. Une politique qui s’inscrit pragmatiquement dans le réel tel qu’il est et dans la société telle qu’elle fonctionne, donc qui cherche à s’ancrer dans toutes les organisations et institutions, dans tous les dispositifs et les actes ;
6. Une politique qui sait regarder « là où ça fait mal », et donc qui a le courage d’affronter les problèmes réels et concrets qui empêchent les mobilités sociales, en tenant les problèmes, les difficultés et les conflits inévitables comme des opportunités pour penser ensemble et pour renouer les fils d’une commune appartenance à un « Nous » inclusif.